Le passe vaccinal devant le Conseil constitutionnel

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Avant même l’annonce officielle de la décision du Conseil constitutionnel du 21 janvier 2022, la date d’entrée en vigueur du passe vaccinal a été annoncée pour le lundi 24 janvier 2022. C’est dire que le sens de la décision ne faisait que peu de doutes. La crise sanitaire qui sévit dans le monde depuis deux ans désormais a eu de nombreux effets, dont un effet d’entraînement d’adoption de nombreux textes afin de concilier l’État de droit avec les exigences sanitaires. Si les juges administratifs, judiciaires et constitutionnels ont été fortement mobilisés compte tenu du nombre de saisines, la conciliation entre sécurité sanitaire et État de droit ne va pas de soi et invite à tirer des leçons constitutionnelles de la crise sanitaire.

Depuis l’annonce présidentielle du confinement en mars 2020, ce ne sont pas moins de six décisions rendues par le Conseil constitutionnel en moins de deux ans sur des lois relatives à la situation sanitaire : la décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, sur la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions ; la décision n° 2020-803 DC du 9 juillet 2020, sur la loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire ; la décision n° 2020-808 DC du 13 novembre 2020, sur la loi autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire ; la décision n° 2021-819 DC du 31 mai 2021, sur la loi relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire ; la décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021, sur la loi relative à la gestion de la crise sanitaire. Si l’on ajoute les questions prioritaires de constitutionnalité et le nombre important de saisines tant du juge administratif que du juge judiciaire, il existe désormais un véritable contentieux de gestion de crise sanitaire. L’apprentissage d’un phénomène de pandémie, inédit sous la Ve République, a conduit le juge constitutionnel à adapter sa traditionnelle conciliation de la sécurité et de la liberté à une de ses composantes qui est la conciliation entre sécurité sanitaire et liberté.

Alors que le gouvernement adopte régulièrement de nouveaux outils législatifs et règlementaires pour répondre à la crise persistante, le juge constitutionnel apparaît comme un possible rempart contre les risques d’excès. En effet, systématiquement saisi par les députés et les sénateurs, à chaque étape de la législation adoptée pour faire face à la pandémie, le haut conseil est attendu et ses décisions largement commentées par la presse notamment. Ce qui fait du Conseil constitutionnel, mais aussi des autres juges saisis sur les questions soulevées durant la période de pandémie, un acteur de plus en plus visible du grand public, de contrôle de l’action publique.

Le Conseil constitutionnel a ainsi, dans cette nouvelle étape de la gestion de la crise par la loi, dans l’ensemble, validé les textes soumis, avec un faible nombre de censures et quelques réserves d’interprétation. Cette approche est confirmée dans sa décision du 21 janvier 2022 par laquelle il valide l’essentiel du dispositif de la loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le Code de la santé publique par sa décision du 21 janvier 20221. Une fois n’est pas coutume, le 18 janvier 2022, le Premier ministre a demandé au Conseil constitutionnel de statuer selon la procédure d’urgence prévue au troisième alinéa, de l’article 61, de la Constitution.

C’est essentiellement l’article 1er de la loi déférée qui est mis en cause. Il modifie le A, du paragraphe II, de l’article 1er, de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 afin notamment de permettre au Premier ministre de subordonner l’accès à certains lieux à la présentation d’un justificatif de statut vaccinal concernant la Covid-19, dit « passe vaccinal ». Les députés requérants contestaient sa conformité avec une série de libertés : la liberté d’aller et de venir, la liberté de se réunir et le droit d’expression collective des idées et des opinions ; le droit au respect de la vie privée, le droit de mener une vie familiale normale, le droit à l’emploi ainsi que l’intérêt supérieur de l’enfant. Selon eux, ces dispositions doivent être regardées comme instaurant une obligation vaccinale qui, au regard des effets et de l’état d’avancement des vaccins, ne serait ni nécessaire ni proportionnée. Plus précisément, ils soutenaient que l’application de ces dispositions aux mineurs de plus de 16 ans ne serait pas justifiée dès lors que ces derniers ne développeraient que rarement des formes graves de la maladie. Ils estiment également que le « motif impérieux d’ordre familial ou de santé » qui permet, par exception, d’accéder aux transports publics interrégionaux sans présenter un justificatif de statut vaccinal serait imprécis et trop restrictif, en particulier pour les déplacements de ces mineurs et les déplacements professionnels. En outre, les sénateurs requérants estimaient que ces dispositions conduiraient à exiger la présentation d’un justificatif vaccinal par des personnes qui ne sont pas en mesure de se faire vacciner pour avoir déjà contracté le virus ou car elles présentent une contre-indication à la vaccination.

