Jean-François Balaudé : plaidoyer d’un cycliste du quotidien

Platon et Socrate avaient l’habitude de penser en marchant. S’ils avaient pu arpenter Athènes à bicyclette, auraient-ils réfléchi autrement ? Jean-François Balaudé, 58 ans, spécialiste de la philosophie antique et président depuis 2019 du campus Condorcet, le nouveau pôle de recherche en sciences humaines et sociales de Paris-Aubervilliers, est aussi un passionné de cyclisme. Le «vélosophe» nous livre ses réflexions sur cet entredeux idéal entre la marche et la voiture qui renouvelle notre vision du monde et peut nous aider à libérer nos pensées.

Comment est née votre passion pour le vélo, et quelle place occupe-t-il dans votre vie ?

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C’est une culture familiale, un virus que j’ai contracté dès l’enfance, probablement parce que mon père faisait lui-même du vélo en club. Vers 30 ans, j’ai commencé à pratiquer la compétition avec passion, lors de grandes courses cyclo-sportives de 130 à 220 kilomètres de distance. Entre 1998 et 2011, j’ai participé chaque année à l’Étape du Tour, qui réunit plus de 10 000 mordus de vélo sur l’une des grosses étapes du Tour de France, quelques jours avant les professionnels. J’ai dû arrêter faute de temps. Jusqu’à cette année, où j’ai décidé de me réinscrire pour une quinzième Étape du Tour. Probablement par défi personnel, et pour renouer avec cette passion. Je vais devoir m’entraîner dur : cette étape, qui aura lieu le 10 juillet entre Briançon et l’Alpe d’Huez, est considérée comme l’une des plus difficiles du parcours 2022, avec 170 kilomètres de distance, 4 700 mètres de dénivelé cumulé, et l’ascension de trois grands cols. J’entretiens cette passion du vélo pour les formidables satisfactions qu’il m’apporte, en matière de déplacement comme de défi physique. À l’heure actuelle, vélo et course à pied confondus, je m’entraîne environ quatre heures par semaine. Quand je le peux, je vais travailler à Aubervilliers à vélo. Cela représente un peu plus de 20 kilomètres aller. Si l’on est bien entraîné, ce n’est pas très compliqué.

À vélo, nous utilisons l’espace autrement qu’en voiture ou à pied. Cela change-t-il notre relation à notre environnement ?

Oui. Nous avons le choix entre divers modes de locomotion. Si l’on raisonne de façon utilitaire, nous devrions aller vers le plus rapide, la voiture. Mais nous choisissons le vélo parce qu’il nous offre d’autres bénéfices, une relation directe et non aseptisée à notre environnement. Là où la voiture nous installe dans une bulle confortable, close et climatisée, le vélo nous met au contact direct d’une foule de sensations : visuelles, sonores, tactiles, olfactives, avec les bruits et les odeurs de la nature, les chants d’oiseaux, la vue des paysages, le vent, la chaleur ou la fraîcheur, le soleil ou la pluie, le ressenti de l’air par les pores de la peau… C’est très prégnant, on se sent vivant ! La course à pied peut produire ce même type d’effet, mais le miracle du vélo, c’est que la propulsion amplifie l’intensité et la variété des sensations. La voiture n’apporte pas d’expérience comparable, et la moto très vaguement. Enfin, en pédalant, nous nous rendons compte des montées et des descentes, des aspérités du sol, nous ressentons le terrain, nous éprouvons le relief. Le sol «vit» en quelque sorte en nous. On est bien loin de la recherche de l’effort pour l’effort. Pour cela, le vélo d’appartement suffit !

Jusqu’où peut aller cette relation quasi sensorielle entre le cycliste et son environnement ?

Si elle est très poussée, jusqu’à estomper les frontières entre soi et l’extérieur. Par l’effort que nous fournissons, par le déplacement continu, par la diversité de ce qui se présente à nous, nous finissons par nous couler dans le paysage, par devenir un élément de l’espace. Cette sensation extrême, je l’ai souvent ressentie en grimpant des cols difficiles, lorsque l’effort s’intensifie avec la pente, au-delà de 10 % de dénivelé. À mesure que la vitesse décroît, 15, 10, voire 8 km/h, on ressent une impression étrange, entre déplacement et surplace. On est très lent, mais on progresse, virage après virage, dans une sorte d’osmose. Lorsqu’on parvient à «prendre son rythme», comme disent les cyclistes, avec une respiration équilibrée, alors paradoxalement une fluidité s’installe et on se sent en quasi-fusion avec son environnement. C’est une sensation euphorisante, assez parfaite.

Le vélo a une vitesse intermédiaire entre la marche et la voiture. Quel effet cela a-t-il ?

Cette vitesse est une vraie singularité. Une sorte de compromis idéal, puisqu’elle permet un déplacement relativement rapide, entre 20 et 30 km/h, ou un peu plus selon son entraînement, sans entraver la dimension contemplative. Certes, il faut être attentif aux virages et aux détails du sol. Mais de façon un peu moins soutenue que lorsque l’on court et que l’on peut toujours risquer de se tordre une cheville à cause d’une aspérité. La vitesse accroît aussi la résistance à l’air. Le vent et ses orientations deviennent très prégnants, alors qu’à pied, un vent de face ou de côté n’est pas aussi gênant. La propulsion du vélo permet enfin d’accéder à une grande variété de panoramas, en continu et en cumulé, puisque les distances parcourues sont bien plus considérables qu’en courant. Le contact direct avec cette richesse de paysages est vraiment une expérience unique.

