Politique : Kaïs Saïed serait-il (réellement) une réincarnation de Henri II ou de Charles 1er ? – Kapitalis

Quand, en Tunisie, ceux qui se font nommer «opposition» parlent de tyrannie, de liberté, d’indépendance de la justice, et de démocratie, il faut comprendre de quoi il s’agit exactement. Car sans une justice, institution sous l’autorité de l’Etat, il ne saurait y avoir de justice équitable, ni à fortiori d’Etat. C’est ce que nous enseigne l’Histoire de l’humanité. Et que le président Kaïs Saïed peine à faire admettre à ses opposants, dont la justice est le cadet de leurs soucis. car ils sont plutôt inquiets de rendre compte à la justice de leurs abus passés.

Par Dr Mounir Hanablia *

Le conflit qui s’est exacerbé le 25 juillet dernier oppose le président de la république aux partis politiques qui critiquent ce qu’ils perçoivent comme étant une dérive autoritaire menaçant les fondements de la démocratie.

Parmi les choses entendues, l’indépendance de la justice relativement au pouvoir exécutif, constitue un paradigme dont ceux qui se qualifient d’opposition ne cessent de souligner l’importance, particulièrement depuis l’arrestation de l’ancien ministre Noureddine Bhiri. Mais il faudrait déterminer pourquoi le principe préétabli selon lequel le pouvoir judiciaire devrait échapper à l’exécutif soit le seul valable pour autant qu’il corresponde bien à la réalité.

Justice divine, droits de l’homme et justice humaine

Dans la tradition arabo-islamique, le juge a toujours constitué le bras séculier du calife, représentant l’autorité du Prophète Mohamed et du Coran, la parole révélée de Dieu. Mouaouia Ibn Abi Sofiane, après Siffine, avait largement bénéficié d’un recours juridique appelé «arbitrage» censé être issu du Coran, grâce à un subterfuge de son représentant Omar Ibn Al Ass  chargé de faire valoir ses droits au califat face à Ali, calife élu et cousin du Prophète. Ali avait été accusé de s’abstenir d’appliquer la justice divine et de châtier les assassins du calife Othman, son prédécesseur, s’exposant ainsi selon ses ennemis à être déchu de son droit à diriger la communauté des croyants.

Mais l’Ancien Testament s’était déjà fait l’écho du conflit ayant opposé les juges d’Israël, représentés en tant que prophètes annonciateurs de la volonté de Yahvé, aux rois, considérés comme des tyrans souvent lubriques s’écartant volontiers de la Loi de Moïse. Et Saint-Augustin avait théorisé la christianisation de l’exercice politique du pouvoir, en reprenant le vieux principe romain selon lequel il ne pouvait y avoir de paix dans la société sans un prince dispensant équitablement la justice.

L’empereur de Byzance Justinien a été l’incarnation de la pensée de Saint-Augustin qu’on nommerait le Césaropapisme puisqu’il fut non seulement un empereur guerrier, mais aussi un législateur auteur du Code portant son nom. Et cette pensée s’opposait à celle platonicienne grecque, selon laquelle l’être humain n’étant pas parfait ne pouvait se détourner de l’erreur que grâce à un échange continu d’idées avec ses semblables, et à l’étude.

Mais au moyen âge, mis à part les traditions primitives des tribus germaniques et normandes de plébiscite du chef en la personne du guerrier le plus intrépide, qu’on ne pourrait plus tard pas ignorer en Grande-Bretagne, terre d’immigration des Anglosaxons, des Vikings et des Normands, le modèle politique en vogue était celui issu de Rome, celui du roi monopolisant entre ses mains un pouvoir indivisible de droit divin.

Mais c’est en Angleterre que la question de la définition du pouvoir politique allait se poser avec une acuité particulière, tant bien même les conflits entre les empereurs germaniques et les papes latins (conflit de dévolution) diviseraient la chrétienté pendant des siècles.

Après la guerre civile ayant opposé la reine normande Mathilde fille de Henri Ier, à Etienne de Blois, les choses rentrèrent dans l’ordre quand ce dernier accepta de nommer comme héritier Henri, le fils de son ennemie Mathilde et du seigneur Angevin Geoffroy Plantagenêt. A son avènement, Henri II, ainsi qu’il passa à la postérité, dut promettre de respecter les «libertés» de ses sujets. En fait de libertés, il s’agissait surtout de respecter les droits de l’Eglise de nommer ses propres prélats, et de les soustraire le cas échéants à la justice du roi, en ne les faisant juger que par des tribunaux ecclésiastiques, et éventuellement par la Curie Romaine.

