Le grand suicide collectif de Poutine


Publié le 20 janvier 2023




A
+

Parmi les nombreuses étrangetés qui signalent le conflit en cours, une des premières à avoir frappé l’opinion mondiale a été l’interdiction faite aux Russes de le qualifier de « guerre ». C’était, annonçait le Kremlin, une « opération spéciale », terme qui ne signifiait rien de précis et auquel personne en Occident n’accorda de crédit, mais dont l’usage fut rendu obligatoire en Russie, au point que ceux qui l’ont dénoncé ont fini en prison pour longtemps. L’armée russe déferlait sur le sol ukrainien, elle tuait, détruisait, occupait, son intention était de conquérir, mais Moscou refusait de reconnaître le caractère purement militaire de son entreprise.

L’interprétation de cette censure fut immédiate et unanime : Poutine voulait faire passer une offensive massive contre un pays voisin pour le nettoyage policier d’une banlieue de non-droit. Il fallut attendre neuf mois pour que se fissure enfin ce mensonge. Le Kremlin assume désormais, du bout des lèvres, la nature de son attaque : Poutine a prononcé le mot « guerre » – une fois. Toutefois, à bien y regarder, il convient de se demander si l’irruption tardive de ce terme dans le discours officiel constitue réellement un alignement du langage officiel sur la réalité. Rien n’est moins sûr car un examen méthodique des caractéristiques de ce conflit obligent à s’interroger sur sa définition.

 

La guerre imaginaire

Le bon sens veut qu’une guerre moderne ait un objectif précis et concret, fût-il funeste ou injuste.

Ici, nous rencontrons immédiatement un premier obstacle. Le but affiché de la « grande guerre patriotique » de Poutine, c’est-à-dire la dénazification de l’Ukraine, est absurde. L’Ukraine n’est ni nationale-socialiste, ni antisémite, elle ne croit pas à la supériorité génétique de la race, elle n’a pas l’intention d’édifier un Reich de mille ans, ni de régner sur le continent européen, et encore moins sur le monde. Volodymyr Zelensky ne se comporte en rien comme un Fürher omniscient et tout-puissant et son peuple n’est pas fanatisé comme a pu l’être le peuple allemand.

Il n’y a donc pas à dénazifier l’Ukraine, ni dans sa structure étatique, ni dans ses idées politiques, ni dans ses symboles. La guerre déclenchée par Poutine est alors la poursuite d’une chimère et, notons-le, d’une chimère grotesque : seuls des Russes dont la propagande a très soigneusement lavé les cerveaux pendant deux décennies peuvent croire que leur armée combat le nazisme – et, en raison de l’incrédibilité de ce scénario, ils sont de moins en moins nombreux à le prendre au sérieux. En somme, la guerre de la patrie russe contre le nazisme ukrainien n’est pas faite de batailles, de victoires et de défaites, mais d’une course effrénée dans le vide : elle n’a d’existence que verbale.

Lorsqu’elle se lance dans une guerre digne de ce nom, une armée met en branle les moyens adaptés à son objectif. Or, dès les premiers jours de l’affrontement, les observateurs ont été frappés par un trait saillant de la stratégie russe : son inefficacité. Poutine projetait de soumettre l’Ukraine en quelques semaines au grand maximum et dès les premiers jours il fut évident qu’il n’y parviendrait pas : rien ne fonctionnait. Embouteillages de blindés, manque de carburant, coordinations ratées, choix tactiques sans queue ni tête : l’armée russe accumulait les bourdes. Non seulement le peuple ukrainien, admirablement mobilisé, fit preuve d’une détermination et d’une organisation inattendues, mais également, et surtout, l’agresseur s’enlisa lamentablement dès la toute première phase de son aventure.

