Michaël Devaux : Tolkien et la tentation du roi-dieu

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L’histoire du monde est celle d’une « longue défaite » contre le mal, écrit Tolkien. Comment comprenez-vous ce pessimisme ?

Michaël Devaux — Cette idée d’une « longue défaite » contre le mal, dans l’histoire de la Création comme dans l’histoire fictive de la Terre du Milieu, est récurrente chez Tolkien. « Je suis chrétien, et à vrai dire un catholique romain, si bien que je ne mattends pas à ce que l“histoire” soit autre chose quune “longue défaite” » (Lettres, no 194). Dans Le Seigneur des anneaux (II, 7), il fait dire à Galadriel : « Ensemble, durant des siècles du monde, nous avons combattu la longue défaite. » Qu’est-ce à dire ? Défaite contre qui ? « Quant au Mal, que dirons-nous de lui, sinon quil existe ? Cela au moins est certain. Terriblement », écrit-il dans le poème Mythopoeia. Ces aspects pessimistes ont différentes origines. Une source biographique : Tolkien a vécu les horreurs de la guerre, des tranchées. Il a été très marqué par la mort de ses amis du club Tea Club, Barrovian Society (TCBS).

Son œuvre est une manière de sublimer ces douleurs, de substituer des images à l’odeur du sang, à la pestilence de l’eau croupie, à l’horreur du no mans land – qui nourrit notamment la description du Marais des Morts. L’art permet de voir la « tragédie dun malheur inéluctable […] de manière plus poétique », à distance, « à lécart de la pression directe causée par [le] désespoir », comme Tolkien le dit du poète de Beowulf. Mais il faut aussi souligner l’ancrage biblique fondamental : le mal est puissant, l’humanité perd des batailles. Il y a des victoires, des éclaircies, des respirations, bien sûr. Mais ces succès n’offrent que moments de répit. Ainsi, le début du Quatrième Âge, après la défaite de Sauron, inaugure-t-il une période de paix. Mais le calme ne dure qu’un bon siècle. Une « nouvelle ombre » apparaît, pour reprendre le titre d’un roman inachevé de Tolkien. Les hommes – et les Elfes aussi bien – sont incapables de se maintenir au niveau du bien véritable. Leur orgueil, bientôt, ressurgit. « Jamais la force et les bonnes intentions ne dureront » (Le Seigneur des anneaux). La paix ennuie. « Aucune bataille ne serait gagnée définitivement. » Dans son travail sur Beowulf, encore : « Les monstres ne disparaissent pas. » C’est ce qu’éprouvent beaucoup de protagonistes du Seigneur des anneaux : « Contre le Pouvoir qui sest désormais élevé, il ny a pas de victoire. » L’histoire est « cacocatastrophique ». Dans une lettre, il ajoute : « Le pouvoir du Mal dans ce monde nest pas ultimement résistible par les créatures incarnées, si “bonnes” soient-elles. » Pourtant Tolkien maintient une espérance.

 

« Le pouvoir du mal n’est pas ultimement résistible » : c’est exactement ce qui arrive à Frodo ?

Frodo résiste en effet à l’Anneau, au mal qui le ronge, jusqu’au terme de l’aventure. Mais, au bord de la Crevasse du Destin, il cède : il revendique l’Anneau pour lui-même. « Il ne me plaît pas, maintenant, de faire ce pour quoi je suis venu. Je naccomplirai pas cet acte », lance-t-il dans Le Retour du roi. En réalité, il n’a plus le choix : sa volonté est brisée ; il n’est plus libre de décider. Il y a un point de rupture. C’est ce que dit Tolkien dans une lettre où il évoque les derniers mots du Pater Noster : « Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal » – « la prière la plus difficile et la moins considérée ». « Il existe des situations […] anormales dans lesquelles on peut se retrouver. Des situations “sacrificielles”, cest le nom que je leur donnerais : i.e. des cas où le “bien” du monde dépend du comportement dun individu dans des circonstances qui exigent de lui souffrance et endurance bien au-delà de ce qui est normal ; et même, ce qui peut arriver (ou semble arriver en termes humains), exigent une force du corps et de lesprit quil ne possède pas : il est, en un sens, voué à léchec, voué à succomber à la tentation ou à être brisé par la pression qui sexerce contre sa “volonté” : cest-à-dire contre le choix quil pourrait ou voudrait faire sil était non entravé et non sous la contrainte. » De ce point de vue, l’échec de Frodo n’est pas un « échec moral ». « Nous sommes des créatures finies, avec des limitations absolues quant au pouvoir dendurance de notre corps et notre âme. […] On ne peut parler déchec moral, il me semble, que lorsque leffort ou la résistance dun homme sont bien en deçà de ses limites. »

