“Éthique”, de Spinoza : géométrie du bonheur

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Baruch Spinoza, les dates clés

1532 La même année que Vermeer, il naît à Amsterdam dans une famille juive hispano-portugaise ayant fui les persécutions religieuses.

Vers 1639-1646 Il fréquente l’école rabbinique, puis la quitte.

1656 Il se fait sévèrement excommunier par les chefs de la communauté juive d’Amsterdam. Il semble qu’il n’ait pas cherché à faire appel de cette décision.

1663 Quelques années après avoir déménagé à Rijnsburg (près de Leyde), il s’installe à Voorburg (près de La Haye).

1670 Il fait paraître anonymement le Traité théologico-politique, qui fait scandale et dont il ne fait guère de doute qu’il en est l’auteur.

1673 Spinoza décline le poste qu’on lui propose à l’université de Heidelberg, afin de pouvoir continuer à jouir de sa liberté de philosopher.

1677 Il meurt à La Haye. Quelques mois plus tard paraissent ses Œuvres posthumes, sans mention de l’éditeur ni du lieu d’édition.


Il faut le reconnaître : la première fois qu’on tente de lire l’Éthique, on est perdu. On se retrouve au beau milieu d’un fatras d’axiomes, de définitions, de propositions avec leur démonstration, parfois leur scolie et leur corollaire… mais on peine à se repérer autant qu’à comprendre le vocabulaire technique (la substance, les attributs, les modes) ou à saisir le rôle exact que joue Dieu dans tout ça. C’est en vain qu’on y chercherait à déceler la voix d’un philosophe derrière ce qui n’apparaît que comme une mécanique démonstrative impersonnelle, sèche et froide. Dépourvue de toute préface explicative dans laquelle l’auteur expliquerait ses intentions, l’écriture de l’Éthique déroute.

Un certain nombre de mystères planent d’ailleurs autour des circonstances de rédaction d’un livre que le prudent Spinoza a préféré ne jamais publier de son vivant…  Parce qu’il devinait qu’il serait mal compris ? Toujours est-il qu’il aura fallu attendre quelques mois après sa mort, en 1677, pour qu’il paraisse, en même temps que le reste de ses œuvres, à Amsterdam, capitale prospère et tolérante République des Provinces-Unies où sa famille, fuyant l’Inquisition, a trouvé refuge.

Depuis 350 ans pourtant, rares sont les livres de philosophie qui ont autant fasciné. Dans le contexte des Lumières, dans celui de l’idéalisme allemand, mais aussi dans ceux du marxisme ou de la neurobiologie contemporaine notamment, l’ouvrage de Spinoza n’a jamais cessé de susciter une vive admiration, y compris auprès de ceux qui ne sont pas des adeptes de sa philosophie et qui ne souscrivent pas à ses thèses. C’est le cas de Bergson qui confie à Léon Brunschvicg dans une lettre datée du 22 février 1927 : « Nous avons beau nous être engagés, par nos réflexions personnelles, dans des voies différentes de celles que Spinoza a suivies, nous n’en redevenons pas moins spinozistes, dans une certaine mesure, chaque fois que nous relisons l’Éthique, parce que nous avons l’impression nette que telle est exactement l’altitude où la philosophie doit se placer, telle est l’atmosphère où réellement le philosophe respire. » Et Bergson de poursuivre : « En ce sens, on pourrait dire que tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza. »

“L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie”

Spinoza

 

Que l’on soit d’accord ou non avec son contenu, l’Éthique constituerait ainsi une sorte de modèle de référence, car elle rappellerait la philosophie à elle-même et à ses fondements, au sens où Spinoza y a poussé les exigences de la raison, dans toute sa fécondité et pourtant sans concession. D’où le recours à la méthode hypothético-déductive qui s’appuie sur quelques éléments premiers : les définitions et les axiomes qui ouvrent chacune des cinq parties de l’ouvrage, à partir desquels le philosophe bâtit progressivement des propositions de plus en plus complexes mais dont chacune est démontrée à partir des éléments déjà acquis. Prenons un exemple. La proposition 67 de la partie IV déclare que « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». Mais cette thèse n’apparaît pas comme une simple opinion personnelle puisqu’elle est immédiatement suivie de sa démonstration, qui elle-même renvoie à des propositions précédemment démontrées selon le même principe. « L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit sous la seule dictée de la raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort (par la proposition 63) ; au contraire, il désire directement le bien (par le corollaire de la même proposition), c’est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être à partir du fondement selon lequel il doit chercher ce qui lui est utile en propre (par la proposition 24). Et partant, il ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie. C.Q.F.D. »

 