En permettant de saisir des perspectives au vol, le vélo réinvente-t-il le paysage ?

On a tendance à penser le paysage comme une prise de vue, comme quelque chose qui existe selon un angle précis, et qui se définit dans une forme d’arrêt, au moins momentané. Mais à vélo, le regard s’apparente davantage à un déplacement continu de caméra. C’est ce qui en fait la saveur et la beauté. Cela crée un effet de flux, de renouveau continu du paysage, mais aussi, parfois, de renversement soudain et instantané de perspective. Par exemple, lorsqu’on gravit un col et qu’on atteint le point de bascule entre ses deux versants. Il arrive alors que se découvrent à vos yeux, d’un instant à l’autre, la mer, l’estuaire d’un fleuve ou même une double vue sur l’océan, sur chacun des versants : une expérience d’une invraisemblable beauté, proche du vertige. D’une façon plus générale, la contemplation des paysages à vélo a vraiment la particularité de se faire en mouvement. Elle est donc brève dans le temps, mais elle existe très intensément. En effet, dans une perspective philosophique, le moment contemplatif ne requiert pas de durer longtemps. Il ne se mesure pas en secondes, en minutes ou en heures, car il sort de la temporalité, comme Aristote et d’autres penseurs antiques l’ont souligné. Il m’est arrivé, en roulant, de vivre ce type de moment «hors temps», bref mais si intense que le paysage devient une expérience qui s’ancre en vous, une sensation qui continue à vivre, et à laquelle vous pouvez ensuite revenir. Ceci est propre au vélo, plus qu’à la course à pied, qui demande davantage de vigilance vis-à-vis du terrain.

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Et en milieu urbain ? S’approprie t-on aussi la ville autrement ?

Tout ce que je viens d’évoquer reste vrai en ville, avec une spécificité : le vélo y est plus rapide que la voiture ! Au fond, on traverse assez vite une ville à vélo, même aussi grande que Paris. On a la bonne vitesse pour arpenter les rues, pour se les approprier, car on peut capter une grande variété de détails et de perspectives. D’ailleurs, pour découvrir une nouvelle ville, j’ai souvent envie de la parcourir ainsi. Cela m’est arrivé par exemple à Montréal, où j’avais loué un vélo lors d’un séjour de travail. Le plaisir de l’exercice physique, combiné au fait d’être dans un lieu unique, a fixé en moi de fortes sensations. Je peux, aujourd’hui encore, me remémorer des séquences de cette traversée à vélo de la métropole québécoise. Il s’agit d’ailleurs du souvenir le plus vif que j’en garde. Je ne saurais trop conseiller, à quiconque utilise les transports en commun ou la marche dans une ville qu’il connaît bien, d’en faire l’expérience à vélo : cela renouvellera sa vision.

Pédaler hors des pistes balisées révèle parfois des paysages insoupçonnés, inaccessibles en voiture. Avez-vous déjà fait ce genre d’expérience ?

Oui, à VTT, car c’est un vélo conçu pour sortir des sentiers battus. On retrouve là toute la dimension d’exploration du vélo, avec une gradation : routes, chemins forestiers, single tracks, ces sentiers étroits ne pouvant être empruntés que par un seul vététiste, jusqu’au hors sentier. Là, on peut se retrouver confronté à la nature sauvage, non domestiquée, parfois à ses risques et périls. Je me rappelle ainsi avoir été coincé, dans l’arrière-pays de l’Hérault, au milieu d’épineux qui m’ont laissé un souvenir cuisant !

Socrate et Platon méditaient en marchant. Le vélo est-il, lui aussi, propice à la méditation ? Joue-t-il un rôle dans vos recherches philosophiques ?

Pour les philosophes antiques, mais aussi modernes, de Rousseau à Nietzsche, la marche favorise en effet la méditation. Le vélo peut aussi avoir cet effet, dès lors que l’on s’éloigne de la compétition, où toute notre intelligence est concentrée sur l’effort et les schémas tactiques. Et il a probablement un avantage sur la marche : une plus grande vitesse, une fluidité, qui produit une griserie propice à l’enchaînement libre des pensées. Rouler longtemps, à un rythme moyen, favorise l’activation cardiovasculaire, l’oxygénation, la montée en régime du souffle. Tout cela produit une extrême agilité du cerveau, favorable au flux de la réflexion. Et il arrive forcément un moment, que chaque cycliste a pu ressentir, où la pensée vagabonde, où les associations se font, où les idées s’enchaînent, souvent sur des questions essentielles. En roulant, il m’est déjà arrivé, puisque c’est mon métier, de laisser filer ma pensée sur une question philosophique précise. Et j’ai souvent eu le sentiment que des problèmes commençaient alors à se dénouer. Il devenait possible de combiner différemment les pièces du puzzle, rendues plus plastiques, ou d’en faire surgir de nouvelles, qui manquaient. Toute la difficulté étant, quand on descend de vélo, de fixer par écrit une expérience de pensée qui s’est faite de façon intuitive. En tout cas, je suis convaincu que cette possibilité d’esquisser des solutions à nos problèmes n’est pas fortuite, et je n’ai jamais ressenti l’équivalent ailleurs que sur un vélo.