Frodo, lui, a fait tout ce qu’il a pu : il « sétait donné totalement » (Lettres). Et, malgré cela, la quête « était destinée à sachever par un désastre ». Dans une certaine mesure, celui qui met le doigt dans l’engrenage du mal ne peut que s’attendre, à un moment ou un autre, à céder à celui-ci – quelle que soit sa volonté de résister. La vraie résistance serait de ne pas y entrer. La logique est bien connue : une idée passe par la tête, on s’en délecte, puis on y consent, passe à l’acte, cela devient une (mauvaise) habitude, dont on désespère de sortir, on s’y entête finalement, et même jusqu’à l’imprudence, au point que cela soit devenu un caractère que l’on croit propre… C’est un peu la même chose avec les addictions aux écrans, à commencer par le téléphone portable : il y a comme un tourbillon entre usus et abusus. On se fait siphonner. L’attrait devient bientôt attirance, pris dans l’engrenage, on se fait attraper : en fin de compte l’addition de l’addiction est lourde à payer ! Que chacun s’interroge, est-ce bien une question de degré comme on s’en rassure à bon compte, ou bien une question de nature ? On ne peut qu’être sidéré en entendant les alertes (vaines ?) lancées par certains, qu’elles soient scientifiques (Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital) ou littéraires (Alain Damasio, Scarlett et Novak). Il est urgent de les prendre en considération.

 

Pourtant, la quête réussit, au bout du compte…

La quête réussit, en effet, au moment où elle devait échouer, par un renversement imprévu, une « eucatastrophe ». Mais ce renversement n’est possible que parce que Frodo a précédemment épargné Gollum. C’est cette pitié qui a permis d’entrer dans un cycle providentiel : que Frodo s’abstienne du mal qui aurait consisté à tuer Gollum a permis d’obtenir un « crédit » au ciel. Comme, surtout, le fait que Frodo aille au bout de ses forces. « Son humilité […] et ses souffrances ont été récompensées avec justice par les plus grands honneurs ; et son exercice de la patience et de la miséricorde envers Gollum lui a valu la Miséricorde ; son échec a été corrigé » (Lettres) par une grâce inespérée.

“Un traître peut se trahir et faire un bien dont il n’a pas l’intention”, écrit Tolkien

 

Mais ce renversement passe par un acte maléfique : la volonté de Gollum de récupérer l’Anneau !

En effet, cette grâce providentielle passe par la volonté, mauvaise, de Gollum de récupérer l’Anneau. Le mal est réabsorbé dans un dessein providentiel qui le dépasse et l’inclut – de même que, lors de la Grande Musique qui donne naissance à Eä, les discordances de Melkor sont réabsorbées dans un thème plus vaste. Le mal n’est que transitoire. « Un traître peut se trahir et faire un bien dont il na pas lintention. […] La volonté du mal ruine souvent le mal » – et elle sert, in fine, le bien, même si, à notre petite échelle, nous ne le comprenons pas. C’est un thème biblique que l’on trouve notamment dans le livre de Job – à la proximité tolkiénienne forte –, et chez la plupart des grands théologiens. Chez Augustin : « Dans sa sagesse, Dieu a mieux aimé tirer le bien du mal que de ne permettre lexistence daucun mal. […] Dieu, souverainement bon, ne permettrait aucunement que quelque mal sintroduise dans ses œuvres sil nétait assez puissant et bon que du mal même il puisse faire du bien. » Chez Thomas d’Aquin : « De tout ce qui constitue lunivers, il résulte une beauté admirable, et dans cet ensemble, ce quon appelle le mal, bien ordonné et mis à sa place, fait ressortir léclat du bien. » Difficile de dire avec certitude si Tolkien les a lus – il est plus familier des aspects médiévaux du christianisme, par exemple la Règle des recluses – mais c’est classique. Tolkien pense la même chose en ces termes : « Je suis horrifié à la pensée de la somme de détresse humaine qui existe actuellement dans le monde entier […] Si langoisse était visible, pratiquement la totalité de cette planète plongée dans les ténèbres serait enveloppée dans une dense vapeur sombre, cachée à la vue stupéfaite des cieux ! » Et pourtant, « aucun homme ne peut évaluer ce qui est réellement en train de se passer en ce moment sub specie aeternitatis [de toute éternité]. Tout ce que nous savons, […] cest que le Mal travaille avec un pouvoir étendu et avec un succès perpétuel – en vain : car ne faisant toujours que préparer le sol pour quun Bien inattendu y pousse » (Lettres).