Consolider l’autorité de l’Etat face aux empiètements

Alors que ce qu’on a nommé Empire Plantagenêt comprenait par le jeu des conquêtes et surtout des mariages, outre la Grande-Bretagne, toute la façade atlantique du Royaume de France constituée de territoires hétérogènes souvent enclins à la révolte et aux interventions du roi de France, Henri II d’Angleterre ne pouvait tolérer qu’en plus de cela, l’Eglise échappât à son contrôle.

C’est ainsi que les accords de Clarendon remirent en question l’autonomie de l’Eglise et institutionnalisèrent les droits du roi d’interférer dans les nominations des prélats tout en rétablissant la primauté du tribunal séculier pour juger leurs crimes. Un conflit ouvert s’en suivit entre le Roi et l’Eglise qui atteignit son point culminant avec l’assassinat de Thomas Becket en 1170. Mais les révoltes et les luttes intestines entre les princes finirent par avoir raison du Royaume et en 1215 il n’en restait plus outre-mer que la Gascogne.

C’est à ce moment-là qu’une révolte obligea Jean Sans Terre, l’un des fils d’Henri II, à concéder ce qu’on nommerait la Magna Carta, ou Grande Charte, qui restreignait les pouvoirs du Roi en lui faisant obligation de respecter des franchises ecclésiastiques et bourgeoises, de ne pas priver un noble ou un prêtre de sa liberté sans le faire juger par ses pairs, et de ne pas lever d’impôts sans l’assentiment d’un Grand Conseil, composé de 25 barons, sous peine d’être déposé, au besoin par la force.

La Magna Carta fut donc un document contre l’absolutisme royal, plus précisément  la corruption de ses officiers, baillis et shérifs, censés retreindre les pouvoirs judiciaires du seigneur par l’exercice de la justice royale et de l’impôt mais qui très souvent en tiraient un bénéfice personnel pour s’enrichir, et ce malgré le contrôle de l’Echiquier (office des finances royales). Mais ce ne fut pas le seul document de ce type. Le Roi d’Aragon avait concédé des droits semblables juste avant sa mort sous les murs de Toulouse à la bataille du Muret en 1213, et celui de Hongrie rédigerait la Bulle d’Or dans le même esprit en 1231.

Cependant en Angleterre cette Magna Carta pendant 5 siècles ne fut pas oubliée et eut cela de particulier qu’elle constitua toujours la référence contre l’absolutisme royal. Si la souveraineté du Parlement a été institutionnalisée en Angleterre vers 1660, après ce qu’on a nommé la Révolution Anglaise et l’exécution du Roi Charles Ier, la Magna Carta n’y fut pas étrangère. Les droits que les nobles et l’Eglise réclamaient pour eux-mêmes relativement à une justice équitable au XIIe siècle furent, bourgeoisie oblige, étendus à tous les sujets, et au XVIIe  siècle on nomma cela «habeas corpus»

Il faut donc bien comprendre que l’exigence politique moderne relativement à l’instauration de la démocratie fut à l’origine au XIIe siècle celle de la noblesse et du clergé, souvent saxons, dans un territoire, la Grande-Bretagne, victime un siècle auparavant d’une invasion étrangère, celle des Normands, qui avaient accaparé les meilleures terres, que le Roi, lui-même normand, considérait comme faisant partie de son domaine et dont il prétendait faire usage selon son bon vouloir, en réalité selon l’intérêt de l’Etat qu’il incarnait, en les concédant à ceux qui le servaient et en les confisquant à ceux qui lui déplaisaient.

Plus que d’absolutisme, il s’agissait de centraliser, et de consolider l’autorité de l’Etat, en particulier face aux empiètements extérieurs, ceux du Roi de France suzerain (en France) du Duc de Normandie même quand ce dernier devint Roi d’Angleterre, mais aussi du Pape face auquel l’Eglise Anglicane fut créée par Henri VIII.

La justice ne saurait être indépendante de l’Etat

En Tunisie, quand ceux qui se font nommer «opposition» parlent de tyrannie, de liberté, d’indépendance de la justice, et de démocratie, il faut comprendre de quoi il s’agit exactement. Sans une justice, institution sous l’autorité de l’Etat, il ne saurait y avoir de justice équitable, ni à fortiori d’Etat.

