La restitution des œuvres pillées pendant la colonisation n’est pas un long fleuve tranquille

En ce dimanche d’avril à Cotonou, au Bénin, sous un soleil de plomb, une foule se presse dans les immenses allées de la Marina, le palais présidentiel, pour aller admirer l’exposition Art du Bénin d’hier et aujourd’hui, qui accueille jusqu’à fin mai les 26 pièces «historiques», datant du XIXe siècle, restituées au Bénin par le Musée du Quai Branly à Paris. Elles sont exposées aux côtés d’œuvres magistrales d’une trentaine d’artistes contemporains béninois.

Parmi les visiteurs, des familles, des associations sportives, de jeunes couples comme Thibault Hounsa, informaticien, qui en est à sa deuxième visite avec sa compagne, «heureux de voir ce qu’il n’avait jamais pu voir. Je craignais que ce soit des copies qu’on nous ait renvoyé et que la France ait gardé les originaux», confie-t-il, désormais rassuré. Il espère néanmoins que «la France va rendre tout ce qui appartient au Bénin». Soit plusieurs milliers d’objets culturels et cultuels, entreposés dans les réserves de musées, de collectionneurs privés ou chez les descendants des militaires appartenant aux troupes coloniales françaises, qui ramenèrent en France, il y a quelque 130 ans, un véritable butin de guerre.

«C’est toute l’Afrique qui nous regarde»

L’engouement, bien réel, qui accompagne le retour au Bénin des trésors du royaume d’Abomey – parmi lesquels les fameuses statues anthropomorphes mi-homme mi-animal des rois Ghézo, Gléglé et Béhanzin – s’explique aussi par l’opportunité que donne l’exposition d’accéder aux jardins et à une aile du palais présidentiel, récemment rénové, habituellement interdits au public. Rançon du succès: alors qu’elle aurait dû fermer définitivement ses portes le week-end dernier, l’exposition rouvrira durant quelques semaines cet été.

Quelques bémols viennent entacher cet événement qualifié d’«historique»: après cinq années d’âpres négociations avec la France, le Bénin s’attendait à ce que davantage d’objets soient rendus. L’historien Dieudonné Gnammankou regrette par ailleurs que le Bénin n’ait pas eu son mot à dire dans le choix des œuvres restituées; et que le transfert juridique de propriété n’ait pas été acté pour l’ensemble des objets détenus par la France. «Il aurait dû revenir ensuite au Bénin de décider quelles œuvres seraient exposées en France ou ailleurs dans le monde, dans le cadre de la coopération culturelle entre pays», explique-t-il. Le président béninois, Patrice Talon, avait exprimé publiquement ses regrets que des objets emblématiques tels que la statue en fer du dieu Gou, actuellement exposée au Louvre, ou la tablette de divination du Fâ, restent dans l’Hexagone.

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Dans la capitale de Porto-Novo, au siège de la Fondation panafricaine pour le développement culturel (Fonpadec) qu’il a créée, le professeur Nouréini Tidjani-Serpos se réjouit toutefois qu’après «un véritable parcours du combattant», le processus de la restitution des œuvres pillées pendant la colonisation ait enfin démarré. Lui qui officie comme président du comité chargé de la coopération muséale et patrimoniale entre la France et le Bénin reçoit régulièrement la visite de représentants d’autres pays africains, qui viennent lui demander conseil et s’inspirer de l’expérience de son pays. «C’est toute l’Afrique qui nous regarde, affirme-t-il. Si nous échouons, ce sera très compliqué pour les autres pays qui demandent la restitution de leurs biens culturels et cultuels.»

Une loi devrait être prochainement soumise à l’Assemblée nationale française pour permettre de simplifier le processus de restitution. Car pour l’heure, c’est une dérogation spéciale à la loi française d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité du patrimoine national qui a rendu possible l’opération. «Nous nous attendons encore à des oppositions farouches de la part des musées et des collectionneurs privés, mais je pense qu’on ne peut plus revenir en arrière, même si les défis à relever demeurent nombreux», estime, confiant, ce haut fonctionnaire béninois qui occupa diverses hautes fonctions à l’Unesco.