Le mal est comme l’ombre à l’intérieur du tableau : de près, je ne vois qu’une tache ; mais si je pouvais changer de point de vue, je verrais que cette tache vient rehausser la magnificence du tout. Le mal est réinscrit dans un cadre plus large. « Le problème du mal nest pas réellement un problème concernant lorigine du mal, mais concernant sa fin ultime », écrira d’ailleurs Tolkien (Parma Eldalamberon, 20).

 

Il n’y a donc aucun manichéisme chez Tolkien ?

Tolkien n’est pas manichéen ! Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il serait relativiste : « Le bien et le mal nont pas changé depuis jadis. » Mais le bien et le mal ne sont pas du tout sur le même plan. Ce ne sont pas deux principes équipotents. Le bien possède une préséance. Le mal est toujours second, dérivé par rapport à un bien originaire. « Rien nest mauvais au commencement », dira Elrond. C’est vrai dans notre monde comme en Terre du Milieu, pour Tolkien : « De nombreux Hommes conçoivent le monde uniquement comme un conflit entre une Lumière et des Ténèbres équipotents. Mais tu diras : non, il sagit de Manwë et Melkor ; Eru est au-dessus deux », et transcende cette lutte, affirme Finrod dans l’Athrabeth Finrod ah Andreth (Morgoths Ring). Melkor, le plus grand diable, a été créé par Eru Ilúvatar, « le premier, père de tout ». Et – c’est tout son drame, toute son impuissance – il ne peut lui-même être créateur. C’est pourquoi, il cherche incessamment le « Feu secret qui donne Vie et Réalité », la « Flamme éternelle », le pouvoir créateur. Mais il est incapable de le trouver ! S’il ne trouvait, il ne pourrait pas l’assimiler. Il ne le reconnaîtrait même pas ! C’est justement la marque de sa finitude : il cherche ce qu’il ne peut trouver et qui le transcende. Rien ne lui est plus étranger. De ce point de vue, le mal se révèle profondément vain, aussi évanescent que les Nazgûl, réduits à une existence fantomatique. « Le mal nest rien », il n’a aucune substance : c’est ce qu’écrivait Boèce dans la Consolation de la philosophie (524), que Tolkien connaissait bien (dans la traduction d’Alfred le Grand). Le mal ne peut que corrompre, déformer, détruire, pervertir, abîmer. C’est encore un thème augustinien : « Le mal nest que la privation du bien, privation dont le dernier terme est le néant. » Il n’y a pas, en ce sens, de « mal absolu » comme le dit Tolkien dans une lettre.

 

De même que Melkor veut s’emparer du Feu secret, il y a toujours, dans le mal, une volonté de transgresser les limites qui nous sont imposées ?

Il y a toujours dans le mal tel que le représente Tolkien une volonté de s’affranchir de la finitude – à la mesure du pouvoir de celui qui manifeste cette hubris. Les hommes sont tentés de désirer l’immortalité des Elfes. Ils vivent souvent leur mortalité comme une privation, une dépossession. Les Elfes, immortels tant que le monde dure, y voient au contraire un « Don » : la possibilité d’une libération, d’une continuation sur un autre plan supérieur. La Mort « met un terme à la vie et exige la reddition de tous » ; mais c’est aussi en raison d’elle que « ce que lon recherche dans nos relations terrestres (lamour, la loyauté, la joie) peut être conservé ou peut revêtir cet aspect de réalité, de survivance éternelle, que le cœur de chaque homme désire » (Lettres). Cet espoir incertain, cependant, vaut bien peu chez la plupart des hommes par rapport à la crainte de tout perdre. Le désir de transgression l’emporte.

 

Y compris chez les êtres angéliques comme Melkor ?