Le grief d’incompétence négative du législateur était aussi soulevé en raison du renvoi au pouvoir règlementaire de la détermination des cas dans lesquels un certificat de rétablissement ou un justificatif d’engagement dans un schéma vaccinal pourrait se substituer à la présentation d’un passe vaccinal, ainsi que des cas dans lesquels il pourrait être exigé à la fois un justificatif de statut vaccinal et le résultat négatif d’un examen de dépistage virologique.

Le juge constitutionnel valide, dans la plupart de ses dispositions, la loi instaurant, pour la première fois, un passe sanitaire conditionnant l’accès à de nombreux lieux de vie sociale, à la vaccination à la Covid-19, le schéma vaccinal comportant en principe trois injections, une infection au virus valant une injection. Seules les personnes démontrant une contre-indication à la vaccination en sont exemptées. Le juge constitutionnel, dans sa décision du 21 janvier 2022, estime que les dispositions contestées opèrent une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles2.

Cette décision, qui s’inscrit à la fois dans la continuité des précédentes mais aussi dans une innovation législative de la conditionnalité d’un passe vaccinal à l’accès à de nombreux lieux de vie sociale, permet d’observer, d’une part, une mobilité du curseur de la conciliation entre État de droit et sécurité sanitaire (I) et invite, d’autre part, à tirer des leçons constitutionnelles de cette conciliation inédite (II).

I – La mobilité du curseur de la conciliation de l’État de droit et de la sécurité sanitaire

Le juge constitutionnel est, par définition, un juge de la conciliation. Sachant que les principes constitutionnels dont il doit assurer la protection peuvent se contrarier mutuellement, il revient à l’autorité désignée par la Constitution d’en assurer la conciliation. C’est ainsi une constante de la jurisprudence constitutionnelle que de trouver le meilleur équilibre, la balance, selon le symbole de la justice entre un principe et un autre. Les exemples ne manquent pas, que ce soit le principe de propriété privée, devant être concilié avec les bases constitutionnelles de la nationalisation de certains services publics, la liberté religieuse et le principe de laïcité, ou encore, sans être exhaustif, de manière générale, les principes de 1789 autour des libertés individuelles et les principes de 1946 autour des droits plus sociaux.

La conciliation entre la liberté et la sécurité a ceci de particulier qu’elle se situe au cœur même de l’État de droit ; en cela, il existe désormais une logique traditionnelle de conciliation entre sécurité et liberté (A). L’attraction de la dimension sanitaire à la notion de sécurité emporte, par ricochet, des effets sur les contours de l’État de droit (B).

A – La logique traditionnelle de conciliation entre sécurité et liberté

La sécurité a attiré à elle la dimension sanitaire à la faveur des risques aigus de la pandémie sur la santé publique. La notion de sécurité au sens strict inclut désormais la sécurité sanitaire. Les décisions des années 2020 à 2022 s’inscrivent dès lors dans la suite de la jurisprudence initiée dans les années 1980. Depuis la célèbre décision relative à la loi Sécurité et liberté, dans laquelle le Conseil constitutionnel juge que « la recherche des auteurs d’infractions et la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens, sont nécessaires à la mise en œuvre de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle »3.

