La doctrine souverainiste de la désobéissance européenne – Le Grand Continent

En France, une partie significative des électeurs de gauche voient dans la « Nouvelle Union populaire, écologique et sociale » (NUPES) un réel motif d’espoir. Laminée aux élections nationales depuis 2017 et le raz-de-marée de « La République En Marche » (LREM), divisée en deux camps réputés irréconciliables, la gauche française renoue avec la geste de l’union de la gauche, dans la filiation du Front populaire de 1936 et du Programme commun de 1972. À 70 ans et trois campagnes présidentielles au compteur, Jean-Luc Mélenchon semble avoir réussi à surmonter son penchant pour la domination hégémonique et conduire son mouvement politique à opérer une réorientation stratégique d’ampleur.

De même que le centre et la droite, la gauche connaît elle aussi une dynamique de re-parlementarisation avec la capacité retrouvée à négocier et sceller des accords électoraux nationaux en vue des élections législatives. C’est la démocratie parlementaire française qui devrait en ressortir raffermie, après une XVe législature (2017-2022) placée sous le signe de l’écrasement d’une gauche parlementaire réduite à 60 députés, aggravée d’une pratique hyper-présidentialiste de la Constitution de la Ve République. Ne méprisons pas cette dimension essentielle de l’union de la gauche.

Actant l’échec de la stratégie d’annihilation du Parti communiste (PC) et du Parti socialiste (PS), la France insoumise (LFI) s’est en effet mise à regarder la carte électorale avec l’objectivité qui sied aux têtes froides  : elle y a vu la possibilité d’un groupe parlementaire pléthorique à l’Assemblée nationale – et les ressources en emplois et financements publiques afférentes. Le statut incontestable et désormais incontesté de première force à gauche a certainement aidé à franchir le pas. Admirateur de François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon aura fait sa mue mitterrandienne au crépuscule de sa vie politique  : l’étreinte lente est bien plus redoutable que la confrontation directe.

De même que le centre et la droite, la gauche connaît elle aussi une dynamique de re-parlementarisation avec la capacité retrouvée à négocier et sceller des accords électoraux nationaux en vue des élections législatives.

Nicolas Leron

De leur côté, Europe Écologie Les Verts (EELV), aux grands espoirs déçus, le PS, purgé de toute illusion sur l’état de ses forces, et le PC, en gestionnaire habitué de la rareté des postes politiques, ont chacun saisi de bonne grâce la main tendue, pour une fois sincère, de LFI. La perspective d’un groupe parlementaire, et donc d’une survie politique au niveau national pour les cinq prochaines années, a balayé toutes les réticences programmatiques. Dans le panier des convictions remisées au placard, la question européenne est sans doute le point le plus problématique. Elle ne manquera de se rappeler aux uns et aux autres, a fortiori dans le cadre du second quinquennat d’Emmanuel Macron qui compte bien mettre les bouchées doubles sur l’Europe, au moment où la Conférence sur l’avenir de l’Europe rend ses conclusions et que se rouvrira, plus tôt qu’on ne le pense, le chantier de la réforme des traités européens – possiblement dès le mois de juin 2022 avec la réunion d’une convention de révision des traités appelée de ses vœux par le Parlement européen et soutenue par Emmanuel Macron.

La doctrine souverainiste de la désobéissance européenne

LFI n’a jamais fait mystère de son hostilité à l’Union européenne. Celle-ci n’a pas seulement trait à une Europe du marché jugée par essence néolibérale. Il y a indubitablement, chez LFI et son leader, une critique fondamentalement souverainiste du projet européen. Le rousseauisme obtus de Jean-Luc Mélenchon ne peut qu’être heurté par l’intégration supranationale européenne, quelles qu’en soient ses modalités. Tout transfert de compétences de Paris à Bruxelles est immanquablement vécu comme une atteinte inacceptable au principe de la souveraineté du peuple français.

