Sainte Soline, récit contextuel d’un rassemblement

Méga-bassine de Sainte Soline

témoignage d’un soulèvement de la Terre

29/30-10-2022

«  Conjonction de la pugnacité d’un groupe industriel, de l’avidité sécuritaire des nantis, des subventions bienveillantes du gouvernement et de la passivité du peuple, les points de sécurité avaient en une poignée d’année aboli la liberté de circuler. » Alain Damasio, La Zone du dehors, 1999.

Pourquoi écrire ce récit ?

Ceci n’est pas un récit pour le récit.

Il vise à témoigner d’observations spontanées ancrées dans le déroulement d’un évènement vécu de l’intérieur : un week-end de rassemblement ayant eu lieu à l’occasion d’une manifestation d’opposition à une méga-bassine, à Sainte Soline, dans les Deux-Sèvres. Manifestation interdite par la préfecture.

Les détails inattendus qui ont émaillés deux jours passés sur place, ont peu à peu révélé une sorte d’objet social opérant, positif et RÉEL. Si le diable se niche dans les détails, alors, les anges aussi.

Je ne m’attendais à rien de particulier en débarquant là bas. Certes une manifestation interdite laissait supposer la présence de pas mal de militants motivés et porteurs d’une vision radicale sur la course folle de notre monde. Un mode d’action plus audacieux que la « normale » était prévisible mais c’était tout. Je n’étais pas en quête de quoi que ce soit.

J’ai regardé le traitement médiatique et politique de l’évènement lorsque j’en suis revenu : entre ce que j’avais vécu là bas et ce que j’ai pu entendre et percevoir dans les mots, les phrases, ainsi que dans les plis et creux des commentaires, quelle distorsion il y avait. Quel gouffre même !

Ce témoignage tente donc d’éclairer des faits trop lapidairement décrits, de compléter des récits et commentaires médiatiques qui je trouve, sont passés (volontairement ou pas) à côté d’une part importante de la réalité.

Pourquoi y être allé ?

Parce que je vois le monde auquel j’appartiens foncer à plein régime sur une voie imprudente : accaparement des ressources, des richesses, des ficelles du pouvoir, manipulation des flux d’information, appauvrissement de la qualité de l’air, de la terre, de l’eau, dégradation du végétal, des espèces animales… Nous assistons au déclin général de la biosphère. Documentation à l’appui.

Une partie des humain.e.s souffre, l’autre regarde des séries.

Fuite de l’émerveillement garantie chaque jour.

Le changement est possible dans l’absolu. Les solutions existent, diverses et variées ; elles sont déjà réfléchies, esquissées, déjà expérimentées parfois, mais le bruit de fond tonitruant de nos sociétés gloutonnes carbo-mondialisées ne leur fait aucune place.

Nul besoin d’esprit critique pour deviner que l’écueil n’est plus très loin. Il y a quelques mois ou années, il pouvait être entendu que l’humanité avait quelques dizaines d’années (une ou deux) pour infléchir sa trajectoire folle et dangereuse. Depuis peu (quelques mois ou un an), on entend dire quelques années… Le sentiment d’urgence général qui en découle fait le lit d’autoritarismes en tous genres. Ils sont plus ou moins contenus mais demeurent inquiétants.

Une nébuleuse oligarchique illégitime s’arrange de ces sombres perspectives et donne tous les signes de vouloir contrôler les ruines d’un monde fracassé afin de s’assurer domination et pérennité.

Dernier point : les tentatives démocratiques « orthodoxes » s’avèrent insuffisantes pour éviter un naufrage global désormais imminent. Sans rupture, le cours actuel du monde nous concocte un futur à mi-chemin entre Mad Max et Soleil Vert.

Fort de ce constat, se rendre à une manifestation dans les champs est loin d’être déconnant. Qui plus est, lorsqu’il s’agit de lutter contre la calamiteuse gestion, voire l’accaparement d’un élément – l’eau douce – si crucial pour la vie.

Des bassines en plein soleil et en plein vent en un temps qui voit sécheresses et canicules devenir plus fortes et plus fréquentes, qui voit le niveau des nappes phréatiques diminuer dangereusement… Cela s’apparente, à y bien penser, à de la criminalité non ?

Y’a sûrement plus rusé à faire.

Il fallait que j’y soit et j’en avais la possibilité. Comme une évidence.

Premières impressions 

Arrivée le vendredi soir.