Chaque année, au-delà de l’enjeu sportif, le Tour de France nous fait revisiter villages et paysages. Que pensez-vous de ce lien entre vélo et patrimoine ?

En parcourant une partie de l’Hexagone, le Tour invite ceux qui le suivent à découvrir, ou redécouvrir, ces territoires pluriels qui font la diversité et la richesse de la France. Il s’agit d’une expérience géographique mais aussi historique, car ce patrimoine qui se révèle à nous vient des générations précédentes. Mieux, dans le Tour de France, le rapport historique est double : on traverse des lieux empreints de mémoire, grâce au vélo qui relève lui aussi du patrimoine national, d’une certaine culture partagée. Les sportifs d’aujourd’hui sont les héritiers des premiers coureurs du Tour, des «forçats de la route». Rejouer leur épopée, un siècle après, relève de la chanson de geste médiévale, qui en appelle aux grandes émotions collectives. On retrouve cet émoi dans l’effervescence qui accompagne le Tour, érigé au rang de mythe, et dans l’engouement du public pour ces sportifs que l’on suit avec passion, tels des héros des temps modernes. Que l’on soit pratiquant ou spectateur, il y a quelque chose de très profond dans cet attachement au vélo.

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Au point qu’il parvienne à dépasser les clivages entre générations, entre classes sociales ?

Sans doute ! L’apparition du VTT et du vélo de cross a attiré un public jeune, et celle des fixies, à la fin des années 2000, a popularisé le vélo urbain à pignon fixe. Ces dernières années, face à une conjonction de difficultés (encombrement urbain, grèves de transport à répétition, crise sanitaire), toute une génération d’actifs a adopté ce mode de déplacement. Les cyclistes plus anciens, eux, le pratiquent souvent depuis toujours. Certains l’avaient abandonné, se sentant trop âgés ou limités physiquement, mais y retournent désormais grâce à l’assistance électrique, qui accompagne l’effort mais préserve certaines sensations. Résultat : aujourd’hui, le vélo est un mode de locomotion très partagé, à tout âge. Et aussi populaire, au sens le plus positif du terme : grâce à un fort marché de l’occasion, aux recycleries, tout le monde peut acquérir un vélo, le bricoler, le customiser. Je le vois bien en Seine-Saint-Denis, le territoire le plus pauvre de métropole, où je travaille : certains arrivent à redonner vie à d’incroyables vieux clous !

Prendre son temps revient à la mode, et le «slow tourisme» tend à détrôner le tourisme de masse. Un bon point pour le vélo ?

Oui, clairement. Au même titre que le cheval ou la péniche, le vélo est idéal pour pratiquer le slow tourisme. Il privilégie les destinations proches, ne pollue pas, nous réapprend à ralentir. Depuis quelques années, professionnels du tourisme et collectivités encouragent ce tourisme très qualitatif, en proposant de plus en plus d’aménagements pour s’immerger à vélo au coeur des régions : formules itinérantes avec gîtes d’étapes, services de transfert de bagages, etc. Du reste, dans les villages touristiques, où la profusion de voitures génère de la pollution et des nuisances, le cycliste est un touriste plus respectueux. En général, les habitants tolèrent mieux sa présence.

Mobilité, faible coût, respect de l’environnement… Les avantages du vélo expliquent sans doute qu’il soit si tendance. Cela va-t-il durer ?

Je le pense, car ce mode de locomotion est très efficace, face à des aléas toujours plus nombreux : crise sanitaire, climatique… Par ailleurs, nous sommes de plus en plus conscients de l’importance d’une bonne hygiène de vie, qui passe par l’activité physique. Or le vélo apporte un immense bénéfice pour la santé. Il s’agit d’un sport porté [préservant les articulations], sans contact, bien moins traumatisant que la course à pied, et qui permet une activation cardiovasculaire en douceur. Ceux qui s’y mettent le voient vite : pédaler le matin jusqu’à son travail éveille le corps et l’esprit et dynamise pour la journée. En outre, le vélo est facile d’utilisation : très agile, il se gare aisément, et de plus en plus d’entreprises disposent de places réservées. Tous ces éléments, qui s’ajoutent au gain de temps et d’argent, convergent pour que sa pratique s’installe dans la durée. À condition que les pouvoirs publics continuent à développer des aménagements sécurisés. Il est ainsi essentiel que les «coronapistes » des grandes villes, tracées à la va-vite, soient pérennisées. Si l’on poursuit ces actions, l’engouement pour le vélo a toutes les chances de perdurer. Mieux : de devenir irréversible !

Grand entretien paru dans le magazine GEO Hors Série La France à vélo, juin-juillet 2022.

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