D’où l’expression d’une hargne peu commune – et autrement difficilement compréhensible – à l’encontre des symboles mêmes de l’Union, à commencer par le drapeau européen jugé par J.-L. Mélenchon comme étant contraire à la laïcité des institutions françaises en raison d’un prétendu symbolisme chrétien (le bleu et de ses douze étoiles de la Vierge Marie). On croirait même déceler derrière le souverainisme populaire de LFI un certain anti-germanisme qui n’est pas sans rappeler celui d’un Jean-Pierre Chevènement qui dénonçait, lors du débat référendaire sur le traité de Maastricht, la perspective d’un « Saint-Empire américano-germanique du capital ». Aujourd’hui, J.-P. Chevènement rallie Emmanuel Macron et sa souveraineté européenne quand J.-L. Mélenchon, hier partisan du « oui » à Maastricht, n’a pas de mots assez durs contre Bruxelles et les eurocrates…

En 2017, J.-L. Mélenchon, libre de toute contrainte de prudence sur le sujet, avait clairement énoncé son rapport à l’Europe. Il était question d’un « plan A », celui d’une injonction faite aux partenaires européens de la France de renégocier les traités européens (dans le sens voulu par LFI, naturellement), à qui, en cas d’insuccès (hautement prévisible), devait succéder un « plan B » qui prévoyait, selon les propres termes du programme du candidat insoumis, une « sortie des traités européens unilatérale par la France pour proposer d’autres coopérations. » En 2022, le « plan   » ne parle plus de sortie pure et simple de l’UE, mais d’application unilatérale du programme de LFI « en assumant la confrontation avec les institutions européennes », au besoin en désobéissant aux règles européennes. L’accord programmatique de l’union de la gauche, façon 2022, reprend telle quelle, à quelques nuances près, la doctrine et la sémantique de la désobéissance européenne.

Mais que veut dire désobéir aux règles européennes  ? Il faut bien comprendre la différence entre, d’une part, l’exercice d’un rapport de force dans le cadre des règles du jeu européen (règles elles-mêmes convenues souverainement par les États membre de l’Union) et, d’autre part, l’imposition unilatérale de ses lois et de ses politiques publiques nationales au besoin par le non-respect des engagements européens. Au sein du régime institutionnel de l’Union, chaque gouvernement national représenté au Conseil européen et au Conseil des ministres comme chaque force politique représentée au Parlement européen défend ses intérêts, ses préférences et ses convictions, dans un esprit de consensus ou de confrontation selon les sujets donnés et les stratégies adoptées. Rapports de force et conclusions de compromis rythment la vie politique européenne, sous les auspices de la Commission européenne et de la Cour de justice de l’Union qui garantissent le respect de l’ordre juridique européen. Parce que l’Union n’est pas un État détenteur du monopole de la violence physique légitime, qu’elle ne saurait par conséquent contraindre directement qui que ce soit, individu comme État membre, à respecter le droit européen, son bon fonctionnement repose in fine sur la coopération loyale des États membres qui s’auto-conforment à leurs obligations européennes et appliquent eux-mêmes sur leurs territoires respectifs les décisions et les politiques publiques européennes (principe d’administration indirecte de l’Union européenne).

Il faut bien comprendre la différence entre, d’une part, l’exercice d’un rapport de force dans le cadre des règles du jeu européen (règles elles-mêmes convenues souverainement par les États membre de l’Union) et, d’autre part, l’imposition unilatérale de ses lois et de ses politiques publiques nationales au besoin par le non-respect des engagements européens.

Nicolas Leron

Faire de la désobéissance aux règles européennes contraires à la volonté nationale une doctrine politique assumée revient ainsi, en toute clarté, à subvertir l’ordre juridico-politique européen. La désobéissance n’est en ce sens qu’une variante doctrinale et stratégique du souverainisme. Agir unilatéralement selon la stricte volonté du législateur national revient, en effet, à tenir le respect du droit européen pour contingent. Seule la congruence fortuite entre la volonté politique nationale et l’état du droit européen entraîne le respect de celui-ci par celle-là. En cas de contradiction, la France laisserait inappliqué le droit européen, dans une sorte de renversement du principe de primauté du droit européen qui constitue le pilier existentiel (avec les principes d’effet direct du droit européen et de responsabilité de l’État membre pour violation du droit européen) de l’ordre juridique de l’Union. Mettre à mal ce pilier revient à saper les fondements mêmes de l’édifice européen tout entier.