ZONE D’ÉTAT D’ESPRIT LIBéRéE !

Camping : les tentes sont collées-serrées, c’est juste un dortoir. Ambiance calme. Beaucoup de jeunes ! Ça fait presque drôle. Dans mon coin, sur les rassemblements militants, je croise essentiellement des quadras, des quinquas, quelques familles. Pas mal de vieux d’la vieille. Voir un paquet de jeunes présents pour la cause, ça fait vraiment plaisir.

Ça commence bien.

Exploration du camp.

On apprend vite qu’il a été monté en quatre jours ! Iels n’ont pas dû chômer.

Y’a un bar, trois points de tri pour les déchets, 19 toilettes sèches, des tentes pour des syndicats, associations ou collectifs présents, un chapiteau central ouvert avec des guirlandes, une remorque-estrade, plusieurs autres chapiteaux ou barnums, un groupe électrogène, quelques spots… Délimitations (camions, voitures, camping), signalétique… beau boulot : fonctionnel et agréable. L’intelligence collective des militants et activistes a montré son efficacité ! Un groupe s’affaire sur une structure en bois montée sur un pick-up. Ils bosseront jusque tard, c’est pas les vacances !

Pas de badges, de signes distinctifs. Tu sais que t’as à faire à un des acteurs principaux de l’évènement lorsqu’il interrompt la conversation pour répondre à une demande qui semble ne pas pouvoir attendre…

Une série de barnums abrite l’espace cuisine de la cantine militante qui peut faire à manger pour 2000 personnes trois fois par jour ! !

Au bout d’un quart d’heure tu comprends déjà qu’il y a un travail énorme derrière tout. Et qu’est ce qui pousse tout ce beau monde à travailler d’arrache-pied ? La conscience (du bien commun), pas la recherche du profit !

Nous tombons sur un groupe de jeunes filles sur le point d’achever de grands panneaux pour prévenir les comportements sexistes. N° de téléphone en veille toute la nuit, une tente « abri et soin » est prévue au cas où. Les panneaux ont d’la gueule. C’est joyeux et positif.

C’est cool.

Une fille annonce au mégaphone la tenue d’un point info sous le chapiteau central, l’agora du p’tit village…

Dans le ciel, des hélicoptères sont quasi constamment présents.

Honneur à la cantine d’abord: prix libre. Tu payes suivant tes moyens. Si tu donnes rien, personne ne t’regardera d’travers. Bacs de compostage. Vaisselle non jetable que tu fais toi même bien sûr : La base… L’esprit du camp est là : autogestion. La cuisine proposée est simple, nourrissante, équilibrée, végétarienne et en plus c’est bon.

Autogestion :

Je ramasse deux ou trois mégots et quelques bouteilles de bières oubliées sur des tables. Je les ramène à un des tôliers de la cantine et lui balance en mode bougon (va savoir pourquoi d’ailleurs) : « ça marche pas en fait. ». Il me répond très calme : « Bah si, t’es là ! ». Ouais… Pas convaincu, je retourne ramasser quelques autres trucs et réitère mon « ça marche pas » à l’adresse d’une personne attablée qui rectifie, très calme elle aussi : « ça marche presque »…Déclic : Bien sûr ! Ma posture était de vouloir/espérer que tout roule sans que j’ai à faire quoique ce soit… Passif, ça marche pas, actif, ça marche mieux… Même qu’il suffit parfois de peu.

Merci les gars ! Vous avez bien fait d’insister !

Petite bascule…

Deux heures que je suis là et j’ me sens de mieux en mieux !

Autour de moi y’a plus de mixité qu’au camping question génération. Sur les bancs de la cantine, les jeunes n’sont pas collés à leur portables. C’est notable. Ça discute. Quelques uns lisent.

À ce moment là, nous sommes sans doute autour de 800 à être présents sur le site. Des voitures qui arrivent encore sur le camp bien que l’interdiction de circuler soit déjà entrée en vigueur. Y’a de l’animation mais c’est quasiment paisible. L’image du p’tit village tranquille revient… Seul le boum-boum qui sort de la sono n’est pas vraiment à mon goût mais bon… L’ambiance me rend tolérant…

Au point info, zoom rapide sur les aspects juridiques : conduite à tenir en cas d’interpellation, conseils divers, distribution du numéro de téléphone d’avocats à prévenir si besoin… C’est sérieux… Nous apprenons que le mercredi précédent, les engins de chantiers ont quitté le site de la bassine. Points divers sur l’orga du camp. Un autre point info est prévu le lendemain à 8h, un autre à 9h pour répartir les tâches quotidiennes et à 12h aura lieu une conférence de presse. Le plan pour la manif’ sera donné dans la foulée à 13h. OK. C’est carré, tant mieux pour les novices mais y’aura pas d’grasse mat’… Les décroissants ne sont pas des feignants !

