Nos rêves à propos de l’Ukraine ne parlent que de nous-mêmes

Le cauchemar m’a réveillée à l’aube, quelques jours à peine après que le dictateur Poutine a décidé d’envahir sa voisine l’Ukraine, et que les images des bombardements déferlaient sur nos smartphones. Allons bon, me suis-je dit, je flippe, normal, je compatis, je suis touchée et empathique. Mais pourquoi diable, malgré l’horreur d’images similaires, n’ai-je pas rêvé de la guerre en Syrie, ou au Yémen? Et étais-je la seule à avoir fait, aussi vite, des cauchemars sur cette guerre? Plusieurs personnes ont accepté de me raconter leurs cauchemars, tous rapidement apparus dans les huit jours ayant suivi le début de la guerre.

Damien et Nadia

Damien, 27 ans: «J’étais probablement dans mon appartement et j’ai commencé à entendre des bombardements assez proches. Je n’étais pas très étonné, mais je savais que ça allait bientôt tomber sur mon immeuble, et je cherchais comment et où m’abriter… J’étais effrayé parce que je ne pouvais pas me réfugier au sous-sol, je n’ai pas la clef. Je crois que je suis parti me cacher sous mon lit en espérant qu’il ne s’effondre pas sur moi. Ensuite je ne sais plus.»

Nadia, 43 ans: «J’étais chez moi et je savais que la guerre allait arriver, je vis dans une ville frontalière près d’une autoroute donc il me semblait évident que les forces armées allaient passer par ici… Je savais qu’il fallait se préparer, que mes proches comptaient sur moi pour l’organisation, mais je ne savais pas par quoi commencer. Aménager la cave en squat vivable à long terme? Je pensais aussi au matériel: couvertures de survie, médicaments, nourriture sans cuisson, qui reste équilibrée et pas trop dégueulasse… Y descendre des livres? Je n’avais aucune idée de ce qui serait adapté à cette situation. J’avais aussi peur d’oublier des choses, de ne pas prévoir ce dont j’aurais besoin. Je me demandais aussi comment, dans des conditions extrêmes, on allait préserver notre santé mentale. Et comment j’obtiendrais les médicaments de ma fille. J’étais perdue entre la nécessité impérieuse d’agir vite et bien et un sentiment d’incompétence et de responsabilité trop élevée.»

«Les rêves sont un outil formidable pour traiter le quotidien. C’est un matériau, la voie royale vers l’inconscient.»


Marion Outrebon, psychologue et psychanalyste

Au réveil, Damien se souvient avoir été «un peu secoué» par son cauchemar, mais aussi un peu soulagé que ce ne soit pas réellement arrivé. «J’étais surtout sacrément dans le mal à l’idée que ça pourrait être une réalité plausible dans un futur proche», frémit le jeune homme. Nadia, elle, s’est réveillée «hyper angoissée», en se disant qu’elle devrait peut-être «préparer» des choses. Depuis ce rêve, elle conserve une angoisse sourde, «une petite voix au fond de moi qui se demande la probabilité qu’on arrive à cette situation».

Ici, chacun a peur que cette guerre devienne réelle en France. Nadia a réellement une fille qui a besoin d’un traitement quotidien sur prescription. Elle se demande aussi à quel point les récits de sa grand-mère, qui a vécu la Seconde Guerre mondiale, en Allemagne puis en Pologne, ont travaillé son inconscient.

Pour Marion Outrebon, psychologue et psychanalyste, il est évident que nos histoires personnelles, notre place actuelle au sein de la famille, du couple et du monde, jouent un rôle dans l’effraction que représente le cauchemar au sein de notre sommeil. Et, que l’on apprécie Freud ou non (ceci est un autre débat), il faut lui reconnaître d’avoir été un des pionniers dans la compréhension et l’analyse de nos rêves.

«Les rêves sont un outil formidable pour traiter le quotidien, explique Marion Outrebon. C’est un matériau, la voie royale vers l’inconscient. Mais ce qui prime, c’est moins le scénario que le récit qu’on en fait. Ce qui est réellement important, c’est le contexte, les liens que le rêveur fait, ce à quoi le rêve nous renvoie.» En d’autres termes, il y a fort à parier que dans la vraie vie, la famille de Nadia compte beaucoup sur elle et que c’est probablement elle qui gère majoritairement les choses pratiques du quotidien.

«La psychanalyse part du principe qu’on est tous traumatisés de quelque chose. On a tous et toutes quelque chose qui ne va pas, la marque d’un traumatisme originel.»


