Jean-François Bayart : « L’identitarisme annule toute aspiration à l’émancipation »

Professeur à l’Institut de hautes études internationales et de développement de Genève, Jean-François Bayart est chercheur en science politique, spécialiste de l’Afrique et de l’État. Il a récemment publié L’énergie de l’État (1), un ouvrage passionnant et érudit où il défend l’idée que loin de s’opposer, la globalisation, l’universalisation de l’État-nation et la généralisation des consciences identitaires sont des logiques synergiques.

L’un des objectifs de L’énergie de l’État est de substituer une conscience historique à la conscience identitaire. De quoi s’agit-il ?

Ce livre est un livre de science sociale. Il repose sur un aller et retour entre la conceptualisation et une analyse empirique, presque ethnologique, de la réalité sociale. Il cherche à problématiser l’époque actuelle. Nous ne sommes toujours pas sortis du XIXe siècle. Pour moi, la séquence pertinente d’analyse va du début du XIXe siècle à aujourd’hui. Mais cet ouvrage est aussi un livre de critique politique dont le propos est de substituer à l’identitarisme ambiant une conscience historique du monde.

L’identitarisme occupe le devant de la scène. En témoigne l’imposition de problématiques telles que l’immigration et la nation en Europe, l’ethnicité en Afrique, le communalisme en Inde ou l’Islam au Moyen-Orient. Nous sommes dans un monde qui tend à penser en termes d’identité et à avoir une conception essentialiste de celle-ci. Depuis les années soixante-dix et la montée du néolibéralisme, la conscience identitariste s’est imposée, promue par la nouvelle droite du GRECE et d’Alain de Benoist. La droite et une bonne partie de la gauche ont progressivement adhéré à ce récit, à cette focalisation sur l’immigration et le voile, à une conception très essentialiste de la laïcité qui progressivement se transforme en nouvelle religion nationale, n’ayant plus grand-chose à voir avec l’idée libérale de séparation des cultes et de l’État dans la loi de 1905. Les études de genre n’échappent pas à cette force de gravité idéologique.

La généralisation de l’identitarisme s’inscrit dans une logique qui s’enclenche dès le XIXe siècle, avec le romantisme puis l’orientalisme. Il y a des moments où il s’affirme, et d’autres où il s’efface derrière la question sociale. En Europe, cette dernière est peu à peu évacuée du débat politique depuis les années 1970. On ne parle plus que d’identité. C’est frappant en France. Comment le débat électoral peut-il être capté par un homme comme Zemmour alors que nous devons faire face à des urgences comme l’accroissement des inégalités sociales, le chômage et la précarisation de l’emploi, la crise environnementale, l’effondrement des services publics ? Même quand le débat porte sur la question des inégalités de genre, dans la vie sexuelle ou familiale, il est posé en termes identitaristes, y compris par la gauche. Progressivement, nous assistons à une essentialisation des appartenances. On est hétéro ou homo, femme ou homme alors que dans la pratique, on constate que la dynamique de ces mouvements culturels est précisément de s’interroger sur l’essentialisation de ces identités. Beaucoup de gens, en particulier jeunes, refusent l’alternative entre hétérosexualité et homosexualité et recherchent d’autres voies.

Ce constat était déjà à la base de votre critique des études postcoloniales…

Quand j’ai publié Les études postcoloniales, un carnaval académique , j’ai été accusé d’être un horrible réactionnaire alors que j’entends les doubler par la gauche ! Je m’oppose à la façon dont les études postcoloniales ont été reçues en France et précisément à leur dérive identitariste. À l’origine, les études postcoloniales sont un courant historiographique qui s’insurge contre l’historiographie nationale et nationaliste, notamment en Inde. En France, les adeptes de ces études les ont transformées en une espèce de rumination masochiste de la nation. Contresens énorme. Deuxièmement, les études postcoloniales ont une vision assez calviniste de la colonisation qui s’apparenterait à une forme de prédestination. Vous naissez ex-colonisateur ou ex-colonisé, et la messe est dite. Vous êtes piégé par cet héritage, par cette identité. Troisièmement, les études postcoloniales relèvent d’une pensée anhistorique. Elles postulent une colonialité essentielle là où il y avait de la diversité historique, et beaucoup d’ambivalence.