 

Un bilan catastrophique

Certes, Kiev a immédiatement tenu tête à l’offensive et très tôt fait reculer l’ennemi, mais ce dernier a fait preuve d’une impréparation et d’une indigence opérationnelle rares, et c’est la conjonction de ces deux facteurs, – la collision spectaculaire entre la plénitude du courage ukrainien et la vacuité de l’avancée russe – qui explique le mieux l’absence de toute victoire en neuf mois pour Poutine (hormis des portions non négligeables du territoire ukrainien, mais dont près de la moitié ont été reprises depuis).

Certes, l’Occident a fourni à Zelensky nombre d’armements, de fonds et de conseils sans lesquels l’Ukraine aurait eu le plus grand mal à rester debout, mais le Kremlin a commis toutes les erreurs possibles, au point qu’il en est aujourd’hui à dépendre de livraisons clandestines de l’Iran et de la Corée du Nord, états-voyous à la technologie peu glorieuse. La Russie a complètement ignoré la science militaire et l’art de la guerre. L’Histoire énumérera avec le plus grand intérêt les motifs, encore secrets pour le moment, de cette débâcle vers l’avant dès le mois de février.

D’un point de vue humain, le bilan est plus encore étourdissant. Depuis la guerre en Afghanistan, on savait à quel point les troupes russes pouvaient faire pâle figure exposées au feu de populations moins armées mais bien davantage motivées. La guerre en Ukraine en apporte une démonstration définitive. La troupe russe est équipée de manière pitoyable et son moral est catastrophique. Les gilets pare-balles ne parent rien, les casques s’enfoncent comme des jouets, la nourriture manque, les vêtements sont insuffisants et, pire encore, l’état d’esprit oscille entre l’incompréhension et la rage : la discipline ne tient qu’à l’autoritarisme inhumain des supérieurs, conformément à la tradition soviétique, selon laquelle l’homme du rang est l’esclave de l’officier. La gloire supposée de l’armée russe se résume à des files de pauvres types montant au front la peur au ventre, forcés à se comporter comme des kamikazes, sans la témérité de kamikazes.

Le minuscule gain de Soledar par les troupes de Prigojine a coûté beaucoup d’hommes et d’énergie à l’armée ukrainienne, mais il ne semble pas encore consolidé au moment où j’écris ces lignes, malgré d’incessantes et sanglantes vagues d’attaque. Et, côté russe, que de morts et d’amputés pour remporter une ville de la taille de Buxerolles, Vernouillet ou Bondue (équivalents français de Soledar en nombre d’habitants) !

On a le sentiment que les généraux russes ont été tenus à l’écart de toutes les découvertes faites en matière de gestion des troupes depuis un siècle, qu’ils ont oublié leurs déconvenues dans les montagnes afghanes et qu’ils appliquent en Ukraine les méthodes les plus barbares de la bataille de Stalingrad, misant tout sur l’improvisation du choc frontal et l’accumulation de chair à canon, avec des unités de barrage rendant impossible tout mouvement de retraite. Cette armée ressemble moins à une organisation synchronisée de combattants mentalement aiguisés qu’à une horde tout juste bonne à piller et mourir. Cette non-guerre menée par la Russie est peuplée de non-soldats.

 

Le grand bluff

Pourtant, Poutine avait promis au peuple russe une force moderne, imposante, suréquipée, à l’armement terrifiant. Cette promesse était même la justification de la pauvreté et de la tyrannie : pour devenir une superpuissance de l’ère technologique, les Russes devaient consentir à sacrifier le confort matériel et la liberté politique. Le résultat de vingt-deux ans de règne est tout le contraire. Incapable de mener correctement une guerre qu’il désirait pourtant depuis déjà longtemps, et qu’il a eu toute latitude de planifier, le Kremlin est condamné à brandir inlassablement la menace nucléaire, presque une fois par jour, pour tenter de faire oublier son incurie sur le champ de bataille. Au point, fait extraordinaire, inimaginable il y a encore un an, que cet incessant chantage à l’atome a fini par lasser la Terre entière, et que plus personne ne redoute le moment où Poutine appuiera sur le bouton.