Objective et universelle

C.Q.F.D. : ce qu’il fallait démontrer. Pas de contestation possible. L’homme libre, c’est-à-dire le sage, est nécessairement orienté en direction de la vie ; voilà de quoi couper court à tous les esprits chagrins ou mélancoliques qui prétendraient autre chose. C’est à l’évidence cet intransigeant C.Q.F.D. qui fait l’originalité la plus visible du projet de Spinoza, dans sa volonté de tout démontrer systématiquement – au lieu d’argumenter, comme d’ordinaire en philosophie, a fortiori dans un domaine aussi délicat que celui de la morale ou de l’éthique. Quitte à dépassionner les passions humaines pour en parler de manière neutre et objective. Spinoza le déclare lui-même, dans la préface à la partie III : « Je contemplerai les actions et les aspirations humaines tout à fait comme s’il s’agissait d’un problème concernant des lignes, des plans ou des corps. » Ainsi, avec son Éthique, dont le titre complet est Éthique démontrée selon l’ordre géométrique, il nourrit l’ambition d’arracher un domaine traditionnellement cantonné aux opinions, de sortir l’éthique de la subjectivité. L’Éthique ne serait pas plus l’éthique de Spinoza que les Éléments de géométrie seraient le livre d’un auteur particulier nommé Euclide et inventée par lui : ce serait l’éthique même, comme la géométrie euclidienne exposerait les lois mêmes de la géométrie. Une éthique universelle, éternelle et absolue, qui prend sa place dans la logique des choses mêmes.

À certains moments de l’Éthique pourtant, le ton employé est sensiblement différent. L’homme Spinoza s’exprime alors de manière plus personnelle sur la progression logique qu’il conduit et dont il rend les enjeux plus explicites. Au début du livre II, par exemple, il s’adresse amicalement à son lecteur en lui tendant la main comme le ferait un guide et se montre rassurant sur sa maîtrise du plan stratégique qu’il est en train de suivre quand il annonce passer à l’explication des choses « qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la connaissance de l’esprit humain et de sa suprême béatitude ». L’Éthique ne se résume donc pas au déploiement aveugle de l’enchaînement rationnel des propositions que l’on pourrait tirer de quelques concepts initiaux mais obéit à une ambition très nette, avec un objectif clairement défini et très concret : Spinoza n’étudie le fonctionnement de l’esprit humain que pour mener jusqu’à la béatitude, autrement dit à ce bonheur éternel qu’il appelle également « notre salut ». Car si l’Éthique s’apparente à une logique géométrisante sur le plan formel, elle se révèle comme une authentique doctrine du salut.

Un tel projet n’est évidemment pas anodin, pas plus que ne l’est ce recours à un vocabulaire crypto-religieux qui en révèle beaucoup concernant les intentions profondes de Spinoza. Quand il entreprend de découvrir le chemin du salut armé de sa seule raison, le philosophe sait qu’il fait concurrence aux religions établies, qu’il sape même ce qui constitue aux yeux de certains leur spécialité et leur raison d’être. Quand la dernière proposition de l’Éthique déclare ainsi que la béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même, cette leçon en forme de conclusion finale rend vain le comportement de ceux qui n’agiraient que par crainte de Dieu ou dans l’espoir de Lui plaire et de gagner l’au-delà pour leurs loyaux services. Ces superstitieux-là monnayent leur existence présente et ne sont pas des hommes libres. La vertu est au contraire bonne en elle-même et doit donc être choisie librement et indépendamment de toute autre considération extérieure, ou plus exactement elle est bonne pour nous, c’est-à-dire conforme à nos intérêts et notre nature. Car l’Éthique est bien une éthique et non une morale alignée sur une idée supérieure du bien.

 

La religion dans le viseur

C’est ainsi que, sans faire référence à une quelconque grâce, à une hypothétique révélation ou à une fumeuse mystique, et sans solliciter quelque forme de transcendance que ce soit, l’enchaînement quasi automatique des propositions dessine à lui tout seul un chemin certes difficile et laborieux, mais sûr pour mener jusqu’à la béatitude promise. L’autorité de la raison suffit pour cela, de la même manière qu’il n’est nécessaire que de philosopher rigoureusement pour savoir comment vivre. La raison est capable de tout, et il n’y a rien de plus à attendre que ce qu’elle nous offre ! Voilà exactement en quoi – bien au-delà de toute discussion sur son prétendu athéisme ou son éventuel panthéisme – la philosophie de Spinoza est profondément et radicalement subversive. Attention, l’Éthique n’attaque pas les religions de front et ne cherche pas à contredire le message qu’elles véhiculent : elle entend les remplacer, autrement dit se substituer à elles en les privant de tout bien-fondé. Logique de la foi et de l’obéissance aveugle à une parole extérieure contre logique de la démonstration rationnelle que chacun peut librement refaire pour lui-même. C.Q.F.D.