Un musée historique délabré

En octobre dernier, le Bénin s’est doté d’une loi relative à la protection du patrimoine culturel, qui statue y compris sur la nécessaire formation du personnel chargé de la gestion des biens culturels, et prévoit des sanctions pénales liées à leur transfert illicite. Un véritable défi car, au Bénin comme ailleurs sur le continent, les musées ont connu des «disparitions» d’objets qu’on retrouve sur des marchés parallèles d’art africain. «Quitter le territoire avec des objets anciens sans autorisations ne sera désormais plus possible», estime l’historien Dieudonné Gnammankou. C’est également l’avis du directeur de l’Office du tourisme d’Abomey, Gabin Djimassé, qui estime qu’aujourd’hui «il est difficile de faire sortir des œuvres des musées, car elles sont enregistrées». Ce qui explique, selon lui, que des «prédateurs» de masques et statues s’approvisionnent désormais dans les villages.

Reste que pour l’heure l’absence de soutien financier de la part de l’Etat aux musées publics et privés et, partant, le manque criant d’entretien et de personnel qualifié se font durement sentir. L’état de délabrement avancé de l’actuel Musée historique d’Abomey, pourtant présenté comme un des musées emblématiques du Bénin, désole les visiteurs. Et interroge. Les guides, qui racontent avec brio l’épopée des rois sanguinaires d’Abomey, livrant à tour de bras leurs prisonniers de guerre aux marchands d’esclaves brésiliens ou portugais, font de leur mieux pour pallier le manque d’équipement. Et d’éclairage, les obligeant à recourir à la lampe torche de leur téléphone pour donner à voir des œuvres mal entretenues, derrière des vitrines poussiéreuses, parfois posées à même le sol. Notre guide, qui sort de deux ans de «galère» sans aucun visiteur pour cause de Covid-19, explique que la plupart des objets ont déjà été transférés, avant les travaux de rénovation, dans des réserves, qui semblent être en guère meilleur état que le musée lui-même.

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Car sur le site des palais royaux d’Abomey, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1985 mais laissé à l’abandon, de grands bouleversements sont annoncés. La France a provisionné un montant de 35 millions d’euros, via l’Agence française de développement (AFD), pour réhabiliter non seulement quatre des palais royaux, mais aussi financer la construction, aux normes internationales, du Musée de l’épopée des Amazones et des rois du Danxomé, qui accueillera les œuvres restituées. Mais le premier coup de pioche n’a toujours pas été donné. La Cour des Amazones (du nom des femmes guerrières qui luttèrent contre les troupes coloniales françaises) où le musée doit être construit est encore un terrain vague. «Cela fait quatre ans que nous sommes en pourparlers avec l’Unesco, qui exige des garanties pour que le nouveau musée soit conforme au site et ne le défigure pas», explique Gabin Djimassé. «Mais nous y sommes presque», se réjouit-il.

Des projets touristiques pharaoniques

D’ici à 2026, ce sont quatre musées aux normes internationales qui devraient sortir de terre. Le Bénin prévoit d’investir 1 milliard d’euros, dont la moitié provenant de fonds privés, pour promouvoir un tourisme mémoriel et culturel. La ville d’Ouidah, au bord de l’Atlantique, qui fut une sorte de hub de la traite négrière, va accueillir un Club Med dans ses environs, ainsi qu’un complexe hôtelier gigantesque, construit par les Chinois, avec jardins du souvenir, réplique d’un bateau négrier, espaces détente et loisirs. Les travaux de rénovation de la Maison du gouverneur, qui abritera les œuvres restituées le temps que le Musée d’Abomey soit achevé, touchent à leur fin. C’est tout le site de l’ancien fort portugais qui est en travaux, pour y accueillir le futur Musée international de la mémoire et de l’esclavage.

Mais comment garantir que ces lieux seront mieux entretenus que la Porte du Non-Retour, lieu mémoriel symbolisant le départ des esclaves pour les Amériques, qui tombe aujourd’hui en ruine? «Alors que la situation économique de la plupart de mes compatriotes est très difficile, nos autorités lancent des projets pharaoniques que nous aurons probablement de la peine à entretenir», estime un journaliste béninois, qui préfère conserver l’anonymat. Il redoute par ailleurs que le choix du gouvernement de miser davantage sur le tourisme international que local ne soit qu’une chimère. «L’histoire récente montre qu’à la moindre pandémie ou attaque djihadiste, les touristes fuient comme un essaim de criquets pèlerins pour aller se poser sous d’autres cieux», ajoute-t-il en souriant.


«Les musées en Afrique sont conçus en pensant aux touristes étrangers»

Le directeur de l’Ecole du patrimoine africain (EPA) de Porto-Novo au Bénin, Franck Komlan Ogou, déplore que, parallèlement à la restitution de biens culturels, le trafic illicite d’œuvres d’art se poursuive à un rythme soutenu

Le Temps: Quelle formation reçoit-on à l’Ecole du patrimoine africain?