Melkor veut conquérir le pouvoir créateur de Dieu. Il désire se libérer non seulement des « axani », les interdits moraux, mais des « unati », les limites intangibles qui lui sont fixées. La déchéance s’enracine dans ce désir d’accomplir plus que ce qui est naturellement en notre pouvoir. Il y a, chez Tolkien, un lien fondamental entre mal, pouvoir et transgression. Le pouvoir est corrupteur : nous en voulons toujours davantage dès lors que nous y goûtons. Nous sommes toujours tentés de conquérir plus de pouvoir que nous en détenons naturellement, en particulier par le recours à des moyens extérieurs. C’est la tentation même de l’Anneau. Mais cette tentation, même lorsqu’elle est stimulée par des facteurs extérieurs, vient toujours de nous-mêmes. Nous n’y échappons donc jamais complètement. « Le subcréateur souhaite être le seigneur et Dieu de sa création personnelle », il « se rebelle contre les lois du Créateur » ce qui mène au « désir de posséder le Pouvoir ». C’est particulièrement vrai chez les êtres les plus puissants. Melkor est le plus puissant des Valar, son pouvoir est inimaginable, proche de l’infini. Proche, et pourtant radicalement différent. « Qui est comme Dieu ? », proclame l’archange Michel : les anges peuvent parfois être confondus avec Dieu en raison de leur immense pouvoir. Et pourtant, Dieu est infiniment au-dessus d’eux. L’infini n’est jamais atteint, sa limite se dérobe sans cesse, recule encore et encore. Dieu relève du « toujours plus ». Le pouvoir des anges – comme celui de Melkor – n’est pas un infini véritable : il relève de l’indéfini, de l’immense, de ce qui est tellement grand que nous ne pouvons le mesurer et nous y mesurer et qui, pourtant, relève encore du fini. Melkor ne peut que singer, caricaturer la surpuissance absolue de Dieu, tenter de s’équivaloir à l’infini, en pénétrant totalement la création, en occupant tout le terrain. Dans le monde visible, le maximum de pouvoir est la domination de l’intégralité du monde. Melkor s’insinuera ainsi dans l’ensemble de la création, provoquant le « marrissement » [substantif dérivé de l’ancien français « se marrir », s’affliger, choisi pour traduire l’anglais « marring »] d’Arda.

Au-delà de l’action visible et localisée de sa forme individuelle – le Morgoth – il ronge de l’intérieur l’ensemble de l’univers. Sauron, moins puissant, aura le même « désir de pure domination », exercer un « pouvoir temporel absolu sur le monde entier », devenir un « roi-dieu » (Lettres) – « roi des rois et seigneur du monde ». Le mal, sous la forme qui se veut la plus radicale, est une volonté de puissance nihiliste qui cherche la puissance pour elle-même. C’est la tentation soumise au Christ au désert, lorsque Satan promet le pouvoir sur terre s’il accepte de l’adorer. Mais cette domination reste dans l’ordre de l’immanence, et n’atteint jamais la transcendance de Dieu. « Retire-toi, Satan! Car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul. » (Mt 4:10), répond Jésus.

 

Cette volonté de domination totale passe-t-elle d’abord par l’asservissement des autres êtres ?

Certainement. Le pouvoir temporel absolu ne peut être que solitaire. Melkor hait les autres êtres libres pour la raison même que les autres Ainur les aiment. L’existence d’autres êtres libres sonne comme un rappel de ce que l’ange déchu n’est qu’un être parmi d’autres qui, moins puissants que lui, n’en ont pas moins la même dignité ontologique de créature. Le mal s’efforcera de détruire ou d’aliéner ces autres volontés. « Raser le monde réel » ou « contraindre dautres volontés », telle est l’alternative. La volonté de domination du mal, dans sa forme la plus exacerbée, est toujours la volonté de domination de celui qui se rêve en Dieu dominateur des peuples libres, au pluriel, contre la pluralité des êtres. Cette domination singe l’affirmation biblique : « Si je vis, ce nest plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2:20).

Le Mal veut s’emparer des autres volontés, les réduire à des marionnettes sans altérité. C’est ce qui arrive, tout particulièrement, aux Orques. Pensez encore à la Bouche de Sauron, qui n’est plus que la voix de son maître. Le rêve ultime du mal est le rêve d’un pouvoir unique qui contrôle toute chose. Une seule tête qui décide pour tous les autres. C’est, par excellence, ce qu’a tenté de réaliser Melkor : « Il avait dissipé ses pouvoirs natifs dans le contrôle de ses agents et serviteurs, de sorte quil est devenu à la fin, en lui-même et sans leur soutien, une chose affaiblie, consumée par la haine et incapable de se rétablir de létat dans lequel il était tombé. » (The Nature of Middle-Earth).

