La Cité des nuages et des oiseaux

Mythifier l’existence

Pour la rentrée littéraire, la collection Terres d’Amérique d’Albin Michel a mis les petits plats dans les grands. Non content de révolutionner le monde de la fantasy avec la publication en septembre de Léopard noir, loup rouge de Marlon James, voici qu’arrive le même mois un autre mastodonte avec La Cité des nuages et des oiseaux, nouveau roman de l’américain Anthony Doerr.

Si ce nom vous est familier, c’est parce que son précédent roman, Toute la lumière que nous ne pouvons voir, a été un carton critique et public, récoltant même le prestigieux Prix Pulitzer en 2015.
C’est avec un ouvrage des plus ambitieux de presque 700 pages que nous revient Anthony Doerr…et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il va faire du bruit !

« À chaque signe correspond un son, associer les sons revient à former des mots, et en associant les mots on finit par bâtir des univers. »

Alors même que l’on entame ce pavé, on réalise que l’on tient entre les mains un énorme récit choral où s’entrelace les époques et les personnages.
On grimpe ainsi aux cotés d’une certaine Konstance, une jeune fille vivant dans un vaisseau spatial appelé Argos fonçant vers la lointaine Beta Oph2 en compagnie de ses parents et de passagers triés sur le volet. Pour les guider, une intelligence artificielle appelée Sybil qui rassemble tout le savoir d’une humanité désormais au bord de l’extinction.
À peine a-t-on eu le temps de se familiariser avec cet étrange environnement que le récit retourne dans le passé aux alentours du milieu du XVème siècle dans une ville légendaire : Constantinople. On y fait la connaissance d’une autre petite fille curieuse et sensible : Anna.
Avec sa sœur Maria, Anna vit près du couvent Sainte-Théophania et travaille dans l’atelier de broderie de Nicolas Kalapathes, un impitoyable marchand aussi cruel qu’inflexible. De la cellule minuscule où elles dorment la nuit, Anna rêve de bien davantage qu’un métier de brodeuse. C’est au détour d’une fenêtre qu’elle entend alors une bien singulière histoire, celle d’un homme parti à la guerre et dont l’odyssée a traversé les siècles, un certain Ulysse.
En cherchant à en apprendre davantage à son sujet, Anna fait la connaissance du vieux Licinius qui va lui apprendre à lire et lui ouvrir ainsi les portes d’un monde complètement nouveau.
Quelques kilomètres plus loin à la même époque, en Bulgarie, un jeune garçon voit le jour dans un petit village. Il s’appelle Omeir, celui qui a une longue vie. Affublé d’un terrible malformation qui ressemble à s’y méprendre à un bec de lièvre, Omeir devient un paria et contraint ses parents à s’exiler du petit village où on le dit possédé par le démon. Avec ses parents et ses sœurs, Omeir prend la route et affronte la misère et la mort. C’est lors de la naissance de deux bœufs, Arbre et Clair-De-Lune, qu’Omeir comprend que la vie peut de nouveau lui sourire… jusqu’à l’arrivée d’une troupe de combattants qui emmène les deux animaux et le jeune garçon pour répondre à l’appel du nouveau Sultan qui désire mettre à bas la ville des villes : Constantinople.
De nouveau, le lecteur est transporté dans le temps et fait route vers l’Idaho et, plus précisément, à Lakeport. On y retrouve un jeune garçon au nom incongru, Zeno Ninis. Immigré aux États-Unis, Zeno doit faire face à l’hostilité des autres gamins et à leurs insultes. Baiseur de moutons, Métèque, Zéro.
C’est par hasard que Zeno tombe sur un bâtiment qui va changer sa vie : une bibliothèque. À l’intérieur, deux femmes vont lui ouvrir les portes d’un nouvel univers, celui de la littérature. Bien des années plus tard, en 2020, le vieux Zeno répète une pièce de théâtre avec plusieurs adolescents à la bibliothèque tandis qu’un jeune homme perturbé fait irruption dans celle-ci.
Seymour. Dernier personnage de cette immense fresque, jeune gamin d’une immense sensibilité et pas tout à fait comme les autres, différent. Un gamin qui a grandi avec sa mère, Bunny, dans la misère et les dettes. Un gamin qui s’est trouvé un unique ami dans ce monde hostile, une chouette qu’il appelle Ami-Fidèle. Lorsque celle-ci trouve la mort alors que l’on construit de façon frénétique sur les terrains sauvages qui entourent sa maison, Seymour perd pied et se met à détester ces gens qui détruisent le monde autour de lui.
Le jeune homme se met alors en tête de faire payer la mort de son Ami-Fidèle. Peu importe ce qu’il lui en coutera.
Et…voici ! Un long, très long résumé pour vous mettre en place la galerie de personnages de ce monstrueux roman qui parcourt les siècles comme les genres. De Konstance à Omeir en passant par Seymour et Anna, Anthony Doerr aurait pu se contenter de dresser la vie (et les drames) de ces différentes existences. Mais il manque une chose importante à ce résumé…