Ici pointe ce que tout souverainisme, de gauche comme de droite, oublie d’avouer aux électeurs comme de s’avouer à lui-même  : il n’y a pas d’unilatéralisme qui tienne dans une entreprise collective. L’Union reste fondamentalement une association libre d’États membres souverains – la Cour constitutionnelle allemande parle ainsi de « Staatenverbund » (association d’États). Chacun est libre de rejoindre le cercle de l’Union, sous réserve de l’accord des États membres déjà présents dans le cercle. Chacun est libre de quitter le cercle, sans être toutefois en mesure de forcer les autres membres restants à dissoudre ou dénaturer le cercle. Le Royaume-Uni en a fait l’expérience. Mais les membres du cercle peuvent également exclure l’un de ses membres qui ne respecterait plus le cadre commun. (Le fameux article 7 du traité sur l’UE relatif au mécanisme de sanction à l’encontre d’un État membre violant les valeurs européennes peut se comprendre comme une procédure de bannissement de l’État membre incriminé, et donc d’exclusion de celui-ci.) Car la désobéissance aux règles collectives ne saurait restée impunie – telles sont les lois d’airains des communautés politiques.

Une politique de la crise du droit

Quelle serait la punition infligée par l’UE  ? Sur le plan du droit, il y aurait assurément une réaction de la Commission européenne qui intenterait une série de recours en manquement à l’encontre de la France qui se verrait alors condamnée par la Cour de justice de l’UE à de lourdes amendes assorties d’astreintes. Que ferait la France face à pareille situation  ? Dans le cadre des primaires citoyennes de janvier 2017, Arnaud Montebourg proposait avec l’aplomb qui est le sien de payer l’amende  : désobéir et en assumer le prix, en se conformant d’une certaine manière au cadre disciplinaire européen. On se doute bien que cette manière de voir les choses ne correspond pas à l’état d’esprit de LFI. L’horizon logique de la désobéissance européenne par la France est donc l’ouverture d’une crise juridique et constitutionnelle au sein de l’UE, c’est-à-dire une déstabilisation hautement périlleuse de son ordre juridique et du fonctionnement du marché intérieur qui en constitue le cœur. (Soulignons ici l’ineptie de l’argument selon lequel les autres États membres désobéissent déjà au droit européen. C’est prendre des vessies pour des lanternes et confondre abusivement une doctrine explicite de désobéissance européenne et des pratiques ou règlementations nationales pouvant être jugées contraires au droit européen, ce qui participe de la vie normale de tout ordre juridique.)

L’horizon logique de la désobéissance européenne par la France est donc l’ouverture d’une crise juridique et constitutionnelle au sein de l’Union, c’est-à-dire une déstabilisation hautement périlleuse de son ordre juridique et du fonctionnement du marché intérieur qui en constitue le cœur.

Nicolas Leron

La crise juridique se prolongerait d’une crise politique majeure entre la France et les institutions de l’UE et, plus encore, entre la France et les autres États membres. C’est ici l’objectif visé par LFI  : rouvrir par la force un espace de redéfinition du pacte européen dans le sens du projet politique de LFI. Outre le prix à payer collectivement en termes d’instabilité continentale – dans une période où les Européens ne semblent pas avoir vraiment les moyens d’un tel luxe –, il est aisé de prédire que les autres États membres, dont aucun n’est aligné sur la ligne de gauche radicale de LFI, ne se laisseront pas dicter leur conduite et se mettront d’accord pour isoler la France. La France sous gouvernement LFI n’aura d’autres options que la reddition ou la fuite en avant. Mitterrand a su, en 1983, faire le choix historique de l’Europe au détriment du projet socialiste. Quant à François Hollande, il a abandonné en rase campagne, dès le lendemain de son élection, toute velléité de renégocier le traité budgétaire. Nous ne percevons pas chez Jean-Luc Mélenchon de pareilles dispositions. La doctrine de la désobéissance européenne, qu’elle soit justifiée par la défense d’un projet de justice sociale et écologique – ou d’un projet ultra-conservateur et anti-immigrés comme en Hongrie et en Pologne –, porte en elle le germe de la déconstruction européenne. Celle-ci en constitue même le telos implicite.