Direction le bar, bière locale, rencontres cordiales avec quelques personnages qui pourraient vite dev’nir de bons potes. C’est convivial et détendu. Pas plus d’ivrognes que de portables… Nous sommes dans un endroit à part !

La nuit en tente en cette fin d’octobre ne sera pas mordante : malgré le vent soutenu, la température est très clémente signe parmi tant d’autres que l’humanité est allée trop loin. La caste oligarchique au sommet de la pyramide sociale de la grande gabegie ne considère pas les limites du périmètre de notre vie terrestre. C’est elle qui tient le volant… Et quand elle ne le prend pas de force, on le lui confie benoîtement. Nous en sommes là.

Bien fait d’être venu. Dodo.

Jour J 

Levé tôt pour un point info qui n’a pas lieu. L’orga doit être dans l’jus mais à la cantine le p’tit dèj’ est déjà prêt.

À 9h, distribution des tâches : du monde est nécessaire aux toilettes sèches, à l’épluchage des patates pour le repas de midi (300 kg). Il est demandé d’être vigilant sur la propreté du camp, « soyons comme des indiens et ne laissons pas de traces après nous ». « les oiseaux ne mangent pas de mégots, de capsules de bière et de petits morceaux de plastique ». Chacun.e est invité à regarder autour de iel : je regarde autour de moi : le sol est propre, rien ne traîne. Cohérence. Bon, les indiens n’avaient pas de groupes électrogènes, c’est vrai… Sachons rester critique.

Notons que le champ sur lequel nous siégeons est prêté par un agriculteur qui, ayant constaté qu’on ne répondait pas à ses questions, s’est penché sur le sujet des bassines. Cela a entraîné sa décision de travailler autrement la terre et de mettre fin à son adhésion à la méga-bassine de Sainte Soline. Il est OK pour prêter son champ jusqu’au retour d’un oiseau migrateur qui reviendra aux alentours du 19 mai (les oiseaux migrateurs semblent être bien ponctuels…).

Mes amis se proposent pour éplucher les patates tandis que j’aide un type à collecter le verre des points de tri, du bar et de la cantine.

La structure en bois montée sur le pick-up a bien pris forme : c’est un oiseau multicolore (étape consolidation), une outarde canepetière (l’oiseau migrateur protégé de l’agriculteur)… Les types ont pas du dormir longtemps… Sur une portière du pick-up le logo d’EELV a été détourné ; on peut lire : Europe Écologie les Rouges. Excellent ! Art et humour sont d’la partie ! Des membres de ce parti justement sont présents et ça pose pas d’problème : tolérance, auto-dérision, pas de polémique inutiles !

Chacun s’exprime et les forces sont à l’unisson malgré les différences !

On est dans le prolongement des premières impressions d’hier. C’est cool.

Dans les temps morts, certains lisent encore, deux personnes jouent aux échecs, une batucada se prépare un peu à l’écart, un type joue du bouzouki irlandais, un autre de la guitare. Ça bosse et en même temps un certain hédonisme règne… C’est pas beau ça ?

Des voitures continuent d’affluer sur le camp. Nous sommes beaucoup plus nombreux que la veille, certains sont arrivés la nuit. Y’a sans doute eu des relais toute la nuit pour assurer l’accueil.

La conférence de presse a lieu sous le chapiteau central.

Lors des points infos, les grandes lignes des enjeux sont régulièrement rappelées mais la conférence de presse est l’occasion d’approfondir le sujet et d’en cerner tous les aspects. Si jamais t’arrives de Mars, tu comprends vite l’essentiel : l’eau disponible, sa raréfaction, son partage ou son accaparement, l’historique de la problématique, ses ramifications, un peu d’géographie locale, les solutions alternatives, les agissement de l’agro-industrie, l’emploi, la biodiversité… Les gens sont attentifs. Les personnes qui s’expriment (plutôt jeunes) connaissent leur sujet. Il y a des représentants du peuple (dont des jeunes encore une fois) reconnaissables à leur écharpes tricolores. Les discours sont ponctués d’applaudissements. Ferveur, énergie, sens, conscience, valeurs partagées.

