Il y a 50 ans nous quittait Boby Lapointe, le chanteur sous-titr

Un jour bien triste, ce 29 juin 1972, car le natif de Pézenas, vaincu par un cancer du pancréas à l’âge de 50 ans, emportait avec lui la promesse de calembours inédits et de délectables contrepèteries dont il excellait à émailler ses chansons à nulle autre pareilles pour notre plus grand plaisir. Un demi-siècle plus tard, nombreux sont ceux qui se souviennent avec nostalgie de la savoureuse truculence de cet artiste inclassable…

C’est un fait : le jeune Robert Lapointe – auquel un professeur de collège reconnaît des qualités d’écriture, mais des « idées loufoques » – aime à plaisanter et à imaginer des canulars de nature à égayer sa ville natale. Malgré ce penchant, rien ne prédispose ce passionné de mathématiques et d’aviation à se lancer un jour dans une carrière d’amuseur public. Eu égard à ses qualités intellectuelles, le jeune homme semble même promis à une carrière d’ingénieur aéronautique. Et de fait, en 1941, il prépare son entrée à Supaéro.

Hélas ! pour lui, après avoir, l’année suivante, goûté à son corps défendant aux Chantiers de Jeunesse, il est envoyé au STO. Il réussit à s’en échapper en usant, entre autres pseudos, de celui de… Robert Foulcan ! Le pragmatisme obligeant, c’est en exerçant des métiers éclectiques – dont scaphandrier et vendeur de layette ne sont pas les moins surprenants –, que Boby Lapointe gagne ensuite sa vie, bien loin des savants algorithmes et des assiettes de vol (rien à voir avec les assiettes de vol-au-vent).

Ce n’est véritablement qu’en 1951, alors qu’il est âgé de 29 ans et marié depuis 5 ans, que le Piscénois – eh oui, ainsi nomme-t-on les habitants de Pézenas, les pauvres ! – se lance dans l’écriture en publiant à compte d’auteur Les douze chants d’un imbécile heureux. Un modeste recueil dont plusieurs textes deviendront par la suite des chansons emblématiques de l’œuvre de cet artiste ô combien atypique. Parmi eux, Ta Katie t’a quitté et le Le poisson Fa.

Ces premiers jalons biographiques posés, inutile dans ces colonnes d’aller plus loin dans le récit du parcours de Boby Lapointe. Et cela pour une évidente raison : il existe une remarquable biographie (lien) à laquelle j’invite chacun à se référer ; signée Sam Olivier en 2004, elle retrace pas à pas la vie et la carrière du défunt en fourmillant de détails insolites, dont certains ont été rédigés par le mieux informé : Boby Lapointe en personne (du temps où il vivait encore, forcément).

Les chansons de Boby Lapointe ne se racontent pas : elles s’écoutent et se dégustent, au prix parfois d’une analyse exigeante pour en comprendre le sens ou en goûter le sel. Car ce chanteur barbu et solidement charpenté, aux allures de camionneur sidéré ou de ferrailleur frustre – à l’image des deux rôles que lui a donnés Claude Sautet au cinéma* – a, très tôt, pris le parti de jongler avec les mots, de tirer la quintessence de leur sonorité, d’en travestir le sens pour notre plus grand plaisir.

Il voulait jouer de l’hélicon

Non seulement notre plaisir, mais aussi celui de quelques éminents amoureux de la langue française, au premier rang desquels l’iconoclaste Pierre Perret et surtout le grand Georges Brassens avec qui Boby Lapointe s’était lié d’une amitié sincère, très largement basée, non sur une complicité héraultaise induite par la proximité de Sète et de Pézenas – 30 km à vol de gabian –, mais sur l’immense respect que chacun ressentait pour la poésie et la créativité de l’autre.

Georges Brassens et Bobby Lapointe JPEG

Or, sur le plan de la créativité, il se posait là, Boby Lapointe. Sous son air faussement bourru et des mélodies semblant la plupart du temps destinées à des rythmes de fanfare, ce sont des petits bijoux d’écriture qu’il nous a donné à entendre. Émaillés de calembours, de contrepèteries, d’allitérations, d’épanadiploses et de chiasmes, les textes – même lorsqu’ils semblent destinés aux enfants, à l’image de La maman des poissons – peuvent être écoutés de deux manières : distraite ou attentive, cette dernière révélant son lot de surprises.