Biden a joué une carte maîtresse le jour où il a laissé entendre qu’en cas de frappe nucléaire en Ukraine, l’Occident anéantirait l’armée russe. Moscou est resté sans voix, tant l’évidence était criante : la Russie est si fragile militairement qu’elle paierait à coup sûr un prix infini si elle jouait avec le feu de l’apocalypse. Le 21 septembre, quand Poutine a déclaré « Je ne bluffe pas », il bluffait. On admettra que le nucléaire russe reste dissuasif sur un mode primitif et chaotique, mais plus suffisamment pour tenir en respect tous les QG de la planète comme sous Brejnev. Le bluff poutinien s’apparente de plus en plus à celui que pratique Pyongyang : une provocation de malfaiteur.

 

Un fantasme qui tue

On a beaucoup dit que les Russes avaient péché par méconnaissance du patriotisme ukrainien et de la solidité du camp occidental. Mais le vice majeur de cette guerre est plus profond encore : il réside dans l’essence imaginaire, fictive, des motivations du conflit et de ses modalités d’application. On peut se risquer à affirmer que seule l’Ukraine est en guerre, tandis que la Russie évolue dans tout autre chose, un espace géographique, idéologique et mental qui lui est propre, un monde immatériel, fantasmatique, où l’on meurt vraiment et où l’on tue effectivement, mais sans savoir au nom de quoi, ni dans quelle prescrive historique, sans aucun contact avec la réalité, et qui ne peut mener qu’à la fin de celui qui l’a commencé.

Si Poutine avait voulu plonger la Russie dans un chaos désespérant, s’y serait-il pris autrement ? Effectivement, le Kremlin, pour une fois, disait vrai : la guerre n’en était pas une. C’était une opération très spéciale : une autolyse.

Tout se passe comme si, par une espèce de revanche métaphysique de la raison sur la folie, cette guerre de destruction, nihiliste et génocidaire, se retournait contre ses auteurs. Se suicider systématiquement relève-t-il du domaine militaire ? Sous cet aspect, la Russie n’est pas en guerre : dans un immense rituel désolant, elle s’immole sur l’autel de contre-vérités dont elle ne parvient plus à se débarrasser. L’Ukraine et l’OTAN n’ont plus qu’à accélérer la décomposition qu’elle a décrétée, en résistant énergiquement à sa poussée comme ils l’ont fait jusqu’ici.

 

Poutine russophobe

Si Poutine est en guerre, ce n’est que contre la morale des nations, la liberté des peuples et la vérité politique. Il part à l’assaut de géants qu’il prend pour des moulins à vent. Il se fracasse sur eux comme le rêve est vaincu par le réveil.

Il rappelle étrangement le Hitler des dernières heures qui, dans son bunker encerclé, maudissait les Allemands pour leur faiblesse – preuve, selon son délire, qu’ils étaient une race inférieure. Il s’accusait ainsi lui-même. En se tirant une balle dans la tête, il croyait abolir toute germanité. Poutine est en guerre contre la Russie et, celle-ci, il est en train de la gagner. Quand il aura fini d’anéantir son pays, il sera le tsar de tous les néants.

Poutine sait qu’il ne peut plus remporter son pari. Il ne lui reste qu’une issue : faire en sorte que ses ennemis – l’Ukraine, l’Otan, l’Occident – la perdent avec lui. Il est tel le pervers qui refuse de vivre seul sa perversion et tente de la faire partager au plus grand nombre. On pourrait gloser sans fin sur l’arrière-plan psychiatrique d’un tel cataclysme annoncé. Le plus sage est de s’en tenir à la vision théologique du destin de Satan : le diable ne peut que descendre d’abîme en abîme, et sa seule satisfaction est d’entraîner dans sa chute le plus grand nombre d’âmes possible. Il appartient maintenant à la civilisation de dire à Vladimir Poutine : « Tombe autant que tu veux, mais dans la solitude ».

We wish to thank the author of this article for this awesome content

Le grand suicide collectif de Poutine

Find here our social media accounts as well as other pages related to it.https://nimblespirit.com/related-pages/