 

Parfois la volonté de faire le bien conduit à la même tentation d’imposer notre volonté à celle des autres…

Il se joue en effet quelque chose d’analogue dans la volonté paternaliste de faire le bien des autres quoi qu’il en coûte : un désir de « reformer la création» à son image, d’« ordonner toute chose selon son propre jugement ». « Ce mal terrifiant peut jaillir […] d’une source apparemment bonne : le désir de faire le bien, au monde et aux autres. » Gandalf et Galadriel résistent à cette tentation – s’emparer de l’Anneau pour améliorer le monde. Saruman, dans son orgueil, y succombe – sûr qu’il est de sa supériorité. Il est happé par le « désir d’imposer aux autres [ses] propres desseins justes », de « réaliser [sa]  propre volonté par tous les moyens » – avec l’assurance d’être du côté du bien. C’est, certainement, la ruse la plus dangereuse du mal pour Tolkien. Bien peu de monde, au fond, ne veut faire le mal pour le mal. Mais la volonté de faire le bien, de décider à la place des autres de leur avenir, ouvre la voie à la tyrannie. Car, pour Tolkien, aucun d’entre nous ne connaît l’ensemble des tenants et aboutissants, des causes et des effets qui régissent l’histoire du monde. Si je cherche à tout prix à faire le bien que j’aperçois selon ma perspective limitée, j’ai toutes les chances de bientôt faire le mal. La vision globale des événements nous échappe. En termes chrétiens : les voies de Dieu sont impénétrables. C’est un appel à l’humilité : un appel à respecter chaque être libre, à laisser chaque être décider de son sort sans lui imposer ce que nous estimons bon pour lui. Aussi intelligent que soit untel ou tel autre, personne ne peut tout prévoir, tout calculer. Il faut accepter notre finitude, et laisser aux autres leur part d’irréductibilité, d’inconnu, d’incompréhensibilité. Les choses qui m’apparaîtront comme un mal ne le sont pas nécessairement.

 

En Terre du Milieu, le mal est concentré dans certaines figures, pour mieux penser sa complexité ?

Tolkien le reconnaît : « Les tyrans sont rarement tout à fait corrompus, de pures manifestations dune volonté maléfique », le mal est dans des « demi-malfaisants et des bons faillibles » (Lettres). Mais cet écart n’est pas un défaut, à ses yeux. Avec la domination des Hommes qui commence au Quatrième Âge, le mal ne peut plus être concentré en une figure surpuissante. Il se dissémine, et devient donc plus difficile à cerner. Revenir, par le biais du conte, à des figures radicales qui concentrent le mal permet justement, pour Tolkien, de penser plus clairement le mal, d’exacerber la logique du maléfique. Nous comprenons mieux ce qu’est le mal dans ce passé imaginaire, sa vérité nous saute aux yeux. C’est tout l’enjeu, pour Tolkien, de la figure du monstre, comme il l’écrit au sujet de Beowulf : le monstre est une réduction qui permet d’identifier le mal en le montrant dans une figure qui l’incarne. Le monstre montre le phénomène du mal. Il permet, ce faisant, de donner sens à la résistance universelle contre le mal, en laquelle tous les hommes peuvent se reconnaître. Le monstre, « trop fort et trop dangereux pour quun Homme ordinaire puisse le vaincre », le monstre « hostile à tous les Hommes et à toute fraternité » est, précisément, un vecteur de fraternité. Dans la lutte contre lui, « tous les hommes » sont « ami[s] » (Lettres).

 

Des Valar aux Hommes, tous les êtres peuvent chuter, chez Tolkien. Y compris les Elfes ?

Les Elfes aussi chutent, en un sens, lorsqu’ils deviennent des « embaumeurs » refusant le passage du temps. Dans le monde marri par le pouvoir de Melkor, une partie des dégradations sont évidemment maléfiques. Mais les choses connaissent aussi un déclin naturel, que les Elfes ont du mal à supporter. Ils sont tentés de conserver les choses à l’identique. C’est le but des trois Anneaux elfiques, et c’est ce que réussit à accomplir Galadriel. Même en voulant protéger quelque chose par amour, on n’échappe pas à la tentation du mal. Même en préservant une chose des agressions extérieures – comme c’est le cas dans l’impénétrable royaume de Lórien – le mal continue d’agir de l’intérieur. Cela étant, la chute des Elfes est limitée à quelques enclaves. Et surtout, elle n’implique pas la domination d’autres volontés.

 

Tout le monde chute… sauf Tom Bombadil !