Quelques années plus tard, en 19854, une nouvelle décision a été rendue à l’occasion de la loi mettant en place l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, dans laquelle le Conseil affirme qu’« iI appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré ». Le Conseil constitutionnel en déduit que, si la Constitution, dans son article 36, ne vise que l’état de siège, « elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier, comme il vient d’être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public ». Un peu plus de 20 ans après sa première décision de conciliation entre sécurité et liberté, le juge précise encore, en 20035, dans une décision sur une loi relative à la sécurité intérieure, qu’« il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figurent le respect de la vie privée (protégé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789), la liberté d’aller et venir (protégée par l’article 4 de la Déclaration), ainsi que la liberté individuelle, que l’article 66 de la Constitution (en vertu duquel “Nul ne peut être arbitrairement détenu”) place sous la surveillance de l’autorité judiciaire »6. Cette conciliation s’est enrichie de plusieurs décisions ; cependant, la crise sanitaire majeure et inédite dans le système constitutionnel français de la Ve République a conduit à une attraction de la protection de la santé dans la logique de la conciliation entre la sécurité et la liberté.

Ainsi, l’inscription de la dimension sanitaire dans celle de sécurité mobilise le curseur de l’équilibre entre sécurité et liberté et emporte, dès lors, des effets sur les contours mêmes de l’État de droit.

B – Les effets de la notion de sécurité sanitaire sur les contours de l’État de droit

Les bases jurisprudentielles de l’objectif constitutionnel de protection de la santé publique (1) sont anciennes et nées hors période de pandémie, celle-ci ne s’étant jamais produite avec une telle intensité sous la Ve République. Le caractère inédit et massif de la crise sanitaire a conduit à l’adoption de nombreuses législations de nature à y répondre. Ce faisant, le Conseil constitutionnel a dû, à l’instar du législateur, adapter sa jurisprudence, témoignant dès lors d’une mobilité du curseur de l’équilibre entre État de droit et libertés individuelles (2).

1 – Les bases jurisprudentielles de l’objectif constitutionnel de santé publique

Le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur de principe constitutionnel à la protection de la santé publique dès la décision n° 90-283 DC du 8 janvier 1991, rendue sur la loi relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, en le rattachant au onzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946. Cette exigence constitutionnelle a été plusieurs fois reprise dans sa conciliation avec d’autres principes constitutionnels. Elle a été assimilée à un objectif de valeur constitutionnelle, par exemple en matière d’accouchement sous X7 ou de lutte contre l’alcoolisme8.

Il faut noter que lorsque l’exigence de protection de la santé publique ne vise pas à justifier l’atteinte portée à une autre exigence constitutionnelle, mais que les requérants dénoncent directement sa méconnaissance, le Conseil constitutionnel accepte d’en connaître, en qualifiant alors cette exigence de droit à la protection de la santé et non d’objectif de valeur constitutionnelle9.

Au terme de deux années de pandémie, ayant créé des zones de risques appelant des législations multiples, les contours de l’État de droit ont pu sembler mobiles, le curseur variant aux rythmes des effets de la crise sanitaire sur la France, selon les avis des scientifiques, au gré des variants du virus initial et des risques pesant sur la situation sanitaire. Le juge constitutionnel avait déjà donné une ligne jurisprudentielle dans sa décision relative à la loi du 31 mai 2021 concernant la gestion de la sortie de crise sanitaire, notamment en matière de répression aux infractions.

Il avait alors affirmé qu’« aux termes du onzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, la Nation “garantit à tous… la protection de la santé”. Il en découle un objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre cet objectif de valeur constitutionnelle et le respect des droits et libertés constitutionnellement garantis. Parmi ces droits et libertés figurent la liberté d’aller et de venir, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, la liberté d’entreprendre qui découle de cet article 4 ainsi que le droit d’expression collective des idées et des opinions résultant de l’article 11 de cette déclaration10.