« Un texte — un livre — est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l’âme a poursuivi son voyage. […] Mais les livres meurent, de la même manière que les humains, ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparaît, la mémoire connaît une seconde mort. »

Il manque en l’occurrence un texte, celui de La Cité des nuages et des oiseaux d’un certain Antoine Diogène, auteur grec de l’époque romaine. En 24 chapitres (ou folio), voici l’histoire d’un berger qui entreprend l’impossible voyage vers une cité utopique à travers diverses métamorphoses improbables. Cette histoire (inspirée d’un texte réel, Les merveilles d’au-delà de Thulé) comprend un prologue où Diogène s’adresse à sa nièce souffrante à laquelle l’histoire est destinée et lui explique qu’il n’a nullement inventé le récit en question, qu’il l’a trouvé dans une tombe de l’ancienne cité de Tyr…
Mais quel rapport avec les nombreux personnages dont nous venons de parler plus haut ? Ce texte mythique va traverser les âges, être perdu puis retrouvé et perdu encore, pour influer sur les vies de tous. Il sera le texte découvert par Anna dans un monastère abandonné de Constantinople, le récit miraculeux qui sauvera Omeir et ses enfants, la bouleversante découverte qui redonne un sens à la vie de Zeno, la rédemption de Seymour et, enfin, la porte de sortie de Konstance. Comme si, d’une façon incroyable, surréaliste, l’écriture pouvait changer l’existence et acquérir l’immortalité que recherche l’humanité depuis toujours.
Anthony Doerr nous livre un texte proche de Cartographie des Nuages de David Mitchell, un texte protéiforme, mille-feuille de vies et d’époques, de genres et de thématiques, mais cette fois, l’écho n’est pas dans la réincarnation mais dans la littérature elle-même, dans les mots qui, si on les considère, peuvent survivre à tout.
C’est un paradoxe pourtant que tout du long, Anthony Doerr nous parle de la fragilité des livres, des œuvres, du savoir. Il nous explique avec patience et sagesse que la plus grande richesse est celle de l’esprit capable de tisser des mythes, ces choses à la fois vraies et fausses, imaginaires et réelles. Et cette richesse capable de transcender le temps, a cependant bien des ennemis.
Les inondations, les flammes, les vers, la pourriture, les tyrans, la guerre, l’oubli… et finalement le plus terrible et implacable d’entre tous : le temps.
Alors le livre, plus que tout autre, a besoin d’un protecteur : l’Homme, et, plus particulièrement, l’Homme sensible, celui qui comprendra qu’au-delà des péripéties et des métaphores se trouvent une vérité universelle : que l’on vit tant que l’histoire n’est pas achevée. La littérature comme une éternité.

« Depuis ces hauteurs icariennes, les ailes poudrées de poussières d’étoiles, je voyais, très loin au-dessus de moi, la Terre sous son jour véritable : petit monticule de boue perdu dans l’immensité, ses royaumes pas plus grands que des toiles d’araignée, ses armées pareilles à des miettes de pain. »