Mais plus graves encore sont les répercussions de la doctrine souverainiste de la désobéissance européenne vis-à-vis de l’État de droit. La manœuvre sémantique de LFI et de la NUPES, qui affirment tout bonnement, dans un grand écart improbable, soutenir la désobéissance européenne « dans le respect de l’État de droit », pourrait prêter à rire si les implications n’étaient si tragiques. Désobéir au droit, qu’il soit national, européen ou international, en tant qu’État constitue par définition une atteinte à l’Etat de droit. Désobéir aux règles européennes tout en respectant l’Etat de droit relève de l’oxymore frauduleuse – un « en même temps » cynique fort malvenu à gauche.

Mais surtout l’inapplication systématique des règles européennes soulèvera nécessairement une nuée de recours devant les juridictions nationales françaises, du tribunal de première instance ou du tribunal administratif jusqu’au Conseil constitutionnel en passant par la Cour de cassation et le Conseil d’État. La crise juridique déclenchée au niveau de l’UE reviendra comme un boomerang au sein même de l’ordre juridique français et placera le gouvernement et la majorité parlementaire NUPES face à la dangereuse alternative entre passer outre, au mépris de l’Etat de droit, ou convoquer un référendum de révision de la Constitution aux fins d’y inscrire le principe de la supériorité de la loi nationale sur le droit européen (et international) et de supprimer par voie de conséquence les articles 55 (supériorité des traités internationaux sur les lois nationales) et 88-1 (participation de la France à l’UE et donc reconnaissance de la primauté du droit européen sur les lois nationales) de la Constitution. Un tel référendum poserait, que ses instigateurs le veuillent ou non, la question de l’appartenance de la France à l’Union.

La doctrine de la désobéissance européenne, qu’elle soit justifiée par la défense d’un projet de justice sociale et écologique – ou d’un projet ultra-conservateur et anti-immigrés comme en Hongrie et en Pologne –, porte en elle le germe de la déconstruction européenne.

Nicolas Leron

Le prix de la compromission souverainiste pour la social-démocratie française

Loin d’être un aspect secondaire aisément soluble, la question européenne cristallise chez LFI (et d’une certaine mesure chez le PC), d’une part, et chez EELV et le PS, d’autre part, deux conceptions orthogonales et par conséquent difficilement conciliables sur un plan doctrinal et programmatique. L’Europe constitue une part essentielle de l’ADN de EELV comme du PS. Mais tout accord d’union de la gauche devait nécessairement les faire passer sous les fourches caudines souverainistes de LFI. L’ère post-présidentielle 2022 s’ouvre ainsi sur un fait politique majeur aux conséquences incertaines  : le ralliement de EELV et du PS à la doctrine de la désobéissance européenne et son paradigme souverainiste.

Disons les choses  : EELV et le PS, en l’état de leurs forces respectives, le pistolet sur la tempe, n’avaient sans doute pas d’autres choix que de plier. Il est des compromissions nécessaires parce que vitales. Et qui sait, l’avènement de l’union de la gauche, plébiscitée par les électeurs de gauche toute tendance confondue, valait peut-être bien une messe souverainiste. Nous ne jugeons pas ici la pertinence stratégique – et même existentielle – d’un tel choix, mais nous tenterons d’en évaluer le prix à payer pour conserver les chances d’obtenir un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et continuer ainsi d’exercer une voix au niveau national.

Malgré sa base électorale (foncièrement pro-européenne et proche dans sa structure socio-politique de l’électorat LREM), sa prédilection pour les élections européennes et, tout simplement, l’inscription de l’Europe dans son intitulé même, EELV rencontre paradoxalement moins de difficultés politiques à ménager la chèvre et le chou sur la question européenne pour stabiliser son accord avec LFI que le PS. La raison tient sans doute pour partie à l’histoire et l’état actuel des forces politiques gouvernementales en Europe. Contrairement à EELV qui n’a à ce jour jamais assumé la conduite du gouvernement, le PS a été un acteur important de la construction européenne, au pouvoir comme dans l’opposition, en France comme dans les autres pays européens où les partis socialistes et sociaux-démocrates partenaires du PS ont gouverné ou gouvernent aujourd’hui. La figure de François Mitterrand, qui fit de son engagement européen un viatique pour entrer dans l’Histoire, a laissé une marque indélébile sur l’identité politique du PS. Mais il faut remonter à Guy Mollet pour saisir pleinement la fidélité européenne du PS.

