Roberte Hamayon: «La planète n’est pas infinie, il faut s’occuper d’elle»

Anthropologue et linguiste, Roberte Hamayon (Ecole pratique des hautes études) a beaucoup enquêté en Mongolie et en Bouriatie. Elle a notamment publié la Chasse à l’âme, esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien (réédition La Völva, 2017) et le Chamanisme, fondements et pratiques d’une forme religieuse d’hier et d’aujourd’hui (Eyrolles, 2015).
Entretien initialement publié le 8 mars 2017.
D’où vient le mot chaman ?

«Saman» est un terme toungouse. Ce peuple vivait traditionnellement de la chasse et de l’élevage du renne en Sibérie. La racine veut dire «remuer l’arrière-train», en parlant des animaux, pendant le rut. Lors des rituels, les chamans de la taïga portaient une couronne à ramures de cervidés en fer, stylisée, autant de signes d’un lien avec la chasse.

C’est-à-dire ?

Pour les peuples de la forêt sibérienne, l’espèce humaine est une espèce parmi d’autres. Elle doit s’intégrer dans la chaîne alimentaire et pour cela s’accorder avec les espèces qu’elle consomme : elle pourra prendre leur viande ou la chair des animaux impunément et devra tout faire pour que leur âme «revienne» pour une nouvelle vie. Voilà le principe du chamanisme. On imagine que chaque espèce a un esprit, sorte d’âme collective. Lors d’un grand rituel annuel, le chaman concrétise cet échange, en «épousant» une femelle cervidée imaginaire. Elle représente son espèce et, lui, son groupe humain. Il obtient ainsi, sous la forme du droit du mari sur la femme, le droit de chasser.

D’où le rôle de la couronne à ramures ?

Oui. Pour ce «mariage», le chaman doit avoir l’air d’un cervidé. Au début du rituel, il se déhanche, fait des bonds, trépigne, comme un renne en rut. Il doit repousser ses rivaux, chamans d’autres groupes. Ensuite, il soutire de son «épouse» de la chance : des promesses de gibier. La notion d’alliance n’est pas spécifique au chamanisme. Pensons à la prise de voile d’une religieuse dans le christianisme, c’est comme un «mariage» avec le Christ. Au Moyen Age, le roi était «l’époux» de son royaume et l’évêque celui de son évêché. Cette métaphore matrimoniale est très importante. Le roi devait prendre soin du royaume. Le chaman devait protéger le cadre de vie de son «épouse» renne : la forêt. La planète n’est pas infinie, il faut s’occuper d’elle. Les peuples chamanistes se sentent les précurseurs de l’écologie.

Que rend l’humanité en échange du droit de chasser des rennes ?

Elle se rend elle-même. On retarde le moment de la mort le plus possible, mais il faudra mourir en se rendant à la forêt, d’où l’idéal de la «mort volontaire» : le vieux chasseur s’en va disparaître dans la nature. On met les corps sur de hautes plateformes, offerts aux charognards. On pense que des esprits d’espèces carnivores sucent la vitalité humaine tout au long de la vie : c’est l’explication de la maladie et de la mort.

Ces rituels étaient-ils encore pratiqués quand vous vous êtes rendue en Sibérie et Mongolie à la fin des années 60 ?

Non. Il restait de rares chamans clandestins, c’est tout. La pratique était perdue. Sédentarisés, les gens ne vivaient plus de chasse. Le chaman était considéré avec mépris par les autorités soviétiques, comme par les autorités impériales auparavant. Pour comprendre, il faut revenir à l’histoire de la diffusion du terme «chaman». A la fin du XVIIe siècle, dans le récit d’un archiprêtre de l’Eglise orthodoxe exilé en Sibérie, le chaman apparaît comme un rival diabolique, extravagant et primitif. Il le reste pendant un siècle, en Russie et en Europe. Mais peu à peu, cette perception change. Influencés par les Lumières, les savants allemands envoyés en Sibérie par Pierre le Grand ne voient plus dans le chaman un personnage religieux, mais un imposteur qu’il faut démasquer et dénoncer. Et la pratique devient clandestine dès la fin du XVIIIe siècle.

Au fil du temps, le chamanisme est devenu une construction occidentale ?