Au travers de cette réflexion centrale, pivot du roman tout entier, Anthony Doerr va brasser un nombre de thématiques incroyables, avec toujours le souci d’en tirer une histoire cohérente, humaine et incroyablement émouvante.
Si la question du savoir et de l’éducation débute à Constantinople avec l’insatiable Anna, elle se prolonge jusque dans l’avenir où Constance se perd dans l’Atlas et fouille dans le passé quand tout le monde regarde les étoiles.
Mais dès l’arrivée d’Omeir (qui lui aussi vit une épopée guerrière comme le héros parfait qu’il n’est pas), Doerr nous parle d’écologie et de sensibilité envers les êtres vivants, tous les êtres vivants. Ce n’est pas un hasard si le jeune homme se lie d’amitié avec deux bœufs qui deviendront les choses les plus importantes de son récit avant longtemps. On retrouve cette sensibilité avec Seymour, forcément, un garçon exclu et pourtant extraordinairement sensible, un enfant autiste en réalité qui perçoit la lumière que nous ne pouvons voir, qui capte les subtilités de la Nature bien avant que la question écologique devienne capitale. L’injustice surgit également souvent dans La Cité des nuages et des oiseaux, et le destin est souvent cruel, difficile. Seymour en fera les frais, aveuglé par sa haine (compréhensible) et sa rage (légitime). Mais Anthony Doerr n’est pas un militant aveugle et obtus, il cherche à rapprocher et non diviser, à unir et non accabler.
C’est ainsi que même Seymour aura une chance de s’amender et de comprendre que tout n’est pas perdu pour le genre humain.
Une chose difficile à comprendre quand on plonge dans l’histoire de Zeno, homosexuel inavoué qui traverse les horreurs de la captivité durant la guerre de Corée et trouve l’amour qu’il est malheureusement incapable de formuler. L’époque, le regard des autres, les préjugés. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus important que de retourner à la réalité, d’abandonner l’utopie pour revenir sur la terre ferme et avouer qui l’on est et ce que l’on aime ?
Qu’il parle d’homosexualité, d’enfances différences, de deuil, d’injustice ou d’handicap, Anthony Doerr n’oublie jamais avant toute chose l’ampleur de son entreprise et la profondeur de son histoire. En commun, la misère des petits, de tous ces personnages insignifiants pour la grande Histoire ou pour la société, souvent démunis, et qui, pourtant, forment l’ossature d’une histoire, une autre, plus intime et discrète, qui sauvegarde l’important, l’espoir, le futur, la transmission.
Car qu’est-ce que La Cité des nuages et des oiseaux si ce n’est une immense ode à la transmission du savoir, à sa conservation ? Ce n’est pas pour rien que le roman débute par une dédicace singulière « À tous les bibliothécaires passés, présents et à venir » comme un clin d’œil appuyé à ces gardiens du savoir qui passe aux autres l’amour des livres, des lettres, des contes, des mythes, des hommes…
Anthony Doerr trouve des échos entre les époques, harmonise les destins et donne d’étranges coïncidences à mâcher au lecteur (mais en sont-elles vraiment ?), il s’interroge sur notre capacité collective à réinventer sans cesse les mythes pour ne jamais les laisser mourir. Il nous offre alors un voyage grandiose, aux voix inoubliables et qui, plus que tout autre, célèbre le monde et ses splendeurs, du siège de Constantinople au froid environnement d’un vaisseaux spatial en passant par la boue d’un camp de prisonnier.
Cette odyssée, humaine, intellectuelle, émotionnelle, témoigne de notre propre grandeur, et à son tour, comme Diogène contant une histoire obscure retrouvée dans un tombeau, comme Anna lisant des feuillets ravagés pour sauver son enfant, comme Zeno et des adolescents jouant une pièce de théâtre à leur façon, Anthony Doerr tire de l’oubli un texte perdu qui n’a jamais existé et vit pourtant depuis toujours. C’est ainsi que va la littérature et le mythe, strate après strate, mot après mot. Vie après vie.

« Parfois, les choses que nous croyons perdues dont simplement cachées, attendant d’être redécouvertes. »

La Cité des nuages et des oiseaux jongle avec les époques et mélange les genres, du roman historique à l’écothriller en passant par la science-fiction et le récit de guerre. Anthony Doerr façonne sa propre Odyssée à travers les visages multiples de ses personnages insignifiants mais inoubliables, et quelque part sur le rivage aérien d’une cité utopique, il nous explique notre propre beauté et celle de notre création la plus sensible, la plus précieuse : notre capacité à raconter des histoires.
Le résultat est un chef d’œuvre d’humanité et d’intelligence dont on sort à la fois plus grand et plus humble.

Note : 10/10

« Depuis ces hauteurs icariennes, les ailes poudrées de poussières d’étoiles, je voyais, très loin au-dessus de moi, la Terre sous son jour véritable : petit monticule de boue perdu dans l’immensité, ses royaumes pas plus grands que des toiles d’araignée, ses armées pareilles à des miettes de pain. »

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