Cette conscience identitaire est-elle la source de ce sentiment d’éternel présent, cette incapacité à se projeter dans l’avenir et à penser des alternatives ?

Si on vous réduit à l’identité dans laquelle vous vous reconnaissez ou à laquelle on vous assigne, alors, quoi que vous fassiez, on vous renvoie à celle-ci. Si vous descendez dans la rue pour vous opposer aux lois néolibérales de Macron, vous n’êtes qu’un Gaulois réfractaire. Dans un autre registre, vous pouvez être un mâle blanc dominant qui ne comprendra jamais rien à la lutte des femmes ou des LGBT parce que vous ne l’êtes pas. On assiste à une fragmentation du paysage et de l’appartenance sociale. La fragmentation même de l’acronyme LGBT, déjà classificateur, en est un exemple. Il ne suffit plus, il faut ajouter d’autres lettres.

« Enfermer le monde dans une catégorie d’identité, c’est le priver d’utopie, d’idéologie progressiste. »

Ceux qui dénoncent le communautarisme en France sont ceux qui le fabriquent. Qui nous parle d’Islam à longueur de journée ? Que se produit-il à force de traiter les musulmans comme musulmans, alors qu’on pourrait les considérer comme Français quand ils sont Français, ou comme ouvriers, gays ou que sais-je encore ? L’Islam n’existe pas. J’ai voyagé dans beaucoup de pays dits musulmans, je n’ai jamais rencontré Monsieur Islam. J’ai rencontré beaucoup de musulmans qui n’étaient jamais d’accord entre eux, religieusement, politiquement ou nationalement. Le monde arabo-musulman n’existe pas. Dans les pays arabes, il n’y a pas que des Arabes. Il y a des Kurdes, des Berbères et bien d’autres. Tous les habitants de ce monde « arabo-musulman » ne sont pas musulmans, il y a des juifs et des chrétiens. Parler de monde arabo-musulman, c’est une assignation identitaire et anhistorique. Enfermer le monde dans une catégorie d’identité, c’est le priver d’utopie, d’idéologie progressiste. L’identitarisme annule et coopte toute aspiration à l’émancipation. La tragédie est que la gauche a adhéré à ce récit qui lui interdit de penser et de proposer.

Pouvez-vous nous expliquer le titre de votre livre L’Énergie de l’État ?

L’Énergie de l’État s’est imposée car dans mon cheminement de chercheur, j’ai retrouvé l’œuvre de Bergson, plus proche de celle de Marx qu’on ne pourrait le croire. Deux choses m’ont intéressé. La première est sa critique, aussi impitoyable qu’intelligente, de l’évolutionnisme. C’est très important car la fameuse séquence XIXe-XXIe siècle a été dominée par de grands récits évolutionnistes : le Progrès, le socialisme, le fascisme d’une certaine manière, le développementalisme, le néolibéralisme, la chute du mur de Berlin et de l’Union soviétique au profit de la « transition » vers la démocratie et l’économie de marché, la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama. Ce discours évolutionniste est encore à l’œuvre aujourd’hui à propos de l’Iran. La révolution y serait en marche. Les mollahs vont être renversés et on va instaurer la démocratie. L’Histoire a malheureusement montré que c’est plus compliqué que cela. Mettre en doute le récit évolutionniste n’est pas de la trahison de classe, c’est simplement un effort de lucidité que doit faire le chercheur. Cette lucidité peut être utile au combat politique.