Quelques instant plus tard, en dehors du chapiteau, sur la remorque-estrade en bois, Yannick Jadot prend la parole. Quelques huées saillent et en entraînent d’autres. Pas de cri, pas d’insulte, des huées pas même véhémentes. Aucune velléité de censure. Ceux qui ne huent pas s’en amusent avec une dose de complicité difficile à mesurer. Mr Jadot termine son laïus sans être interrompu : la classe démocratique ! Un désaccord lui a été signifié ouvertement, de façon propre et nette par une partie de l’audience sans pour autant l’empêcher de s’exprimer.

Respect !

Bien autre chose que la grotesque bouillie oratoire servie par des acteur.trice.s médiatiques ou politiques qui ne cherchent que trop souvent à écrabouiller leur contradicteur au dépend de la pensée et de la réflexion. Celleux là pourraient prendre leçon ici.

Voilà collectivement ce qui s’est passé entre Y. Jadot et les personnes présentes à ce rassemblement. Pour le « Crevure » écrit sur la voiture qui l’a amené sur le site que dire ? Un acte vraisemblablement isolé qui s’est passé hors du champ collectif précédemment décrit. Y’a pas eu de casse. Un non évènement au final.

Je comprends mieux ce que j’ai pu entendre dire ou lire à propos des procédés démocratiques du monde qui gravite autour des ZAD : il y a là une vigueur et une rigueur démocratique (du respect en fait) dont Mr Darmanin ferait bien de s’inspirer, si tant est qu’il le puisse…

Bien sûr, tout ne doit pas être tout le temps absolument parfait mais j’ai la nette impression d’être là encore une fois, dans un endroit à part.

Ce monde que je ne côtoyait que théoriquement se déplie sous mes yeux à chaque instant : concret, positif et joyeux. Ici une foule de bosseur.euse.s déploient une énergie collective énorme avec, cerise sur le gâteau, un haut degré de rigueur et d’organisation. Leur savoir faire pourrait servir un renouveau démocratique.

J’étais certes acquis à la cause en arrivant ici mais je ne pensais pas y découvrir autant de profondeur, de cohérence. OK, j’exagère peut être un peu ! Et encore…

Bref. De toutes les interventions, aucune figure de chef ou de leader n’émerge. Les responsabilités sont éclatées, pas d’égo-pollution. Julien Le Guet est au centre certes mais on sent bien que cette centralité n’est pas omnipotente. La Confédération Paysanne, les Amis de la Terre, les militants anarcho-antifascistes, le collectif Bassines Non Merci, La ligue de Protection des Oiseaux, la CGT, Sud Solidaire, les Soulèvements de la Terre, Extinction Rébellion (et d’autres encore) semblent tous se partager la conduite du mouvement. Leur organisation semble très horizontale.

Les plus gros applaudissements sont presque pour le paysan qui a prêté son champ. Il est très souvent remercié.

Absence de fanatisme et d’idolâtrie donc. Tant mieux. Une autre façon de s’organiser et d’agir ENSEMBLE est possible. Et elle fonctionne ! C’est quasiment une formation citoyenne que l’on peut recevoir ici.

Ne pourrait on pas imaginer un service civique, plusieurs fois déclenchable dans la vie, au sein de ces mouvements autogérés ? Ça va toujours Mr Darmanin  ? Respirez, ça va bien se passer !

Le « grand jeu » 1 2 3, bassine est sur le point de débuter.

Des tracts avaient été distribués dans la mâtinée pour constituer 3 cortèges distincts. Le but : qu’une au moins de ces équipes puisse pénétrer symboliquement sur le chantier de la bassine pour marquer l’opposition à ce projet. Le dispositif mis en place par la préfecture étant important, le déjouer sera un défi de taille :1700 gendarmes et policiers, plusieurs hélicoptères, interdiction de circulation dans un périmètre large pendant 2 jours.

Dans le cortège blanc il y a la voiture outarde/Europe Écologie Les Rouges. Le cortège vert est animé par une batucada dont les membres sont habillés en rose… Je suis dans le cortège rouge. Roulements de tambour, slogans… La croisade citoyenne commence comme une balade champêtre.

Dans les 3 cortèges, tous les âges sont représentés, quasi pas d’enfants néanmoins. Une partie des jeunes (mais y’a p’être des moins jeunes aussi parmi eux) porte des bleus de travail, des cagoules ou des foulards, des lunettes de piscine ou des masques de ski, ils transportent des bannières avec des slogans dessus.