Marion Outrebon, psychologue et psychanalyste

Car le cauchemar, aussi désagréable soit-il, a un rôle à jouer, un message à faire passer, et il n’est pas toujours si évident que l’on veuille s’en débarrasser. Lecteurs parents et adolescents, à ce titre, je vous recommande chaudement l’excellente BD La brigade des cauchemars, dont le deuxième épisode se déroule d’ailleurs… à Tchernobyl.

Bref, voilà pourquoi Freud a théorisé la «compulsion de répétition» et la «pulsion de mort», alors que des soldats continuaient à rêver de la guerre, même après que celle-ci soit finie. «On pourrait penser que que nous avons envie de nous débarrasser de ces pensées négatives, qu’elles n’ont aucun intérêt, on se réveille mal, on souffre… mais elles ont une fonction», insiste la psychologue. Le sujet, malgré lui, s’y accroche donc, comme à un symptôme que l’on aimerait voir disparaître, mais qui ne part pas.

Le cauchemar serait un rêve raté, qui nous laisse sans défense. «Là où le rêve, sans nous réveiller, vient traiter des stimulis quotidiens et représente plutôt l’envie, la réalisation d’un désir, le cauchemar, lui, est une grosse charge d’angoisse, poursuit Marion Outrebon. Une part sombre de notre inconscient, qui vient répéter une scène traumatique.» L’inconscient veut nous montrer tout ce que nous refusons de voir. Et la guerre représente en soi l’horreur absolue.

Mais comment interpréter cela, pour nous qui sommes dans un pays en paix, qui ne vivons pas sur le territoire de cette guerre, qui ne sommes donc pas directement touchés? «La psychanalyse part du principe qu’on est tous traumatisés de quelque chose. On a tous et toutes quelque chose qui ne va pas, la marque d’un traumatisme originel.» Et celui de l’inconscient collectif français est encore fraîchement perturbé par les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et l’angoisse –plus légitime que jamais– d’un autre round à venir.

Marie et Julie

Marie, professeure en classe allophone, raconte un de ses rêves: «Je regardais la scène depuis le toit d’un immeuble, comme un sniper. Je voyais Zelensky avancer seul dans une avenue vide en se rapprochant d’un char. Je crevais de trouille et j’étais persuadée qu’il allait mourir.»

Julie, 38 ans: «J’ai rêvé que nous faisions un échange de maisons avec des habitants de Kiev. La ville était bombardée et l’appartement que nous occupions était détruit. Nous avons essayé de fuir en traversant la ville mais il y avait des soldats russes partout. J’étais avec mes parents, mon compagnon et mon fils de 16 mois. Nous devions éviter les soldats qui allaient nous tirer comme des lapins car ils n’appréciaient pas que la France envoient des armes à l’Ukraine. Je devais trouver du lait pour le bébé et les bombes explosaient de partout. Nous n’avons pas réussi à quitter le pays, le gouvernement français ne nous aidant pas, et nous sommes réfugiés dans un sous-sol, où nous avons dissimulé les entrées. J’avais peur.»

Nos cauchemars sur fond d’immeubles éventrés, d’explosions de bombes et de fuites affolées ne sont donc qu’un subterfuge pour nous ramener à… nous-mêmes.


«J’étais surprise d’avoir rêvé de ça, se souvient Marie. Parce que je n’avais pas conscience d’être aussi préoccupée par la situation… Pendant les vacances, j’avais vraiment essayé de me couper un peu de l’info. Mais la veille de ce rêve, j’avais bossé le sujet pour préparer la rentrée avec mes élèves.» L’enseignante a fait le lien avec la scène de son cauchemar et la célèbre photo de «l’homme au tank» lors de la répression de Tian’anmen. Mais si cela représentait Zelensky seul, avec une Europe qui ne vient pas à son secours, peut-on penser que c’était également elle face à ce char? Elle face à sa solitude?

Quant à Julie, qui pratique réellement l’échange de maisons, elle s’est réveillée «très mal», avec une sensation de malaise à la fois diffuse et tenace. L’élaboration secondaire de son rêve (c’est-à-dire l’explication que nous tentons d’en faire) la ramène à son petit garçon, à son angoisse pour lui. «Je me suis dit que j’avais fait un bébé dans une période difficile pour sa vie future. J’ai peur pour son avenir. J’ai eu peur dans le rêve, et j’ai peur dans la réalité. Je me sens impuissante, à la merci de la volonté de Poutine.» Elle devait par la suite préparer des écrits pour un colloque, activité qui lui est apparue alors comme «futile», en comparaison avec ce qui se passait en Ukraine. «Je m’en veux d’avoir peur, c’est déplacé de ma part: ce n’est pas moi qui suis bombardée, ce sont les Ukrainiens.»