Deuxième point, Bergson nous permet de comprendre la compénétration des durées. Il oppose la durée et le temps. La durée, c’est notre conscience, la conscience de notre vie personnelle. C’est aussi la conscience historique. Au fond nous avons un sens de la durée, celle de notre vie, de notre pays, de notre civilisation, de la classe ouvrière, etc. La durée est en quelque sorte une notion qualitative qui relève de notre expérience. Bergson l’oppose au temps qui relève de l’espace. Le temps est quantifié. C’est aussi une notion politique car le temps a été une dimension fondamentale de l’exploitation de la classe ouvrière, par exemple. Le grand historien marxiste Edward P. Thomson rappelait comment les patrons de la révolution industrielle anglaise interdisaient aux ouvriers de porter des montres pour être libres de manipuler les horloges de l’usine et leur grappiller quelques minutes de travail en plus. Il n’y a pas de petit profit !

Les sociétés reposent sur la compénétration des durées. Les Français que nous sommes, vivons dans l’immédiateté. Les uns pour porter les réformes de Macron, les autres pour s’y opposer. Mais, dans ces combats contemporains, nous sommes simultanément habités par des mémoires historiques nationales, éventuellement conflictuelles, comme celles de la Résistance et de Vichy. Or, les polémiques qu’a suscitées la volonté d’Éric Zemmour de « réconcilier » Vichy et de Gaulle ont rappelé combien les mémoires historiques demeurent passionnelles et antagoniques. Parce qu’elles nous parlent aussi du présent et du futur.

Vous employez également la notion de fausse reconnaissance…

Bergson l’emprunte à Charcot, le grand psychiatre qui a notamment inspiré Freud, pour désigner ces mémoires qui parasitent la conscience immédiate et individuelle de nos contemporains, en particulier sous la forme de mémoire traumatique. Par exemple, la conscience des victimes d’actes pédophiles peut être parasitée par la mémoire de l’agression sexuelle qu’ils ont subie. Cela peut devenir une obsession qui déforme leur appréhension du monde. Cela existe également chez les peuples, par exemple chez les juifs ou les Arméniens avec la mémoire traumatique de la Shoah et du Génocide.

La mémoire de l’esclavage et de la colonisation produit une fausse reconnaissance quand elle conduit à reconnaître la situation coloniale ou la situation esclavagiste dans la situation présente. On retrouve là ma critique des études postcoloniales. Or, il ne faut pas prendre des vessies identitaires pour des lanternes historiques. La mémoire de la colonisation va être appréhendée par certains comme une espèce de fatum qui les installe dans le ressentiment.

L’État, fut-il postcolonial, est une production, ce n’est pas une essence. Cela explique l’entêtement avec lequel je refuse de donner une définition de l’État. L’État est un évènement. Pour Deleuze le concept doit dire l’évènement et non l’essence. L’État est un processus. Au fond c’est très marxien. Marx voyait l’histoire comme une production. C’est la raison pour laquelle je récuse ou en tout cas je refuse d’endosser toutes les définitions normatives de l’État qui sont au cœur du débat public.

C’est-à-dire ?

On nous dit par exemple qu’en Afrique, l’État serait « failli » ou « en crise ». C’est très normatif. On y observe plutôt un processus de formation de l’État, et rien ne dit qu’il est en panne. On m’objecte la corruption. Pour ma part, je préfère parler d’accumulation primitive du capital. Des acteurs accumulent du capital par le biais de la coercition et du pouvoir d’État. À Douala, il existe un carrefour des Quatre Voleurs. À chaque angle se situe un immeuble qui appartient à une personnalité occupant une position politique ou administrative importante. Mais à Paris, il existe aussi plein de carrefours des Quatre Voleurs. Le boulevard Pereire porte le nom d’une famille de banquiers qui avait pignon sur rue et faisait des affaires main dans la main avec le préfet Haussmann. À propos duquel Jules Ferry a pu écrire en 1868 Les Comptes fantastiques d’Hausmann. Le processus d’accumulation primitive de capital par le chevauchement de positions de pouvoir économique et politique est au cœur de la production de l’État.