Je ne vais pas tarder à comprendre que leur rôle va consister à « escorter » les cortèges : tenir les forces de l’ordre en respect afin que nous puissions franchir les différents barrages mis en place sur les petites routes et les chemins qui nous séparent de la méga-bassine. C’est le jeu de l’épervier en quelque sorte. Pour l’instant, j’ignore encore comment tout ça va se passer…

Au bout du premier champ, nous devons contourner un bosquet mais de l’autre côté, des camionnettes sont là. Une consigne fuse au mégaphone : « courrez ». Les bleus (les forces de l’ordre) sont proches. Quand nous nous élançons, les gamins balancent des pierres et des feux d’artifices. Certains sont groupés derrière leurs banderoles (« Nous sommes l’eau qui se défend » par exemple), d’autres opèrent mobiles et libres comme des électrons. Tout va très vite, les gaz lacrymogènes font leur entrée dans le jeu. Les yeux piquent, tu cours, tu surveilles un peu devant, derrière, tu encourages les moins rapides. Les gamins restent sur les flans pour que nous ayons le temps de passer. Le gros du cortège est encore frais et au final, il passe !

Un peu impressionnant mais ça va. C’est presque bon enfant. Le corps monte rapidement en température et des questions surgissent : tout le monde est il passé ? Quid de la queue du peloton ? Garde à vue ? Amendes ? Clémence ?

Les chants reprennent mais plus loin un autre cordon se profile.

Les bleus sont plus nombreux. Nous avançons vers eux. Même stratégie : pour progresser, il faut les prendre de vitesse en se mettant à courir en changeant vite de direction.

C’est donc reparti. Cette fois, la réponse est plus dure car il y a aussi des grenades assourdissantes et des bruits que je ne saurais identifier ( les lacrymos ne font pas de bruit à priori). De notre côté, projectiles en nombre sur les camions (pierres pour la plupart car ils sont équipés de sacs de course pour les ramasser sur le chemin). Le bruit est impressionnant mais ça n’a pas l’air d’abîmer les véhicules. Les bleus sont bien caparaçonnés et ils ont des boucliers mais ça fait le taf : les premiers manifestants commencent à passer la route à gauche.

Il faut encourager encore une fois ceux qui marchent ou qui courent peu. Gaz lacrymogènes à gogo : si t’as pas de lunettes, t’es vite hors jeu si tu prends pas le coup de contourner les nuages qu’ils forment ou de les enterrer au plus vite.

Ça barde vraiment là. Explosion près d’un fourgon ! Probablement un cocktail Molotov. Odeur de poudre. Quelques feux d’artifice pour une petite touche surréaliste… Confusion. Impossible de voir très loin dans le brouillard des nuages de gaz. C’est plus du tout la même intensité que précédemment. C’est monté d’un cran. Est-ce toujours un jeu ? Pour franchir la route, nous devons passer un fossé et aider ceux que l’âge à éloigné des exercices physiques improvisés. Combien sont restés en arrière ? Combien ont abandonnés ?

Une équipe de médics (les gamins ont des équipes de médics) s’occupe d’un blessé en arrière du peloton : règle tacite ou pas ? Une personne figure un toit avec ses bras au dessus du blessé. Absence de pilonnage. Les soignants semblent ne pas compter sur une très longue indulgence et décident de décamper. Nous voilà avec un gars à porter.

Le premier cordon c’était un peu fun mais là, le jeu prend une autre teinte. Il va y en avoir combien à franchir des lignes ? Y’a un danger manifeste pour ceux qui s’approchent de trop (à moins que ce ne soit le hasard ?). C’est chaud…

Surréalisme toujours : J’apprendrai après la manif’ que le cortège blanc (celui avec le pick-up) a le droit à la musique de Goldorak à chaque fois qu’il passe une ligne de bleus… Arrivé à la bassine, pour ce même cortège, distribution de cookies préparés en quantité pharaonique la veille… L’hédonisme et la radicalité en goguette…

Un champ à traverser et au bout, une nouvelle ligne à franchir.

Là aussi ça barde fort. Il faut aussi passer un fossé plus profond que le précédent plus une haie. Médics demandés devant, idem derrière. Pas beaucoup de temps pour la réflexion. Tu aides comme tu peux, tu suis un mouvement dans lequel tu essaies de t’orienter. Action pure. Bon aller, faut avouer, c’est un peu excitant.