Une culpabilité sincère, que nous sommes beaucoup à ressentir, qu’il nous faut cependant modérer, car le cauchemar ne reste que prétexte «à rejouer nos problématiques intimes, insiste Marion Outrebon. Il traite avant tout de nous, et aussi de notre impuissance névrotique de base. On naît impuissant, et on demeure impuissant au milieu de ce brasier.» Nos cauchemars sur fond d’immeubles éventrés, d’explosions de bombes et de fuites affolées ne sont donc qu’un subterfuge pour nous ramener à… nous-mêmes. Je vous l’avais dit, tout cela n’est guère altruiste.

Léa, Matthieu et Céline

Léa, mère d’un jeune homme de 19 ans, se souvient: «J’ai rêvé que tous les jeunes hommes allaient devoir partir à la guerre et j’ai immédiatement pensé à mon fils.»

Matthieu, 40 ans: «Ma compagne était attablée à la terrasse d’un café avec des gens. Quand j’arrive, elle est sur le départ, mais ne m’a pas vu. Je la rattrape et quand elle se retourne son visage est ensanglanté, bouche, nez, oreille, yeux. D’un sang boueux et rouge sombre. Et elle me dit doucement, dépitée mais pas affolée: “C’est gore, hein?”.»

Céline, 34 ans: «Mon copain et moi étions mobilisés et envoyés comme tous les jeunes combattre en Ukraine. On était en uniforme et le crâne rasé, et on attendait des heures et des heures dans une tranchée couverte de glace sans que rien ne se passe. Je n’avais pas peur mais j’étais résignée et prête à faire face.»

C’est donc aussi là le pouvoir de l’insconscient: nous ramener à notre bassesse, et à notre nombril.


Léa s’est réveillée brutalement, à la pensée que son fils pourrait un jour être mobilisé. «Cela m’a plongée dans des réflexions abyssales sur ces mères qui voient leurs fils mourir… Les mères et leurs enfants, c’est l’une des thématiques les plus poignantes pour moi en temps de guerre.» Matthieu s’est extirpé de son sommeil «avec la sensation que [son] quotidien pouvait rapidement être happé par la guerre et l’effroi de perdre une personne importante». Au moment de ce cauchemar, sa compagne était sur le retour de l’étranger, en train.

Quant à Céline, la tristesse l’a happée dès le réveil, rongée par un avenir incertain. «Je me suis dit que c’était décidément la fin d’un âge d’or et que nous connaîtrions probablement des tragédies pour lesquelles nous n’étions pas préparés.» Partout il est question de nos angoisses de perte, d’abandon, de séparation et bien sûr, de mort. «Car quelle pire séparation que la mort?», questionne la psychanalyste. «La mort, c’est typiquement ce que l’on ne peut élaborer.»

Et cette guerre nous renvoie à cette impossible élaboration. Mais pourquoi cette tragédie, plus qu’une autre, a-t-elle bouleversé notre quotidien et cristallisé à elle seule les angoisses (écologiques, politiques, sociales) qui montaient depuis un bon moment? Pourquoi cet événement, et pas un autre, nous plonge-t-il dans les abysses de notre inconscient? «Parce que l’identification est plus simple, explique Marion Outrebon. Oui, les Ukrainiens sont “comme nous”.» Et le président Volodymyr Zelensky, comme les membres de la population ukrainienne, a bien saisi ce principe identificatoire, avec des montages vidéo puissants de Paris sous les bombes. Imaginez si cela arrive en France, semble-t-il nous dire.

Est-ce à dire que nous sommes plus touchés par un peuple blanc, européen et chrétien? Il semblerait que oui. Sommes-nous toutes et tous racistes pour autant et voulons-nous opérer un tri des personnes réfugiées selon leur couleur de peau ? Non. C’est donc aussi là le pouvoir de l’inconscient: nous ramener à notre bassesse, et à notre nombril.

«Il n’ y a rien d’altruiste dans l’inconscient, résume Marion Outrebon. Mais si vous voulez une note d’optimisme, tant que l’inconscient travaille, au moins, c’est qu’il y a de la vie. Il y a cette vitalité de l’inconscient. Cela me fait penser à cette émission de “LSD” sur France culture, sur la psychanalyse au Liban, et comment même en temps de guerre, sur le divan d’un psy, on parle encore… de ses parents. C’est ça, la puissance de l’inconscient.»

Et celles et ceux qui espèrent bien s’en tirer en me disant «Oui mais moi non je ne suis pas comme ça, je ne fais pas de cauchemars en lien avec l’Ukraine», c’est donc que vous venez de lire cet article, et croyez-moi, votre inconscient va vous travailler. Bonne prochaine nuit donc.

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Nos rêves à propos de l’Ukraine ne parlent que de nous-mêmes

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