Encore faut-il avoir l’oreille exercée pour parvenir à comprendre ce que chante Boby Lapointe, ce qui n’est pas toujours aisé. C’est d’ailleurs ce qu’ont pensé en 1960 les producteurs du film Tirez sur le pianiste de François Truffaut : soucieux du confort des spectateurs, ils ont exigé que soient coupées au montage les deux chansons qu’il y interprète (Framboise et Marcelle). Pas question pour le cinéaste qui a choisi une autre solution, et c’est ainsi que Boby Lapointe est devenu le seul Français sous-titré dans un film en langue française comme le montre cet extrait : Avanie et Framboise.

À noter pour finir un fait peu connu du grand public : en mars 1968, le dénommé Robert Lapointe a déposé un brevet inattendu pour un chansonnier dans son genre, si éloigné de toute expression académique : une méthode originale de représentation graphique et phonétique des chiffres hexadécimaux  ! Une invention qu’avec humour, mais néanmoins rigueur scientifique, notre matheux chantant a dénommée « système Bibi  » (ou Bibi-binaire), en démontrant ainsi que, même dans le domaine des mathématiques, une discipline dont le sérieux n’échappe à personne, Boby Lapointe a su exprimer son goût pour la galéjade.

Nul doute à cet égard que, là où il est – peut-être en compagnie de son ami « l’éternel estivant qui fait du pédalo sur la vague en rêvant**  » –, notre talentueux artiste travaille, non seulement à maîtriser enfin l’hélicon dont sa sépulture piscénoise nous dit qu’il a toujours voulu jouer, mais aussi à produire, dans l’optique d’une possible réincarnation, quelques facéties scientifiques. Par exemple introduire des contrepèteries dans les équations complexes.

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Boby Lapointe a été le conducteur de la bétaillère fatale du film Les choses de la vie (1970) et un marginal, fondeur de métal, dans Max et les ferrailleurs (1971).

** Extrait de La supplique pour être enterré sur une plage de Sète de Georges Brassens.

Autres titres de Boby Lapointe (outre les chansons mises en lien dans l’article) :

Aragon et Castille

Aubade à Lydie en do

Bobo Léon

Comprend qui peut

La peinture à l’huile

Le tube de toilette

L’hélicon

Madame Mado m’a dit

Marcelle

Méli-mélodie

Mon père et ses verres

Saucisson de cheval

Autres articles consacrés à la chanson :

Les corons : un superbe hommage de Pierre Bachelet aux « gueules noires » (juin 2022)

Un groupe breton champion du monde de blues (mai 2022)

Quand Paco Ibañez chantait Georges Brassens (octobre 2021)

Il y a 50 ans : « And The Band Played Waltzing Matilda » (avril 2021)

« Trashman shoes » : un déchirant cri d’amour (mai 2020)

« Donna Donna » : Joan Baez, le veau et l’hirondelle (novembre 2019)

Il y a 20 ans décédait Amalia Rodrigues, la « Reine du fado » (octobre 2019)

« Kiko and the Lavender Moon » (septembre 2019)

Le jardin des Plantes aquatiques (novembre 2018)

Lady d’Arbanville, la belle endormie (juillet 2018)

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1966 : un goût de sucettes (novembre 2016)

« Sixteen tons » : 70 ans déjà ! (août 2016)

Ils ont changé sa chanson (mai 2016)

Mary Bolduc, ou la vie quotidienne turlutée (février 2016)

Il y a 40 ans : « A vava inouva » (janvier 2016)

Loreena McKennitt la flamboyante (avril 2014)

Raoul de Godewarsvelde, canteux et capenoule (mars 2014)

Chanson française 1930-1939, ou l’insouciance aveugle (septembre 2013)

Chanson française : de la Grande guerre aux Années folles (novembre 2012)

La chanson française à la Belle Époque (juin 2012)

Musique : balade africaine (janvier 2012)

Véronique Autret vs Carla Bruni (décembre 2011)

Des roses blanches pour Berthe Sylva (mai 2011)

Splendeur et déchéance : Fréhel, 60 ans déjà ! (février 2011)

Amazing Grace : plus qu’un chant ou une mélodie, un hymne ! (septembre 2011)

 

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L’A-Muse Boby Lapointe Pzenas

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Il y a 50 ans nous quittait Boby Lapointe, le chanteur sous-titr

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