En toile fond la cause pour laquelle tu es là remonte. Sans doute est ce nécessaire pour continuer à agir en zone de danger. L’accaparement d’une ressource précieuse pour la perpétuation d’intérêts privés ayant eux même contribué à la rendre rare : c’est pour ça tout ce raffut, ces blessés, ce combat qui n’est semble t-il plus seulement symbolique. La population va t-elle comprendre ? Saura t-elle simplement qu’il s’est passé quelque chose ?

Encore passés. Nous ne sommes plus aussi nombreux.

A-t-on franchi un ou deux autres cordons avant d’arriver à la bassine ? Je dirais un mais n’en suis pas vraiment sûr : le cerveau en démêlé avec l’action n’a pas tout enregistré… La bassine est derrière une haie dont l’accès est bien verrouillé. Certains, encore bien motivés, tentent une percée mais sont vite arrêtés dans leur élan. Nous reculons un peu. Tout le monde est éprouvé ça se sent. Va t-on abandonner ? Le temps mort est de courte durée.

La rage des gamins parle : une trouée a été faite dans une haie. Une rage maîtrisée cependant : de la détermination en fait. Je les comprends. Le monde qui s’ouvre à eux est bien dégueulasse et plutôt insécurisant. Le train des injustices semble sans fin. L’odieux, le grotesque et le médiocre trônent dans le ciel de leurs vies. Leurs imaginaires sont riches d’utopies prometteuses mais n’atteignent pas les masses déboussolées par la course du « progrès ». Quel horizon pour eux ? Pour nous tous en fait… Même pour les bleus qui sont en face. Un peu dingue tout ça…

Rage, détermination et le reste du cortège s’engouffre dans la brèche.

Les barrières sont à quelques mètres. La bassine est là, derrière. Ça pète de partout, la ligne de « front » est difficilement lisible, les médics ont du taf’. Certains prennent beaucoup de risques et finalement, une barrière tombe puis plusieurs. L’enthousiasme remonte et enfin, la foule rentre sur la bassine ! L’excitation est vite tempérée la faiblesse de notre position. Quelques slogans sont néanmoins lancés dans le gaz suffocant. Y’a pas 10 mn seulement, c’était compromis… Nous aurons réussi !

Pas de répit. Très vite, au fond de cette bassine nous sommes une cible facile et les bleus reprennent du terrain. Trop de policiers, trop de gaz, trop de fatigue, pas assez de monde pour tenir. Nous sortons par un trou de souris maintenu ouvert par les gamins toujours au taquet et rejoignons le champ voisin d’où nous étions venu, champ désormais occupé par les autres cortèges qui ont réussi eux aussi à parvenir jusque là.

Tout se calme, la partie est finie !

Soulagés et satisfaits d’avoir atteint l’objectif même si le prix est cher payé pour certains, les manifestants se relâchent un peu. Les bleus sont à 200m. Statu Quo, musique, slogans, goûter…

Les blessés sont pris en charge par les médics. Un des gamins est salement amoché au nez. Son visage est bandé. Un camion de pompier reste bloqué au niveau des bleus. Il faudra attendre en tout pas loin de 25 mn (peut être plus mais pas moins) pour qu’il puisse accéder à notre plus sérieux blessé.

Dans une zone « tampon », des lacrymos fusent encore, quelques individus provoquent un peu, vont arborer leurs banderoles, il semble que des gens ont réussi à discuter avec les forces de l’ordre (impassibles) pour expliquer la raison de notre manifestation : bien que ça « frite » encore un peu, un semblant de dialogue existe… Étonnant.

Quand tout le monde a récupéré et que notre blessé est évacué par les pompiers, le temps du retour vers le camp de base est venu. Le joueur de bouzouki est toujours là. Il joue. La longue file indienne des manifestants serpente à travers les champ sous le soleil qui descend. C’est beau.

La « partie » aura duré environ 2h30. Aucun face à face n’aura lieu le lendemain. Le lundi suivant j’entendrai sur Europe 1 « …des affrontements tout le week-end… »… Quel mensonge hallucinant ! Comment jeter de l’huile sur le feu, jouer sur les émotions et saborder toute possibilité de réflexion individuelle et collective (éventuelle) sur un sujet important…

De retour sur le camp, la résilience est surprenante : tout redevient comme avant la manif’. Aucune exultation ou fanfaronnade, pas d’emportements. Personne ici ne voue de culte à la violence, c’est net, n’en déplaise à certains.