Les définitions normatives de l’État peuvent être utiles du point de vue philosophique ou politique. En Afrique, des gens descendent dans la rue pour réclamer un État non corrompu. Il faut respecter ce combat. Les Africains sont habités par deux consciences historiques. Là où on retrouve la compénétration des durées… Une conscience de la res publica héritée du colonisateur qui met au cœur du combat politique une conception de l’intérêt général et cherche à dissocier le pouvoir politique de l’accumulation économique. Simultanément ils appartiennent à une société politique où s’exprime un autre ethos civique. C’est l’ethos du village que décrit Maurice Agulhon dans La République au village, cette osmose entre l’ethos républicain et l’ethos villageois en Provence, au XIXe siècle. En Afrique, l’ethos du village assimile de manière très marxienne l’accumulation de richesse à la sorcellerie. Quand un personnage s’enrichit sans redistribuer, on va l’accuser de sorcellerie.

Marx décrit le capital comme un vampire qui pompe le sang des prolétaires. Et, comme souvent en Afrique être riche, c’est être fonctionnaire alors, pour redistribuer, il faut taper dans la caisse de la préfecture ou du ministère. Les acteurs africains sont tiraillés entre deux répertoires civiques auxquels ils doivent se conformer simultanément. Le répertoire de la res publica et le répertoire du « ventre », pour reprendre une expression camerounaise. Cette distorsion entre la loi de la République et l’ethos du village, ou plutôt de la montagne, les Briançonnais qui portent secours aux migrants la connaissent également.

Peut-on dire que la conscience identitariste est le produit de l’État ?

L’État fabrique très largement la conscience identitariste, notamment l’ethnicité, le communalisme, le confessionnalisme, mais aussi la nation elle-même. Ce sont les tenants du pouvoir d’État depuis la Révolution française qui vont donner un contenu idéologique à la Nation. La nation est inventée par des intellectuels qui vont notamment créer une culture « populaire », « authentique » (sic). C’est particulièrement frappant en Europe centrale où des intellectuels, parfois étrangers, vont définir une identité hongroise, bulgare ou encore roumaine en mobilisant une série de mythes historiques parfois tirés d’une relecture biaisée de l’Antiquité. Ainsi les Roumains seraient des descendants des légions romaines…

En interaction avec la société, l’État produit une idéologie nationale mais également une idéologie particulariste, une idéologie du terroir. En France, ce sont les « petites patries ». C’est Le Tour de France par deux enfants, livre emblématique de la IIIe République. La France des 360 fromages illustre aimablement l’interaction entre terroirs et nation dans la mesure où c’est bel et bien le marché national (et international) qui a fait naître ces fromages. Dont le camembert.

Les premiers révolutionnaires ont une conception assez large de l’appartenance des individus à la nation éloignée de l’identitarisme…

La nation était un projet émancipateur et universaliste. Mais cela a été presque simultanément une entreprise de prédation et de colonisation de l’Europe. Quand les armées françaises victorieuses se réclament de la nation et de la patrie des Droits de l’homme, il y a une part d’ethnocentrisme et aussi d’impérialisme. Napoléon Ier l’a complètement assumé. C’est aussi une entreprise de prédation dont le Louvre reste l’expression. Une bonne partie de ses collections sont le fruit des rapines napoléoniennes. La réalité est plus compliquée que ne la décrit le roman national français.

On retrouve cela dans le discours de Macron sur la « révolution » iranienne qui est un pot-pourri de contradictions mêlant une revendication d’universalité dont la France serait l’incarnation évidente et une arrogance ethnocentrique. C’est le même Macron qui encourage la lutte de Blanquer contre le wokisme et refuse d’écouter la parole des subalternes. La contradiction inhérente à la Révolution française entre l’idée de nation, qui peut être très facilement captée par des identitaristes, et son message émancipateur et universaliste reste au cœur du pataugeage actuel.