Il s’y réfère d’ailleurs explicitement s’agissant des dispositions reprises de cette loi dans celle de janvier 202211. Le point 7 reprend le principe réitéré avant et pendant la crise sanitaire fixant la base de réflexion du Conseil constitutionnel : « Aux termes du onzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, la Nation « garantit à tous… la protection de la santé”. Il en découle un objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Il revient au juge constitutionnel de concilier cet objectif avec les droits constitutionnels, parmi lesquels, il met en avant « la liberté d’aller et de venir, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, le droit au respect de la vie privée garanti par cet article 2, ainsi que le droit d’expression collective des idées et des opinions résultant de l’article 11 de cette déclaration12 ».

2 – La visible mobilité du curseur dans la décision du 21 janvier 2022

La loi de 2022, si elle s’inscrit dans une continuité de densité normative appelée par la crise sanitaire, au fur et à mesure des connaissances scientifiques et des réponses politiques retenues par le législateur, peut être analysée comme portant saut qualitatif vers une obligation vaccinale non dite.

En la validant dans sa grande majorité, le Conseil constitutionnel accepte, de fait et en droit, le déplacement du curseur entre libertés et sécurité sanitaire, même s’il insiste sur la conditionnalité de critères sanitaires – indicateurs de propagation du virus – et temporels – extinction prévue au 31 juillet 2022.

a – La validation globale du dispositif de conditionnalité d’accès à des lieux de vie sociale à la vaccination

Le cœur du dispositif législatif est le suivant : le Premier ministre peut subordonner à la présentation d’un justificatif de statut vaccinal concernant la Covid-19 l’accès des personnes âgées d’au moins 16 ans à certains lieux, établissements, services ou événements où sont exercées des activités de loisirs et de restauration ou de débit de boissons ainsi qu’aux foires, séminaires et salons professionnels, aux transports publics interrégionaux pour des déplacements de longue distance et à certains grands magasins et centres commerciaux13.

Le juge en convient d’emblée : ces dispositions portent atteinte à la liberté d’aller et de venir et, en ce qu’elles sont de nature à restreindre la liberté de se réunir, au droit d’expression collective des idées et des opinions.

Cependant, selon le Conseil constitutionnel, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu permettre aux pouvoirs publics de prendre des mesures visant à lutter contre l’épidémie de Covid-19 par le recours à la vaccination. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé14. En rappelant les avis scientifiques pris par le législateur, ainsi que sa classique formule selon laquelle il ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation équivalent à celui du législateur, le juge constate, sans conteste, que les personnes vaccinées présentent des risques de transmission du virus de la Covid-19 et de développement d’une forme grave de la maladie bien plus faibles que les personnes non vaccinées. Le Conseil constitutionnel, par un contrôle restreint, et après avoir rappelé la limite temporelle d’application des mesures – au 31 juillet 2022 – estime que ces dernières ne sont pas, en l’état des connaissances, « manifestement inadéquates au regard de l’objectif poursuivi et de la situation présente »15.

b – L’insistance sur la conditionnalité de la restriction de libertés à des critères matériels et temporels

La restriction n’est constitutionnellement admise que par ce qu’elle est encadrée par des données matérielles et temporelles que le Conseil constitutionnel avait déjà mises en avant en mai 2021.

Il avait ainsi affirmé que « les mesures prévues par les dispositions contestées ne peuvent être prononcées que pour la période allant du 2 juin au 30 septembre 2021, durant laquelle le législateur a estimé, au regard notamment de l’avis du 21 avril 2021 du comité de scientifiques prévu par l’article L. 3131-19 du Code de la santé publique, qu’un risque important de propagation de l’épidémie persistait. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause l’appréciation par le législateur de ce risque, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate au regard de la situation présente »16. Cette dernière décision de mai 2021 faisait d’ailleurs écho à la décision du 9 juillet 2020, déjà consacrée à la sortie de crise sanitaire. Dans cette dernière, le juge affirmait ainsi que la circulation des personnes et des véhicules étant un vecteur de propagation de l’épidémie de Covid-19, le législateur a entendu permettre aux pouvoirs publics de prendre des mesures visant à restreindre les déplacements, en particulier dans les zones de circulation active du virus, pour limiter les risques sanitaires liés à cette épidémie. Il jugeait alors que le législateur a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de santé. Il ajoutait encore que ces mesures ne peuvent être prononcées que pour la période allant du 11 juillet au 30 octobre 2020, durant laquelle le législateur a estimé qu’un risque important de propagation de l’épidémie persistait. Il rappelle enfin, de manière constante, qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, « qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause l’appréciation par le législateur de ce risque, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate au regard de la situation présent ». Il rappelle enfin que les mesures contestées ne peuvent être prises que dans l’intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19 ; elles doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires. Le juge mettait alors en évidence le fait que ces mesures peuvent faire l’objet d’un référé-suspension ou d’un référé liberté devant le juge administratif17.