À ce propos, la préfète des Deux-Sèvres a dit qu’il y avait eu des tirs de mortiers ( Mortier : on pense évidemment à l’arme de guerre avec toutes les représentations que cela induit et qui sont très présentes dans les esprits depuis la guerre en Ukraine. D’abord si tel était le cas je l’aurais vu, c’est pas vraiment le genre d’engin qui passe inaperçu… Ensuite, cela n’aurait pas été accepté par le reste des manifestants qui se seraient immédiatement désolidarisé.e.s de la manif’, c’est évident : les écolos n’ont pas vraiment appétences pour ce qui touche à la guerre… Enfin, les gamins n’auraient pas pu transporter un arsenal aussi lourd en courant sur d’aussi longues distances (et y’a les munitions qui vont avec !). En revanche la préfète ne parle pas des feux d’artifices qui ont été tirés. Tiens… Comment s’appelle l’engin qui lance des feux d’artifices ? Un mortier… d’artifice. Comment tromper sans mentir…

Qui voudrait détourner l’attention de l’opinion et occulter la réalité ne s’y prendrait pas autrement. Si ce n’était pas gravissime, ce serait loufoque.

Passons.

Pas de critiques de la part des moins radicalisés (disons les « pacifiques  obstinés ») à l’égard des plus radicalisés. Il n’y a pas de clivage. Du coup, le terme « débordements » ne veut rien dire. Dans l’autre sens c’est la même chose : aucun jugement, aucun reproche de la part de ceux et celles qui sont allés au devant du danger. L’unicité dans la lutte est totalement préservée.

La radicalité de l’engagement des corps reste un choix personnel et cela n’entraîne aucune forme de différenciation ou de hiérarchie. C’est assez puissant. J., rencontré la veille nous l’avait dit. Cela c’est vérifié.

La radicalité comporte des risques. Ces risques consentis sont comme des dons individuels faits au collectif afin de lui permettre d’atteindre l’objectif : le thème de la gestion de l’eau aura d’ailleurs été rendue visible au niveau national le soir même et dans les jours suivants.

Ici, nous partageons tous une même vision qui agit comme un ciment d’une incroyable solidité : la vision d’un monde désiré et possible, à la fois plus cohérent, plus juste, plus propre, plus émancipateur.

Bon, pas de douche après le sport… Un jerrycan et un gant de toilette suffiraient ceci dit. Notons au passage que le camp aura accueilli sans doute plus de 1000 personnes pour deux nuits et quelques milliers de transitants pour la journée de samedi pour une consommation d’eau ridicule. La case est cochée, cohérence encore, économie (dans son sens précautionneux), conscience… bref, la case est re-cochée.

Cantine, bar, concert festif, dodo.

Le lendemain

9h, rebelote : distribution des tâches. Avec mes amis et leur voisine de camion, nous prenons l’initiative de réorganiser un peu les poubelles et les trois points de tri des déchets. A .et S. sont des spécialistes du Zéro déchet, en conséquence, les choix sont vite faits : suppression des quelques poubelles isolées et peu identifiées, petit tri dans l’tri. Pas de ramassage à effectuer au sol car le camp est propre… Quelques ajouts de panneaux indicatifs pour la lisibilité. Nous aurons apporté notre pierre à l’édifice du quotidien !

Le volume des déchets est faible au regard du monde à être passé sur le camp. C’est responsable. Quel est le bilan déchet (sur deux jours) du Forum de Davos ? Très vraisemblablement une catastrophe… Bah oui…

Suite à la distribution des tâches, une équipe est partie ramasser les déchet sur les lieux de la manif’ : cela permet au passage de faire un inventaire de l’arsenal qui a été utilisé par les bleus.

Une autre équipe est partie réparer la clôture d’un particulier du village dont la clôture a été couchée la veille sur le chemin du cortège. Bel exemple de responsabilité n’est-ce pas, M. Darmanin ? Vous qui focalisez sur la violence, regardez le contexte de près : analysez la situation dans son ensemble. Ceci étant fait, le point de vue est prêt à être retourné : de quel côté est la violence et qui prend soin du monde au quotidien ?