Relativement à leur contenu, les conclusions auxquelles Spinoza parvient n’ont pourtant en elles-mêmes rien de très sulfureux. Au contraire. Ceux qui seraient à l’affût de formules révolutionnaires ou explosives en seront pour leurs frais. Défense de la vérité, promotion de la sagesse et de la vertu, éloge de l’amour divin, un certain nombre de propositions de l’Éthique pourraient être tout droit tirées d’un ouvrage de catéchisme très bon teint… seulement si l’on oublie que le Dieu conceptuel et immanentiste tel que l’entend Spinoza n’a pas grand-chose à voir avec le Dieu créateur et personnel des juifs et des chrétiens ! Prenons, par exemple, le scolie de la proposition 36 : « Par là, nous comprenons clairement en quoi consiste notre salut, ou béatitude, ou liberté. Eh bien, il s’agit d’un amour constant et éternel pour Dieu, autrement dit de l’amour de Dieu pour les hommes. Et cet amour ou cette béatitude est appelé “gloire” dans les livres saints, ce qui est tout à fait juste. » Les écrits sacrés avaient déjà déclaré que la béatitude et la liberté reposent effectivement sur l’amour de Dieu. Ce qui ne signifie pas qu’ils aient compris le comment du pourquoi de leur propos, ni même sa signification la plus élémentaire… Et c’est là toute la différence entre un message religieux et une conclusion logique et philosophique – de même qu’en mathématique, un résultat en lui-même ne vaut rien s’il n’apparaît pas comme le produit de la démonstration qui y conduit.

“Les hommes se trompent en ce qu’ils se pensent libres. Et cette opinion consiste seulement en ce qu’ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent”

Spinoza

 

En liant ensemble les différentes parties de la philosophie, Spinoza refuse de faire de l’éthique un domaine à part et autonome, séparé du reste du savoir. Certes, l’éthique est le but final qui commande tout le reste de l’ouvrage – et lui donne son titre –, mais ce n’est pas pour autant qu’elle doit être étudiée hors sol, à partir de la seule conscience humaine qui oublierait le monde dans lequel elle évolue. En effet, « les hommes se trompent en ce qu’ils se pensent libres. Et cette opinion consiste seulement en ce qu’ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent » (partie II, proposition 35, scolie). Puisque la science enseigne que tout est déterminé, autrement dit puisqu’il n’y a ni libre arbitre ni hasard, l’être humain doit être étudié en situation, c’est-à-dire dans le réseau des causes et des effets où il s’inscrit. C’est alors seulement qu’il sera possible de penser comment fonctionne sa vie mentale et d’envisager pour lui une autre forme de liberté, comme c’est le cas dans la dernière partie de l’Éthique. C’est exactement ce cheminement que parcourt l’ouvrage qui va de la nature de Dieu et de sa relation avec les choses jusqu’au désir d’éternité qui nous anime, en passant par la physique et la psychologie. En l’arrimant aux autres domaines du savoir qui s’inscrivent tous dans une explication plus vaste et plus générale des lois universelles de la nature, Spinoza donne à l’éthique une véritable fondation qui fait la différence entre cette Éthique-ci et les divers Traités des passions qu’on peut trouver chez tel ou tel auteur. À cet égard aussi, l’Éthique n’a pas d’égal.

 

Un parcours initiatique

Certes, on peut toujours discuter des termes choisis pour les définitions et les axiomes, contester la rigueur de telle ou telle démonstration ou s’étonner de l’ordonnancement des différentes propositions entre elles. L’étude minutieuse de l’Éthique réserve quelques surprises et soulève de nombreuses interrogations. Par exemple, pourquoi – c’est un cas absolument unique dans tout l’ouvrage – Spinoza a-t-il recours à pas moins de trois démonstrations différentes pour démontrer l’existence de Dieu (partie I, proposition 11) ? Est-ce pour rendre la proposition plus sûre que toutes les autres ou, au contraire, parce que c’est celle qui lui semble la plus fragile et incertaine ? Les interprétations divergent à ce sujet. Et que sous-entend Spinoza quand il admet que « l’expérience n’a jusqu’ici enseigné à personne ce que le corps peut faire » (partie III, proposition 2, scolie) ? D’autres lecteurs repèrent des contradictions apparentes entre différents passages de l’Éthique : pourquoi, par exemple, les notions de bon et de mauvais sont-elles réintroduites dans les définitions inaugurales de la partie IV, après que l’appendice de la première a pourtant déclaré qu’elles n’étaient « rien d’autre que des modes d’imaginer » ?

Les tensions qui traversent l’Éthique témoignent surtout d’une réalité qu’il ne s’agirait pas d’oublier : elle n’est pas en train de décrire une éthique déjà toute constituée et ne fait même pas que parler d’éthique. Elle est déjà une éthique en action, pas tant pour Spinoza que pour son lecteur qui est travaillé et transformé au fur et à mesure qu’il progresse dans sa lecture. Il n’est pas possible de la lire en restant indifférent à ce qui y est exposé pour peu qu’on en saisisse la logique. Or, puisque tout mouvement de compréhension est aussi un mouvement de libération et un mouvement de joie, l’Éthique est aussi ce livre qui est censé rendre plus joyeux et plus libre – ce dont témoignent un certain nombre de lecteurs, bien au-delà de l’étroit cercle des professionnels de la philosophie. Explorer l’Éthique, ce n’est pas seulement voyager en compagnie de Spinoza, c’est d’abord faire pour soi l’expérience d’une philosophie pratique. En lisant l’Éthique, vous ne deviendrez peut-être pas sage et, moins probablement encore, spinoziste ; mais vous ne serez plus ni le même philosophe, ni le même individu. 

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