Je n’ai pas la même conception de la nation ou de l’identité française que Madame Le Pen, Monsieur Zemmour ou Monsieur Valls. Ce qui montre que l’identité française, ça ne veut rien dire. L’identité ou la culture ne sont pas une essence. Ce sont des évènements d’identification, des « signifiants flottants ». Ce qui compte, c’est l’identification, c’est-à-dire à la fois l’auto-identification et la manière dont on est identifié par l’Autre, et notamment par les détenteurs du pouvoir. Je suis Français (et musulman). Le pouvoir m’identifie comme musulman (et donc pas complètement Français) Max Weber définit l’État comme le monopole de la violence légitime sur un territoire donné. Mais en amont il y a son monopole de la dénomination légitime : tu es ceci ou cela, et en fonction tu as ou n’as pas tels droits.

Selon vous mondialisation, universalisation de l’État-nation et montée de l’identitarisme ne s’opposent pas mais sont les sommets d’un même triangle. Pouvez-vous nous expliquer votre « théorème du camembert » ?

Le lecteur sera surpris qu’on utilise un fromage rond pour parler d’une triangulation. De par son histoire le camembert fournit en quelque sorte une allégorie. L’idée selon laquelle notre identité et notre culture sont victimes de la globalisation, et l’État est mis à mal par la globalisation, domine le débat public. Or, la mondialisation, l’État-nation et la culture sont en synergie plutôt qu’en contradiction.

Premier sommet du triangle : l’unification du monde est un processus hétéroclite et à géométrie variable. Ce processus est plus sensible à Manhattan que dans le Midwest, à Shanghai que dans la Chine de l’intérieur, ou dans le centre de Paris qu’en Lozère. C’est un processus hétérogène parce qu’il n’y a pas « le marché » mais plusieurs marchés. Celui des capitaux dont l’intégration est beaucoup plus poussée que celui des biens ou celui du marché international de la force de travail. D’autres effets de l’intégration sont imbriqués avec l’expansion mondiale du capitalisme mais ne s’y réduisent pas comme, par exemple, l’intégration technologique, scientifique, artistique ou religieuse. On l’oublie, mais le XIXe siècle fut un grand siècle religieux avec l’expansion missionnaire du christianisme et la progression de l’islam, dans le cadre de la colonisation, ou encore avec la naissance de l’hindouisme.

« Il existait une sorte de patriotisme colonial qui donnera lieu in fine à des nationalismes coloniaux. »

Toutes ces logiques se mêlent mais peuvent aussi se contredire. La politique de prohibition migratoire des États-Unis à la fin du XIXe est venue contrarier les logiques du capitalisme industriel et financier. Le mouvement communiste international a été un mouvement d’intégration du monde. Même si Marx et Engels n’ont pas véritablement compris que l’expansion du capitalisme pouvait s’accompagner d’une fragmentation politique, il n’empêche que des gens de toutes origines se sont reconnus dans le mouvement communiste international. Et ce mouvement d’intégration a contredit d’autres logiques d’intégration du monde comme la logique capitaliste.

Deuxième sommet du triangle : l’État-nation. C’est un paradoxe mais l’un des effets de l’uniformisation du monde est l’universalisation de l’État-nation comme forme légitime du pouvoir politique. Par exemple en Afrique, les empires coloniaux, phénomènes d’intégration du monde, ont installé une conscience territoriale de leurs possessions qui progressivement va se transformer en conscience nationale dont on voit les prémisses chez les colonisateurs eux-mêmes. Il existait une sorte de patriotisme colonial qui donnera lieu in fine à des nationalismes coloniaux, par exemple avec l’indépendance de la Rhodésie de Ian Smith en 1965.

L’Amérique latine est le produit du nationalisme colonial. Ce sont les élites impériales espagnoles qui divorcent de la métropole dans le contexte de l’occupation napoléonienne de l’Espagne. L’État-nation s’est universalisé grâce à la colonisation. L’universalisation de l’État-nation a été simultanément un effet d’intégration du monde et un effet de fragmentation de ce dernier. Cela a donné lieu, avec la création de la Société des nations puis de l’ONU, à un système multilatéral que ne cessent de tirailler les intérêts nationaux. La reconnaissance d’un État par l’ONU (ou hier la SDN) suppose l’aliénation d’une part de sa souveraineté, par soumission au droit international. L’indépendance des colonies ou des provinces des empires habsbourgeois et ottomans a paradoxalement institué leur dépendance, au moins juridique et théorique, mais aussi économique, par rapport à l’ordre international. Il n’y a pas un jeu à somme nulle entre l’intégration du monde et l’État-nation. C’est une combinatoire qui se poursuit aujourd’hui.