Il le rappelle en maints points de sa décision de janvier 2022. Ainsi, au point 17, il précise que « les mesures contestées ne peuvent être prises que dans l’intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre l’épidémie de Covid-19 et si la situation sanitaire le justifie au regard de la circulation virale ou de ses conséquences sur le système de santé, appréciées en tenant compte des indicateurs sanitaires tels que le taux de vaccination, le taux de positivité des tests de dépistage, le taux d’incidence ou le taux de saturation des lits de réanimation. Elles doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires ».

En somme, les étapes de la propagation du virus, de l’apparition des variants, des vagues successives, ont obligé les gouvernants à réagir pas à pas, en veillant à sauvegarder l’État de droit. La méthode législative a conduit à une inflation normative et à des saisines répétées du Conseil constitutionnel, perçu comme le rempart contre d’éventuels excès. Sans préjudice de nouvelles lois et décisions juridictionnelles, cet ensemble de jurisprudences conduit à tirer les premières leçons constitutionnelles de la crise sanitaire.

II – Les leçons constitutionnelles de la crise sanitaire

Face à un objectif de valeur constitutionnelle, le Conseil constitutionnel exerce en principe un contrôle restreint de l’absence de disproportion manifeste alors qu’il procède à un contrôle entier face à un motif d’intérêt général18. De cet ensemble de décisions sur la crise sanitaire, il ressort une absence d’effet cliquet général des libertés individuelles face aux menaces sur la santé. Cependant, le juge semble ébaucher des îlots de libertés sanctuarisées dont les contours doivent être précisés (A), sans apporter de précisions sur la distinction entre passe vaccinal et obligation vaccinale (B).

A – L’ébauche d’îlots de libertés sanctuarisées dont les contours doivent être précisés

Une censure (2) et une réserve d’interprétation (1) laissent entrevoir la possibilité d’îlots de libertés sanctuarisées sans pour autant que toute la clarté ait été faite sur ces sujets. La censure et la réserve portent sur des sujets d’importance, mais de nature différente, la première sur les réunions politiques, la seconde sur les transports.

Au point 16, le Conseil constitutionnel rappelle un précédent récent : « comme le Conseil constitutionnel l’a jugé dans sa décision du 31 mai 2021 (…) la notion “d’activité de loisirs” exclut notamment une activité politique, syndicale ou cultuelle. Sur cette base, le Conseil constitutionnel, après avoir émis une réserve d’interprétation, censure les dispositions permettant d’exiger un certificat pour l’accès à des réunions politiques ».

1 – Une réserve d’interprétation à effet de sauvegarder la liberté d’aller et venir