Début d’après midi : point info et assemblée pour faire le point et décider de la suite, donner des nouvelles des personnes hospitalisées. Nous apprenons que des rassemblements ont été organisés devant les endroits supposés des gardes à vue (des militants n’ayant pas pris part à la manif’ car restés à l’extérieur de la zone d’interdiction de circuler se sont mobilisés).

Une autre action est annoncée, une action mystère… Sitôt dit, le départ est donné. Elle a lieu à 300 mètres du camp. Un tuyau, une des tentacules reliant la bassine à un point de pompage ou de livraison passe par là. Coupe et démontage en règle sous les yeux des hélicos (ils sont là 12h par jour en même temps).

Comme il y a une route tout à côté, les gamins ont pris la précaution de déposer une bonne quantité de gros cailloux sur la chaussée afin de ne pas être dérangés pendant l’opération. Banderoles et cagoules évidemment. 200m plus loin, une fourgonnette de la gendarmerie. Elle surveille son propre barrage…

Un couple de promeneurs avec un chien passe à leur niveau puis arrive au nôtre, tranquillou. Ils ne sont ni hostiles, ni indifférents, échangent quelques paroles avec nous. Scène de la vie de campagne un dimanche… Ils sont plutôt compréhensifs, en fait.

Le travail effectué, le convois repart avec le tuyau brandi comme un trophée. Musique, tambour, « No Bassaran ». La procession rentre lentement au camp en prenant soin de cacher sous des bâches, voiles et parapluies ouverts, les piocheurs et les scieurs du tuyau. Les cailloux sur la routes ont étés enlevés.

L’action bucolique dominicale est terminée. Durée : 3/4h.

Pas mal de personnes quittent le camp malgré l’interdiction de circuler courant jusqu’à 7h du mat’ le lendemain. Il y a des barrages. 135 euros d’amende et idem pour le véhicule si on est pris. Certains tentent le coup et renvoient des infos sur l’emplacement des barrages. Des chemins de sortie sont mis en place en conséquence. Iels assurent jusqu’au bout !

Nous prendrons l’un de ces chemins (Mario 2) et nous nous exfiltreront en fin d’après midi.

Alors ? Partage ou accaparement ?

Quelles ont été les retombées médiatiques ? Quelles seront elles ?

Des affrontements ou du fond, qu’est ce qui prendra le dessus ? Le fond, ça va jusqu’où dans un journal télévisé, dans un flash info, dans une brève ? Les gens comprendront ils que nous nous sommes mobilisés pour le bien commun face à des entités qui paniquent pour leur business en danger ? Creuseront ils le sujet ?

Aura-t-on contribué à enrailler la communication de ces potentats agro-industriels que le naufrage de notre monde ne suffit pas à interroger ?

Les défenseurs d’une logique de concentration et d’accaparement nous rapprochent chaque jour de l’abîme, sans changer quoique ce soit à leurs lignes de conduite.

Il faudrait rester sage et regarder notre monde rabougrir en prenant soin de respecter les convenances ?

Respecter les règles de bienséance comme si tout allait bien ?

L’effroyable cours de nos organisations humaines ne mérite t-il pas un sursaut, un réveil prompt, un surgissement spectaculaire de la conscience collective, une bonne grosse bousculade conceptuelle ?

Si vous êtes de ceux ou celles qui préférez que rien ne bouge, que tout reste stable, identique à hier, que personne ne moufte, qu’on respecte les usages qui nous ont emmenés là, alors, il est encore temps de vous ressaisir : le bateau brûle, coule et une tempête arrive.

Ne restez pas dormir dans vos cabines.

Venez bâtir avec nous les ponts de la rupture.

Le prix de la désinformation est décerné à Europe 1 pour « …il y a eu des affrontements tout le week-end… » 31 oct. 2022 (mensonge au alentour de la quinzième seconde…)

Une mention spéciale à M. Darmanin pour l’usage du terme « écoterroriste » : Sainte Soline et le Bataclan sont donc des faits de même nature ? Des écolos et des antifascistes qui jettent des pierres pour défendre le partage équitable de l’eau et des cinglés qui tirent au hasard avec des fusils d’assaut aux terrasses des cafés et dans une salle de spectacle, on peut les mettre dans l’même panier ?

Être ministre donne t-il le droit de saccager le sens des mots ? la subtilité de la langue française ? de tirer à ce point vers le bas la jugeote du pays ?

Pendant ce temps là, l’accaparement et le saccage avancent.

Numael Ringtone / Novembre 2022

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Sainte Soline, récit contextuel d’un rassemblement

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