Ces jours ci, l’indépendance de la justice revendiquée par des personnalités, parfois  juristes de formation, est critiquable. La justice ne saurait être indépendante puisque les juges sont nommés par le ministre de la Justice; aux Etats-Unis d’Amérique, héritiers de l’habeas corpus, c’est même le président qui les nomme. Néanmoins, et c’est cela qui signe son indépendance, quand la justice est rendue, elle ne saurait obéir qu’à ces mêmes lois, et à rien d’autre.

Ahmed Nejib Chebbi a une autre interprétation de la justice, c’est celle d’un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) n’obéissant qu’à des intérêts corporatistes. Avec cela, sept années après on ne sait toujours pas qui a tué Chokri Belaid ou Mohamed Brahmi, et des scandales judiciaires tels celui de la mort de Jilani Daboussi ou «l’extradition» de Baghdadi Mahmoudi commencent à ressortir des placards.

L’opposition ose appeler cela  usage de la justice contre des opposants politiques. Woodrow Wilson avait pourtant jeté en prison tous ceux qui critiquaient l’entrée en guerre des Etats-Unis durant la première guerre mondiale, et Abraham Lincoln avait durant la guerre de sécession fait traduire les civils devant les tribunaux militaires.

Ainsi il ne faudrait pas que la justice fasse son travail contre des hommes d’affaires et des politiciens véreux, ainsi qu’elle le fait aux Etats-Unis et ailleurs; il ne faudrait pas qu’elle mette à nu les liens existant entre des personnalités et des partis politiques avec des pays étrangers par le biais du financement des campagnes électorales.

Ne portons pas sur Kaïs Saïed un jugement définitif

Il reste à parler de Kaïs Saïed. Stoïcien issu de la Grèce antique, ou disciple de Saint-Augustin, il aurait de qui tenir. Les mots rectitude et rex (roi) ont, ne l’oublions pas, la même origine et Kaïs Saïed est droit. Il n’est pas disciple de Platon puisqu’il ne croit pas aux vertus de la discussion, mais il ne subirait pas l’anathème des Juges d’Israël; n’étant pas Roi, il s’est en effet érigé en juge brandissant le glaive de la loi. En ce sens, s’il est jusqu’aux nouvelles élections un dictateur pour concentrer temporairement entre ses mains autant de pouvoirs, personne ne peut l’accuser d’être injuste, même si, en abolissant une constitution assurant l’impunité judiciaire aux députés pour des crimes n’ayant rien à voir avec l’immunité parlementaire, il n’a à juste titre pas tenu son serment de la respecter.

Le président de la république élu par plus de 72% des suffrages n’a pas commis de fautes politiques mis à part la nomination de Hichem Mechichi qui l’a trahi en s’alliant avec Ennahdha, et avant les prochaines échéances électorales du 17 décembre 2022, il serait prématuré de porter sur lui un jugement définitif. Mais ses adversaires politiques ne l’entendent pas de cette oreille; étant usés après dix années pendant lesquelles ils n’ont rien apporté hormis de fausses promesses, leur stratégie consiste désormais à mobiliser l’opinion publique mondiale au nom de la défense de la démocratie, en faisant appel à l’image du tyran enfouie dans la culture occidentale et toujours prompte à être réactivée dès lors qu’il s’agit de pays arabo-musulmans.

Pourtant la Tunisie n’est pas le Chili ou l’Argentine des années 70, ni l’Espagne de Franco, ni l’Irak de Saddam, et depuis l’accession du président Saïed à la tête de l’Etat, il n’ y a pas d’assassinats ni de procès politiques. Et personne n’avait accusé le Général De Gaulles de dérive autoritaire pour avoir ordonné à Maurice Papon de réprimer pendant la guerre d’Algérie les manifestants à Paris en octobre 1961 et au métro Charonne en février 1962 causant le décès de plusieurs personnes.

Il y avait une raison suffisante pour interdire les manifestations du 14 Janvier 2022 à Tunis, et celle ci se nomme guerre contre le Covid, elle n’a pas été inventée pour la circonstance. Néanmoins l’agitation entretenue par des partis politiques complètement discrédités, et inquiets de rendre compte à la justice sur des faits réels, nuit aux intérêts du pays. Mais cela semble être le cadet de leurs soucis.

* Médecin de pratique libre.

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