Le Conseil constitutionnel émet une réserve d’interprétation qu’il reviendra au pouvoir règlementaire de respecter, à propos des transports. Le juge indique que si le législateur a prévu que le Premier ministre pourrait dans certains cas prévoir que serait exigée la présentation cumulée d’un justificatif de statut vaccinal et du résultat d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la Covid-19, il n’a réservé une telle possibilité que pour les activités qui, par leur nature même, ne permettent pas de garantir la mise en œuvre des mesures de nature à prévenir les risques de propagation de la Covid-19. Ce rappel étant fait, le juge souligne, par une réserve d’interprétation, que ces dispositions ne sauraient toutefois, sans méconnaître la liberté d’aller et de venir, s’appliquer aux déplacements de longue distance par transports publics interrégionaux. La liberté d’aller et venir voit donc ici un rempart qu’il reviendra au pouvoir règlementaire de garantir. Cette réserve donnera nécessairement lieu à des décisions administratives dont on ne saurait exclure qu’elles suscitent des contentieux. En effet, la formule apparaît quelque peu elliptique et demandera des précisions sur la notion même de « déplacements de longue distance par transports publics interrégionaux » et sur les modalités pratiques de l’accès protégé. On retiendra en tout cas une différence d’approche par le Conseil constitutionnel entre le passe sanitaire et le passe vaccinal au regard de la liberté d’aller et venir que portent les déplacements par transports publics. Dans la décision du 5 août 2021, le juge avait alors seulement affirmé que « s’agissant des déplacements de longue distance par transports publics interrégionaux, le législateur a exclu que ces mesures s’appliquent “en cas d’urgence faisant obstacle à l’obtention du justificatif requis”, mais avait conclu sur ce point à une conciliation conforme aux exigences constitutionnelles »19.

En plus de cette réserve d’interprétation, le Conseil constitutionnel censure une partie du dispositif d’exigence du passe vaccinal en ce qui concerne l’accès à des réunions politiques, sans que sa motivation ne soit parfaitement claire.

2 – Une censure à la motivation énigmatique des modalités d’exigence du passe vaccinal pour les réunions politiques

Outre cette réserve, le juge censure en effet les dispositions relatives à la possibilité de demander un passe pour accéder à une réunion politique. Pourtant, la motivation du juge constitutionnel pour conclure à l’inconstitutionnalité des dispositions peut susciter des interrogations ; il indique en effet que les dispositions contestées prévoient que, par dérogation, la personne responsable de l’organisation d’une réunion politique peut en subordonner l’accès à la présentation soit du résultat négatif d’un examen de dépistage virologique, soit d’un justificatif de statut vaccinal, soit d’un certificat de rétablissement à la suite d’une contamination.

À l’instar des autres dispositions restrictives d’accès, le législateur a entendu permettre que soit subordonné à la présentation d’un passe sanitaire l’accès à des réunions qui présentent un risque accru de propagation de l’épidémie du fait de la rencontre ponctuelle d’un nombre important de personnes susceptibles de venir de lieux éloignés. Le juge en déduit que la loi a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé.

Cependant, le point 73 est quelque peu énigmatique car il indique : « Toutefois, contrairement aux dispositions qui précisent les conditions dans lesquelles le Premier ministre peut subordonner l’accès de certains lieux à la présentation de documents sanitaires, les dispositions contestées n’ont soumis l’édiction de telles mesures par l’organisateur de la réunion politique ni à la condition qu’elles soient prises dans l’intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre l’épidémie de Covid-19, ni à celle que la situation sanitaire les justifie au regard de la circulation virale ou de ses conséquences sur le système de santé, ni même à celle que ces mesures soient strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » ; le juge conclut dès lors que « dans ces conditions, les dispositions contestées n’opèrent pas une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées ».

La motivation surprend car elle fonde l’inconstitutionnalité sur le manque de lien effectué par le législateur entre l’exigence du document et la lutte contre l’épidémie. Or en premier lieu, l’ensemble de la loi et des mesures restrictives qu’elle comporte sont précisément motivées par la nécessité de lutter contre la pandémie. En deuxième lieu, ces dispositions sont contenues aux quatrième et cinquième alinéas du g, du 2 , du paragraphe I, de l’article 1er, de la loi déférée. Or l’interrogation se poursuit dans la mesure où ces dispositions viennent compléter la loi du 31 mai 2021, et précisément son article 1er qui dispose justement que les mesures restrictives ne peuvent être prises que dans l’intérêt de la santé publique et aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19. Il semble dès lors possible de considérer que ces dispositions liminaires sont celles qui conditionnent les mesures restrictives. En d’autres termes, la motivation de l’inconstitutionnalité aurait semblé plus claire si elle se fondait sur les principes constitutionnels relatifs au droit d’expression collective des idées et des opinions ainsi que sur le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions.