Les gens sont formés aux métiers de la culture et du patrimoine, pour travailler dans ce secteur au Bénin et ailleurs en Afrique francophone. Un premier objectif est de restituer les œuvres qui se trouvent dans des musées européens ou américains; un second, de faire en sorte qu’elles soient bien gérées. Et pour cela, il faut une main-d’œuvre qualifiée.

Pendant que des biens culturels sont restitués, d’autres continuent à quitter les pays africains de manière illicite?

L’année dernière, une trentaine de personnes travaillant dans des musées, mais aussi des représentants des forces de sécurité et des douanes ont été formés dans le cadre d’un programme sur le trafic illicite des biens culturels; car les objets qui sont volés traversent les frontières, et les personnes en uniforme, les «corps habillés» comme nous les appelons, les laissent parfois passer par manque d’information.

Tous les jours que Dieu fait, des objets culturels africains quittent nos pays, parfois par valises entières. J’étais encore récemment à Lomé et au Cameroun pour expertiser des objets volés, saisis par la douane dans les bagages de personnes, généralement des Européens ou des Américains qui tentent de les faire sortir frauduleusement du pays. Les «corps habillés» ont compris que nous devons collaborer pour mener la lutte contre le trafic illicite des objets culturels. Sinon, dans dix ou vingt ans, nos enfants seront obligés de prendre l’avion direction l’Europe pour voir une porte dogon ou un masque baoulé, parce qu’il n’y aura plus rien ici. Cela m’attriste profondément, mais je suis impuissant; je n’ai pas d’argent pour aider les gens et les empêcher de vendre leurs objets cultuels et culturels.

Comment y remédier?

Les «banques culturelles» et les «musées villageois» qu’on trouve déjà au Mali, au Bénin, au Togo, en Guinée, permettent aux membres d’une communauté d’y déposer en garantie leurs objets qui ont servi à faire des rituels, en échange desquels ils reçoivent un prêt à taux zéro qu’ils rembourseront ensuite petit à petit. Cela crée les bases d’un «musée villageois», avec une gestion légère assurée par la communauté elle-même; une entrée payante pour les visiteurs dont les ressources alimentent le capital de la banque.

Cela permet non seulement de lutter contre le trafic illicite, parce que les communautés ne sont plus forcées de vendre leurs objets pour survivre, mais cela contribue aussi à faire reculer un peu les frontières de la pauvreté pour nos parents au village. Cela crée aussi un lieu culturel de proximité, dans lequel les villageois se retrouvent, car il leur permet de communiquer avec des objets qu’ils continuent à utiliser ponctuellement pour des cérémonies.

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Ce qui n’est pas le cas des musées «à l’occidentale»?

Non, et je pense d’ailleurs qu’il faut décoloniser le musée en Afrique, penser à un autre type de lieu, qui donne la possibilité aux visiteurs de créer un dialogue avec l’objet. Personnellement, je suis toujours choqué lorsque je vais dans des musées en Occident, et que je vois des objets qui, normalement, chez moi, sont utilisés dans des rituels, se retrouver dans des vitrines dans un musée. Nous allons lancer à l’EPA une plateforme numérique intitulée «Musées africains – jeune, ta voix compte» pour que les jeunes puissent exprimer ce qu’ils attendent d’un musée. Je suis impatient du résultat. Car les musées en Afrique commettent généralement l’erreur d’être conçus en pensant aux touristes étrangers, et non aux nationaux. Ce sont pourtant ces derniers qui sont la première source de fréquentation. Il s’agit donc de mieux intégrer les préoccupations des populations locales.

La question de la sécurité des œuvres dans les musées africains représente un gros défi…

En effet. C’est pourquoi nous sommes engagés auprès de l’Etat béninois, qui injecte des sommes colossales dans la construction de musées pour que les agents qui y seront employés bénéficient de bonnes conditions de travail. Afin de leur permettre de résister à ceux qui, pour le compte de collectionneurs occidentaux, viennent leur faire des propositions mirobolantes pour obtenir les pièces qu’ils convoitent. La formation seule ne suffit pas, il faut que les employés des musées soient à l’abri du besoin et disposent d’un haut niveau de responsabilité. Sinon, le trafic illicite des biens culturels va se poursuivre.

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