« En 1989-1991 l’effondrement de l’empire soviétique ne le dissout pas dans le marché. Il donne naissance à un système d’États-nation dont le carburant idéologique est le nationalisme »

Dernier sommet du triangle : l’idéologie non moins paradoxale de la globalisation est le culturalisme et l’identitarisme. 1848 voit simultanément la revendication de la nation avec le Printemps des peuples et le triomphe du libre-échange ; l’unification du monde et la célébration de la nation et de sa vision romantique, souvent folklorique. En 1989-1991 l’effondrement de l’empire soviétique ne le dissout pas dans le marché. Il donne naissance à un système d’États-nation dont le carburant idéologique est le nationalisme et une définition ethnoreligieuse, russe (ou ukrainienne) et orthodoxe, de la citoyenneté.

Ces deux moments devraient amener nos politiques à réfléchir sur ces effets de triangulation. Une des causes de la panne idéologique de la gauche est que précisément elle continue à poser comme contradictoires des choses qui font synergie. Macron, Sarkozy et Valls sont des imprésarios talentueux et désespérants de cette combinaison. Macron conjugue l’imaginaire national le plus ringard, avec le Puy du Fou, la Pucelle d’Orléans et la nostalgie du roi, et le catéchisme de la start-up nation. Sarkozy était national-libéral : national pour les pauvres et libéral pour les riches.

L’émergence d’acteurs non étatiques comme les ONG ou les mafias, l’intégration européenne ou encore les privatisations n’accréditent-elles pas au contraire l’idée d’un recul des États-nation ?

Je m’inscris en faux contre cette idée. Les acteurs transnationaux émergent en même temps que les États-nations. Les premières organisations internationales comme celles du temps universel ou de l’Union postale universelle sont concomitantes des États-nation dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce sont les États qui sont parties prenantes de ces organisations multilatérales, c’est-à-dire intergouvernementales. Les institutions internationales, les forces du marché ne remettent pas en cause l’État-nation. Le marché est toujours allé main dans la main avec l’État. Il n’est pas de propriété privée sans État. C’est lui qui en définit le droit.

L’idée marxienne d’accumulation du capital met le doigt sur cette synergie entre l’État et le capitalisme. La main invisible du marché, c’est l’État. On voit bien comment, avec Macron, nous avons simultanément cette incarnation monarchique de l’État et la promotion de la start-up nation. L’affaiblissement de l’école publique, de l’hôpital public, de la protection sociale vont satisfaire des intérêts privés. Mais la privatisation au sens économique du terme et la privatisation des États, la bureaucratisation néolibérale des États dont parle Béatrice Hibou vont de pair avec un nouvel absolutisme.

En déléguant aux compagnies aériennes le contrôle des visas Schengen qui elles-mêmes l’ont sous-traité à des sociétés privées de sécurité, l’État a ruiné à bas bruit le droit d’asile. Les compagnies aériennes privées collectent les données personnelles au profit des États-Unis qui se basent sur celles-ci pour octroyer ou non un visa. La libéralisation des marchés de capitaux s’accompagne d’une surveillance des flux mise en œuvre par les banques privées au nom de la lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine.

Quant aux mafias, elles marchent main dans la main avec les États. C’est le cas de l’Italie mais aussi de plus en plus de la France (ou d’une partie de son territoire comme la Corse ou la région PACA). En Russie, le pouvoir de Poutine n’est pas déconnecté de celui des mafias russes.

Privatisations, mafias sont des formes d’accumulation primitives ?