Oui. Après l’image du charlatan, il y a eu la vague romantique : au début du XIXe siècle, le chaman est perçu comme un noble magicien capable d’affronter l’hostilité de la nature sauvage. Cela ne dure pas. A la moitié du XIXe siècle, la colonisation change à nouveau la perception occidentale du chaman. En Sibérie, les populations chamanistes multiplient les rituels pour lutter contre le colonisateur. Ces rituels les réconfortent, les soulagent. Les observateurs, médecins, administrateurs, laissent faire. Même s’ils interprètent les gestes du chaman comme psychopathologiques. Ainsi s’instaure en Sibérie la vision «thérapeutique» de la pratique chamanique. Dans le même temps, partout dans le monde, en Amérique, en Afrique, les colons occidentaux observent des sorciers, des guérisseurs, des devins… Or, des devins, on en avait eu chez nous, et des guérisseurs, il y en avait encore dans nos campagnes. Alors on a décidé à la fin du XIXe siècle de les qualifier de «chamans», car ce terme exotique permettait de faire une plus nette distinction entre «nous» et «les autres».

Le chamanisme a ensuite été très à la mode chez nous…

On peut retracer les origines de cette vogue de la façon suivante. Dans les années 60, sortent aux Etats-Unis les livres de Mircea Eliade et de Carlos Castaneda : ils exaltent l’idée de quête spirituelle. C’est l’époque du déclin des grandes religions, de la décolonisation, de la découverte des peuples indigènes, du début de la vague écologiste et du new age… Le néochamanisme est un élément fondamental du développement du new age, et réciproquement. L’anthropologue américain Michael Harner, qui avait vu des chamans chez les Jivaros d’Amazonie, a créé un néochamanisme pour occidentaux, sans référence culturelle ni aux Sud-Américains ni aux Sibériens, sous le nom de core chamanism, ou «chamanisme essentiel». Il a fondé dans les années 80 la Foundation for Shamanic Studies, qui a créé des filiales partout en Europe. Dès la chute de l’Union soviétique, Michael Harner s’est rendu en Sibérie pour dire aux peuples autochtones «on va vous réapprendre votre chamanisme». Il a joué un grand rôle dans le renouveau du chamanisme qu’on y observe aujourd’hui.

Quelle est la fonction du chamanisme aujourd’hui ?

Il répond à des demandes privées, qui relèvent de la sphère de l’intime, individuel ou familial. Il est bien sûr rémunéré. Les nouveaux chamans, hommes et femmes, sont nombreux depuis une vingtaine d’années, surtout dans les villes. Les motifs de recours à leurs rituels sont variés : santé, fécondité, se trouver un mari, réussir aux examens, faire en sorte qu’un voyage se passe bien… En Corée du Sud ou à Taiwan, vous pouvez chamaniser pour jouer en Bourse. Le point commun entre tout ce qu’on peut demander à un chaman, c’est qu’on ne peut pas le produire : pour l’obtenir, il faut de la «chance». Autrefois, c’était le droit de chasser et la chance à la chasse, aujourd’hui, c’est juste de la chance, dans n’importe quel domaine. On peut trouver chez nous des pratiques de type chamanique, comme une messe pour les truffes près de Montélimar, ou les petits cartons distribués dans le métro parisien par les marabouts qui promettent l’amour ou le succès en affaires, ou encore les cordons noués autour du poignet pour dire «c’est mon lien avec tel esprit, il me protège». En aucun cas il ne s’agit d’un culte rendu à une divinité. L’idée chamanique de base, c’est que votre âme, à vous, humaine, peut faire un accord profitable avec telle ou telle instance spirituelle, comme autrefois dans la vie de chasse avec les esprits des espèces gibiers. C’est aussi pour cela que le chamanisme a du succès, bien que les gens n’en soient pas conscients: il ne s’agit pas de se mettre à genoux devant un dieu. On ne prie pas, on essaie d’obtenir le maximum des esprits avec lesquels on pense être en relation. On a envers eux une attitude de connivence et non d’obéissance. Cela va tout à fait avec notre époque, individualiste et libérale, où on établit des réseaux de relations. Il n’y a pas à vénérer, il n’y a pas de relation hiérarchique, il y a des intérêts communs et des échanges.

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