Tom Bombadil, en effet, apparaît comme une exception. Il témoigne d’une totale absence de possessivité, d’une sorte de pur laisser-faire. Il n’intervient pas, ou quasiment pas. Il est « maître », mais n’exerce aucune domination. Ou plutôt : il est vraiment maître parce qu’il n’exerce aucune domination alors même qu’il le pourrait, parce qu’il n’est pas aliéné par la logique du pouvoir. Il est maître de lui-même, et s’en tient à ce seul pouvoir. Il refuse d’entrer dans le jeu du pouvoir – et ne sera pas même tenté par l’Anneau. Il représente un hors-jeu, et peut être lu comme un rappel que la logique de la tentation apparemment universelle n’est pas l’alpha et l’oméga. Tom Bombadil est une exception qui montre que l’on peut y échapper. Il est le seul, peut-être. Sa fonction pourrait bien être de faire manifester, de dénoncer par son existence même, la logique du mal, de permettre d’en prendre conscience. Cet être extraordinaire est le signe que l’on peut échapper à la logique du mal. Sa présence donne une espérance au monde, il entrouvre une fenêtre par-delà la longue défaite.

 

Mais Tom Bombadil ne peut continuer à mener sa vie que dans la mesure où d’autres vont se salir les mains et aller à la guerre ? Quelle vertu donner à cette « résistance passive » qui, selon l’essayiste Ronald Buchanan McCallum, caractérisait le « pacifisme » aux yeux de Tolkien ?

« Seule la victoire de lOuest permettra à Bombadil de continuer à vivre, ou même de survivre. Il ne resterait rien pour lui dans le monde de Sauron », écrit Tolkien dans une lettre. Et c’est bien sûr l’un des enjeux tragiques : comment combattre le mal sans se doter soi-même d’un certain pouvoir, sans développer des armes qui, in fine, risquent de nous entraîner dans la spirale du mal, sans entrer dans une course à la puissance ? Comment se donner les moyens de résister contre le mal sans que ces moyens ne finissent par nous corrompre ? La réponse de Tolkien est, en partie, dans la bouche de Faramir : « La guerre doit être, tant que nous défendons nos vies contre un destructeur qui nous dévorerait tous, mais je naime pas le glaive luisant pour son acuité, ni la flèche pour sa rapidité, ni le guerrier pour sa gloire. Jaime seulement ce quils défendent » (Les Deux Tours). Tolkien, comme Faramir, n’est « pas un “pacifiste” au sens moderne ». Mais il est essentiel à ses yeux de garder en tête la fin même du combat que l’on livre. De se garder, aussi, d’utiliser les armes trop puissantes développées par l’ennemi. Boromir succombe à cette tentation, et tente de s’emparer de l’Anneau pour sauver le Gondor. Pas Faramir. Mais qu’elles soient clairement maléfiques ou qu’elles semblent bonnes, les armes exposent au fond toujours à un risque de corruption. C’est ce que Tolkien écrit à son fils en pleine Seconde Guerre mondiale : « Ton arme […] est, bien entendu, très mauvaise […] Nous essayons de vaincre Sauron avec lAnneau. Et nous réussirons (semble-t-il). Mais le prix à payer est, comme tu le sais, de faire de nouveaux Sauron, et lentement transformer en Orques les Hommes et les Elfes. » Tel est le risque inhérent à toute résistance : quand le comportement guerrier l’emporte, le mal déjà commence son œuvre. Si Tolkien écrit dans un style volontiers épique, il se méfie des fantasmes de gloire guerrière. Dans sa lecture du poème en vieil anglais La Bataille de Maldon, il insiste en particulier sur l’« ofermod », l’« orgueil excessif » qui pousse [en 991] le roi Beorhtnoth à accepter la demande des Vikings d’un combat équitable, alors qu’il aurait dû remporter la bataille, et en limitant ses pertes. Beorhtnoth abuse de la loyauté de ses soldats, dont il sacrifie la vie pour une vaine gloire. « Le seigneur peut en vérité recevoir le bénéfice des actions de ses chevaliers, mais il ne saurait utiliser leur loyauté ni les mettre en péril dans ce seul but. »

 

Quelle différence avec l’attaque de la Porte Noire, où les dernières forces libres sont envoyées sans espoir de victoire ?

La situation est bien différente. L’attaque contre la Porte Noire n’est pas lancée pour être gagnée. Elle est lancée dans l’espoir que Frodo et Sam puissent atteindre la Montagne du Destin. Ce ne sont pas les armes qui vont porter le coup fatal. L’attaque directe contre le Mordor est décidée en gardant à l’esprit que le vrai combat n’est pas le choc des armes. Le vrai combat se joue ailleurs. Le sacrifice qu’implique la guerre n’a de sens que s’il se tient dans l’horizon qui la transcende.

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