La figure de François Mitterrand, qui fit de son engagement européen un viatique pour entrer dans l’Histoire, a laissé une marque indélébile sur l’identité politique du PS. Mais il faut remonter à Guy Mollet pour saisir pleinement la fidélité européenne du PS.

Nicolas Leron

Depuis l’après-guerre, la réaffirmation de la ligne européenne a en effet constitué un motif récurrent de joutes internes au PS. Confronté à la division du groupe parlementaire socialiste lors du vote sur la ratification du traité instituant la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, division qui entraina le rejet du traité, le comité directeur de la SFIO, sous la houlette de Guy Mollet, décida l’exclusion du parti des principaux députés « frondeurs » (Max Lejeune, Daniel Mayer et Jules Moch). À quelques mois des élections présidentielles de 1974, et alors que certaines voix socialistes avaient laissé entendre de fortes réserves à l’encontre du projet européen, François Mitterrand en fit un point d’honneur et trancha la question lors du Congrès de Bagnolet de décembre 1973 en faisant adopter par le PS une résolution clairement pro-européenne. S’inscrivent dans cette lignée fidèle à l’Europe le choix du maintien de la France dans le Système monétaire européen (SME) en 1983, le soutien en faveur de l’Union économique et monétaire (UEM) en 1997, l’approbation du Traité instituant une Constitution pour l’Europe en 2005, le soutien à la ratification du traité de Lisbonne de 2007 ou encore la défense de l’intégrité de la zone euro dans les années 2010.

L’acquiescement, seulement tactique donc temporaire pensent in petto les dirigeants et les candidats PS investis sous la bannière de la NUPES, à la doctrine de la désobéissance européenne entraîne le PS et EELV, qu’ils le veuillent ou non, à adopter la grammaire souverainiste de LFI – le PS faisant semblant de croire couvrir sa compromission en parlant de « dérogation transitoire » aux règles européennes. Une telle opération ne se prête pas à un aller-retour gratuit, à une incursion ponctuelle déjà oubliée, sur les terres du souverainisme. De pareils mots gravés dans les accords programmatiques et diffusés dans l’espace médiatique par les bouches mêmes des candidats PS et EELV pèseront de tout leur poids pour l’avenir. Des millions d’électeurs voteront pour les candidats de la NUPES, dont ceux du PS et de EELV, et un certain nombre d’entre eux rejoindront les bancs de l’Assemblée nationale. Renier le lendemain de leur élection un point majeur du projet politique sur lequel ces députés auront été élus ne sera pas chose aisée. Une dynamique gramscienne en faveur de la conception souverainiste de LFI s’enclenchera – s’est déjà enclenchée – et finira d’imprégner par capillarité une grande partie du bloc de gauche.

Paralysé par l’enjeu de sa survie parlementaire, le PS prend-il la mesure du coût existentiel de long terme d’un tel désaxement européen  ? Déséquilibré sur ses bases européennes, comment la gauche social-démocrate et européenne pourra-t-elle se reconstruire, lestée d’une telle compromission  ? Il faut bien distinguer ici entre, d’un côté, les coups de barre à gauche habituels des périodes d’opposition, ceux de la « rupture avec le capitalisme » et de « mon ennemi, c’est la finance », situés sur le terrain socio-économique, et, de l’autre, le ralliement à la doctrine de la désobéissance européenne, qui relève de la conception même du gouvernement démocratique, de l’appartenance de la France à l’Europe et du rapport à l’État de droit. À l’opposé historique d’un François Mitterrand qui avait su, en période soviétique, prendre à revers le parti communiste et ouvrir les portes du pouvoir aux socialistes, sans jamais céder un pouce de terrain sur la question européenne et l’État de droit, le PS de 2022 se raccroche à la remorque d’une gauche radicale aux accents souverainistes.

