Bob Dylan, Socrate du rock’n’folk : que vaut sa “Philosophie de la chanson moderne” ?

Dans ce livre, le premier publié depuis son Nobel de littérature, le chanteur commente soixante-dix chansons. Entre des tubes de Presley et d’obscures faces B, aphorismes et érudition, il balade le lecteur au gré d’un style rappelant ses “Chroniques. Volume 1”.

Avant d’entrer dans les arcanes de la philosophie dylanienne, on s’arrête à l’objet, lourd et tape-à-l’œil : reliure en carton fort, papier épais, glacé, nombreuses illustrations, maquette absurdement spectaculaire… On n’attendait certes pas l’austérité d’un manuel scolaire, mais de là à maquiller en « beau livre » la première parution du Nobel de littérature depuis l’obtention de son prix en 2016, il y avait un pas, que ne peut justifier entièrement la profusion d’images. Celles-ci ont sans doute été choisies par l’auteur lui-même et ont du moins l’élégance de ne pas illustrer strictement le disque évoqué ou son interprète : ce sont parfois des affiches ou photogrammes de film ou des scènes de la vie américaine.

Dylan est un adepte reconnu du commentaire de biais, mais son approche de la philosophie est plutôt décontractée. Il s’agit ici de parler de chansons, probablement le sujet qu’il connaît le mieux. Il y en a soixante-six, ordonnées comme en catalogue. Elles ont été chantées par des stars (Elvis Presley, Little Richard, Roy Orbison) ou par des inconnus (Jimmy Wages, Sonny Burgess, Uncle Dave Macon). Ce sont des tubes ou d’obscures faces B. Elles sont toutes américaines, à l’exception d’une brochette d’Anglais infiltrés dans la sélection (Who, Clash, Elvis Costello). La plupart datent d’avant les années 1960, c’est-à-dire du temps de la radio. Quand le petit Robert Zimmerman de Duluth (Minnesota), né en 1941, collait son oreille au poste.

Juke-box, histoire et littérature

De cet âge où il apprivoisait les sons, Dylan s’était déjà souvenu au moment d’animer pendant trois ans (2006-2009) une émission de radio thématique (Theme time radio hour), alignant les morceaux autour de la bagnole, de la boisson, du divorce ou de l’argent. La faculté d’absorption phénoménale de « Bob l’éponge », notoire depuis ses débuts folk, trouvait là un débouché inattendu. Ce livre en est à certains égards un produit dérivé, mais il est plus que cela. Son principe d’écriture est assez simple : une chanson, un premier texte qui en paraphrase et développe le contenu – mais avec un Dylan, la paraphrase a tôt fait de devenir poésie en mouvement –, puis un second chargé d’éléments factuels sur le contexte et l’interprète. Le format n’est pas immuable : c’est parfois lapidaire (une dizaine de lignes elliptiques sur Long Tall Sally !) et cela va parfois jusqu’à dépasser les trois pages, avec digression à la clé – sur l’espéranto, la guerre en Irak, la polygamie (oui) ou la réincarnation (à propos du standard Where Or When).

Illustrations du livre « Philosophe de la chanson moderne » (2022), de Bob Dylan. Ici, pages consacrées aux titres « Long Tall Sally », de Little Richard, et le standard « Where Or When ».

Illustrations du livre « Philosophe de la chanson moderne » (2022), de Bob Dylan. Ici, pages consacrées aux titres « Long Tall Sally », de Little Richard, et le standard « Where Or When ».

Domaine Public/Adobe Stock

Bob Dylan n’est ni prof ni prophète, ni prêcheur ni archiviste. Il a l’érudition souple et sinueuse, et s’il donne parfois l’impression d’en inventer la moitié (poursuivi par sa réputation d’embobineur), on voit bien qu’il en connaît un rayon. Sa culture encyclopédique de la musique nord-américaine (et un peu au-delà) n’a donc rien d’assommant, mais, au lieu de conforter le lecteur, y compris censément spécialiste, dans la certitude de ses acquis, elle a le don de le balader dans un labyrinthe de références, de légendes et d’anecdotes qui le renverrait presque à l’état de néophyte. Et c’est sans doute vrai : même l’amateur éclairé de chansons rock, folk, country, blues, etc., n’aura toujours qu’une prise incomplète sur les objets de sa passion. La faute entre autres à un certain Dylan, qui focalisait sur son nom, sur ses disques le désir qu’on pouvait avoir d’une Amérique différente, souterraine, charriant autant d’alluvions bourbeuses que les eaux du Mississippi.

Un autre mouvement de sa carrière a donc consisté à faire connaître, en partie du moins, ces milliers de chansons qui ont précédé sa musique et l’ont nourrie. Sa Philosophie est un geste qui poursuit ce mouvement. Et c’est bel et bien un geste littéraire. Le style déjà goûté dans Chroniques. Volume 1 (2004) est ici déroulé sur un autre tempo, style parent mais différent de celui des chansons.

Dylan écrivain sème des aphorismes (« L’art est un dérangement. L’argent, un arrangement », est-ce vraiment de lui ?) ; des images sèches ou cocasses (« La star de cette chanson est un verre de bourbon vide ») ; des sagesses de fabricant (« En bonne partie, écrire des chansons consiste à les améliorer »). Puis, en se répandant à l’envi sur les autres, avec une générosité particulière dont on le crédite rarement, il parle forcément un peu de lui-même. Au hasard : « La vie personnelle d’un interprète n’aide pas spécialement à comprendre ses textes » ; « L’intérêt d’une tournée, c’est que rien ne vous pèse » ; « Les gens ont toutes sortes de raisons de changer de nom […]. Il y a ceux qui le font pour échapper à un invisible ange noir ou afin de poursuivre un objectif. »

On se demande parfois ce qui fait encore courir Bob Dylan, récemment vu en excellent état musical sur la scène du Grand Rex à Paris. C’est peut-être qu’à ses yeux un objectif, quel qu’il soit, reste à atteindre. Les chansons, elles aussi, continuent de vivre leur vie, plus petites ou plus grandes que leurs interprètes, selon qui les observe, et de quel point de vue. « Les chansons, écrit notre Socrate du rock’n’folk, ont cette faculté. Comme toute œuvre d’art, elles ne revendiquent pas d’être comprises. »


Getty Images/Éd. Fayard

À lire
r Philosophie de la chanson moderne, de Bob Dylan, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Piningre, éd. Fayard, 352 p., 39,90 €.

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Bob Dylan, Socrate du rock’n’folk : que vaut sa “Philosophie de la chanson moderne” ?

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