Des interrogations demeurent donc dans la recherche de conciliation et la précision de ses contours. Enfin, ces interrogations sont renforcées par le constat d’une frontière floue entre passe vaccinal et obligation vaccinale.

B – La frontière floue entre passe vaccinal et obligation vaccinale

Plusieurs éléments suscitent des interrogations quant à la distinction entre passe et obligation.

En premier lieu, le juge, dans la logique déjà évoquée de mobilité du curseur, admet l’obligation vaccinale pour certaines professions. En effet, il valide les dispositions de la loi selon lesquelles le Premier ministre peut subordonner à la présentation d’un passe vaccinal l’accès des personnes qui travaillent dans les lieux où sont exercées des activités de loisir ou de restauration commerciale, dans les foires, séminaires et salons professionnels, dans les transports publics interrégionaux ainsi que dans certains grands magasins et centres commerciaux. Dans ce cas, les personnes qui ne satisfont pas à cette obligation peuvent voir leur contrat de travail suspendu. Il indique à cet égard qu’il revient au législateur d’assurer la conciliation entre l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et le respect des droits et libertés constitutionnellement garantis. Parmi ces droits et libertés figurent la liberté d’entreprendre, qui découle de l’article 4 de la Déclaration de 1789, et le droit pour chacun d’obtenir un emploi qui résulte du cinquième alinéa du préambule de la Constitution de 194620. Il rappelle alors non seulement son absence de pouvoir d’appréciation comparable à celui du législateur ainsi que les avis du comité de scientifiques du 24 décembre 2021 et du 13 janvier 2022, qui indiquent que les personnes vaccinées présentent des risques de transmission du virus de la Covid-19 et de développement d’une forme grave de la maladie bien plus faibles que les personnes non vaccinées.

En deuxième lieu, en se bornant à un contrôle restreint, il justifie l’obligation vaccinale par le fait que celle-ci ne s’applique qu’à des lieux où sont exercées des activités qui mettent en présence simultanément un nombre important de personnes en un même endroit présentant ainsi un risque accru de propagation du virus ou, par leur nature même, un risque particulier de diffusion du virus. Il renvoie, enfin, au pouvoir réglementaire le soin de restreindre l’application de ces dispositions aux seules personnes occupant des postes et fonctions qui se trouvent effectivement exposés à un risque particulier de contamination.

Certes, le juge constitutionnel souligne que si les dispositions contestées prévoient que l’accès du public à certains lieux peut être subordonné à la présentation d’un justificatif de statut vaccinal, ces dispositions ne sauraient être regardées, eu égard à la nature des lieux et des activités qui y sont exercées, comme instaurant une obligation de vaccination. Pour autant, il est difficile de ne pas rapprocher cette motivation du haut conseil des propos tenus par le ministre en charge de la Santé qui parlait, selon ses propres termes, d’obligation vaccinale déguisée par l’adoption de cette loi.

Le point 16 permet au juge d’expliciter l’absence d’obligation vaccinale dès lors que des accès à des biens et activités jugées essentielles sont garantis même en l’absence de vaccination ; il souligne en effet que le texte prévoit « l’accès des personnes aux biens et services de première nécessité ainsi qu’aux moyens de transport accessibles dans l’enceinte de ces magasins et centres. Il a prévu également qu’elles ne pouvaient être décidées qu’au-delà d’un certain seuil défini par décret et par une décision motivée du représentant de l’État dans le département lorsque les caractéristiques de ces lieux et la gravité des risques de contamination le justifient. S’agissant des déplacements de longue distance par transports publics interrégionaux, le législateur a prévu que, en cas d’urgence faisant obstacle à l’obtention du justificatif requis, aucun document sanitaire n’est exigé et, par des dispositions qui ne sont pas imprécises, que l’exigence de présentation d’un passe vaccinal est remplacée par celle de présentation d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination à la Covid-19 en cas de « motif impérieux d’ordre familial ou de santé ».