Absolument. En Chine, les triades ont été au cœur de cette accumulation et de la gestion de l’exportation de main-d’œuvre au XIXe siècle, et du passage de l’Empire à celui d’un État-nation qui reste assez impérial. Les triades continuent de jouer un rôle. Le pouvoir du PCC s’appuie sur elles à Hong Kong notamment. En France, un homme comme Pasqua assurait la liaison entre les réseaux gaullistes et le gangstérisme. Il y a eu une alliance entre une partie la Résistance et le gangstérisme corse qui a ensuite joué un rôle dans la répression du mouvement communiste et du mouvement syndical. Le milieu corse a tenu une place éminente dans le contrôle démocratique, en tout cas électoral, de Marseille. L’enjeu de ces coalitions est politique, mais aussi économique. Elles verrouillent le trafic de drogue, le marché immobilier, le blanchiment d’argent, certaines filières commerciales.

Pourquoi employez-vous le terme d’État-nation et pas celui d’État-nation capitaliste ?

Ce serait une notion idéologique et un peu réductionniste. L’État a évidemment partie liée au capitalisme mais je ne pense pas qu’il soit réductible au capitalisme. Parler d’État capitaliste renvoie à un marxisme économiciste qui a tendance à réduire la superstructure de l’État à l’infrastructure des rapports sociaux de production.

L’inégalité sociale est fondamentalement d’ordre capitaliste mais, comme le montre Thompson dans La Formation de la classe ouvrière anglaise , la formation des classes sociales est aussi un processus culturel. On ne peut pas dissocier la fabrication des inégalités sociales du style de la domination. Un style est toujours culturel et historique. Macron essaye d’adopter un style culturel national de la domination. Il se réfère au roi. Il s’inscrit dans l’extrême centre, celui des thermidoriens, des napoléoniens. Il s’agit toujours d’écraser le mouvement social au nom de la nation ou de la République. Or le style de la domination est classificatoire. C’est l’État qui dit qui est l’esclave ou qui ne l’est pas. C’est l’État qui dit qui est l’homme et qui est la femme, et quels sont ou ne sont pas leurs droits. C’est l’État qui vote la criminalisation de l’avortement et ensuite sa légalisation. Répétons-le, le monopole de la dénomination légitime sur un territoire donné trace les contours de l’inégalité sociale.

Parmi les scénarios de cette production de l’inégalité par l’État vous mentionnez celui de la « révolution conservatrice »

La révolution conservatrice renvoie à un moment précis de l’histoire européenne qu’ont incarné à peu près concomitamment le fascisme italien, le national-socialisme, les régimes autoritaires d’Europe centrale entre les deux guerres et le kémalisme en Turquie. Ce moment historique, c’est celui de la chute des empires, de l’épouvante de la guerre, de la gueule de bois de la défaite ou de la victoire « mutilée » pour reprendre l’expression de Mussolini à propos de l’Italie, de l’abjection de la pauvreté de masse, de la tentation d’effacer tout cela en reprenant les armes et en promouvant un « homme nouveau ».

« Mon livre peut aussi être lu comme la critique urgente de la révolution conservatrice en cours à l’échelle mondiale. »

Dans les faits, il s’agit d’une invention de la tradition : celle de la Rome antique, de l’Aryen, du Turc. En quelque sorte de fondamentalismes identitaires, que l’on peut ériger en idéaltype. Le concept de révolution conservatrice consiste alors en une vision identitariste et essentialiste du peuple, et en une conscience du ressentiment de la défaite ou de la pauvreté dont on impute la responsabilité à un ennemi lui-même essentialisé. Aujourd’hui nous y sommes à nouveau ! En Grande-Bretagne et aux États-Unis. En Europe centrale et, de plus en plus, occidentale. En Turquie, en Israël et en Inde. Et bien sûr en Russie où le ressentiment né de la disparition de l’Empire soviétique, de l’expansion de l’OTAN, de son intervention au Kosovo et en Libye a inspiré à Poutine sa guerre d’agression contre l’Ukraine.

Mon livre peut aussi être lu comme la critique urgente de la révolution conservatrice en cours à l’échelle mondiale.

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Jean-François Bayart : « L’identitarisme annule toute aspiration à l’émancipation »

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