En somme, au terme de deux années de crise sanitaire, de nombreuses jurisprudences constituant un corpus de conciliation renouvelée entre sécurité, enrichie de l’adjectif sanitaire, et libertés. Outre les précisions que le législateur comme les juges devront encore apporter, compte tenu des interrogations présentes, mais sans doute aussi à venir, il est possible de conclure temporairement à un État de droit profondément modifié par l’intérêt supérieur de protection de la santé. Au « quoiqu’il en coûte » économique répond dans une certaine mesure un « quoi qu’il en coûte » juridique. En d’autres termes, le seuil de tolérance aux atteintes aux libertés a reculé à mesure que les menaces sur la santé ont progressé.

Ainsi, non seulement les mesures de conditionnalité sont validées par le juge mais aussi celles relatives aux contrôles du respect de ces mesures. Il en va ainsi de la possibilité ouverte aux professionnels concernés, en cas de doute, de vérifier l’identité de la personne présentant un passe vaccinal, au moyen de la production d’un document officiel. Les députés requérants soutenaient que ces dispositions méconnaissaient l’article 12 de la Déclaration de 1789 au motif qu’elles conduiraient à déléguer à des personnes privées des missions de police administrative. Les sénateurs requérants leur reprochaient en outre de méconnaître le droit au respect de la vie privée en permettant à ces personnes d’accéder à des données personnelles. Tout en rappelant l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits, le Conseil constitutionnel adopte une approche que l’on peut qualifier de neutralisante et téléologique de la mesure contestée. Neutralisante, l’interprétation l’est par les termes retenus par le juge selon lesquels les « dispositions contestées se bornent à permettre à l’exploitant d’un lieu dont l’accès est soumis à la présentation d’un passe vaccinal ou sanitaire de demander à une personne qui souhaite y accéder de produire un document officiel comportant sa photographie, aux seules fins de vérifier la concordance entre les éléments d’identité mentionnés sur ces documents. Le refus de la personne de produire un tel document ne peut avoir pour autre conséquence que l’impossibilité pour elle d’accéder à ce lieu »21. L’interprétation est téléologique lorsque le juge affirme qu’« en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu assurer l’effectivité de l’obligation de détention d’un “passe” vaccinal ou sanitaire pour l’accès à certains lieux. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé »22.

Enfin, sans qu’il ne s’agisse véritablement d’une réserve d’interprétation, le Conseil précise encore que « des dispositions contestées ne saurait, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi, s’opérer qu’en se fondant sur des critères excluant toute discrimination de quelque nature que ce soit entre les personnes ». Il est permis de penser que la mise en œuvre concrète, comme les possibles tensions qu’un contrôle suscitera, nécessitera des précisions.

En somme, si la décision du Conseil constitutionnel valide la loi instaurant un passe vaccinal, qui ne porte pas officiellement obligation vaccinale, elle ne règle pas l’ensemble des questions juridiques suscitées par cette innovation juridique aux impacts nombreux sur les droits fondamentaux. La ligne jurisprudentielle qui prévaut depuis deux ans de crise sanitaire vise à placer la protection de la santé au-dessus des libertés traditionnellement reconnues ; dès lors que le juge admet lui-même l’atteinte portée aux libertés, la balance de la conciliation se trouve en faveur de la santé. Si l’on manque de recul pour évaluer la modification de l’État de droit que ces lois et décisions de justice emportent, les interrogations encore en suspens sont nombreuses. La période qui s’ouvre, dans le cadre d’une vie sociale largement conditionnée par un passe vaccinal, qui, s’il n’est pas synonyme explicite d’obligation vaccinale, n’en est pas moins un vecteur implicite, appellera sans doute de nouveaux contentieux, que ce soit devant les juges ordinaires ou devant le juge constitutionnel lui-même, soit à la faveur de questions prioritaires de constitutionnalité, soit au gré de nouvelles lois que les évolutions sanitaires ne manqueront pas de susciter.

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Le passe vaccinal devant le Conseil constitutionnel

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