L’impensée de la démocratie européenne

Le glissement de la social-démocratie française – celle qui a su jusqu’ici résister à l’attraction du pôle libéral de LREM – sur la pente du souverainisme, habilement savonnée par LFI, comporte un piège cognitif plus terrible encore : celui de la détourner de ce qu’elle recèle en elle de meilleur pour l’avenir – sa capacité de penser la démocratie européenne. Car l’obsession de la souveraineté, qui conduit à la tentation souverainiste – ou aux faux-semblants de la souveraineté européenne – jette dans l’ombre la grande question qui agite le continent européen : comment faire advenir l’Europe politique au moyen d’une puissance publique authentiquement européenne et productrice de biens publics à l’échelle continentale ?

Le glissement de la social-démocratie française – celle qui a su jusqu’ici résister à l’attraction du pôle libéral de LREM – sur la pente du souverainisme, habilement savonnée par LFI, comporte un piège cognitif plus terrible encore : celui de la détourner de ce qu’elle recèle en elle de meilleur pour l’avenir – sa capacité de penser la démocratie européenne.

Nicolas Leron

La souveraineté n’est pas la cause des maux des peuples européens, ni leur planche de salut. Elle appartient aux États membres qui peuvent à tout moment en actualiser les effets – et en assumer les conséquences. Le « Brexit » démontre, s’il en était besoin, cet état de fait fondamental. L’UE n’est pas souveraine. Certes, son ordre juridique provoque des interférences non négligeables avec le principe de souveraineté étatique, mais il ne saurait en subvertir le fondement. Croire recouvrer la pleine puissance nationale au moyen d’un rapatriement des « transferts de souveraineté » (terme hautement impropre  : il s’agit de délégation de compétences) relève de l’illusion. Croire redéfinir le pacte européen au moyen de la désobéissance aux règles communes relève de l’agitation – au mieux stérile, au pire destructrice. Pendant ce temps perdu s’aggrave le problème de l’impuissance démocratique qui exaspère les peuples et génère une politisation négative des démocraties nationales.

La question de la démocratie européenne demeure le grand impensé des socialistes et des sociaux-démocrates. Ceux-ci n’ont jamais réellement fourni l’effort de réfléchir la dynamique structurelle de l’intégration européenne et ses conséquences en termes démocratiques, son économie politique et ses répercussions sociales et territoriales. La gauche socialiste et social-démocrate n’a saisi que bien tardivement à quel point l’intégration européenne contribue à désarticuler le peuple souverain dans ses dimensions nationale, sociale et démocratique. Elle s’est laissée peu à peu piéger dans une position intenable à terme  : défendre et contribuer à la poursuite du processus d’intégration européenne au prix d’une incapacité croissante à conduire des politiques effectives de justice sociale face aux prétentions du marché à la concurrence libre et non faussée. C’est cette incapacité qui n’a pas été pensée à la juste hauteur du défi qu’elle représentait pour la gauche  : non pas une incapacité découlant d’un rapport de force conjoncturellement défavorable ou d’une addiction néolibérale passagère, mais une incapacité qui sourd de l’architecture même de la construction européenne telle qu’elle s’édifie depuis les traités de Rome.

À cet égard, désobéir à cette configuration de l’UE revient, encore une fois, à se dispenser de réfléchir à ses effets systémiques et d’y identifier les points et les leviers théoriques et politiques aux fins d’accomplir la mue de la démocratie européenne. Il revient à la nouvelle génération d’entreprendre un tel travail intellectuel, doctrinal et politique. La question du régime politique précède celle des politiques publiques. L’Europe politique constitue le préalable à l’Europe sociale. Penser la démocratie européenne exige que la gauche se défasse de ses oripeaux fédéralistes, de même que de ses intempérances souverainistes, et d’affronter enfin la question de la production à l’échelle continentale des biens publics que requiert les défis de notre siècle, des grandes migrations à la lutte contre le réchauffement climatique.

L’analyse de l’affaissement de la puissance publique en raison de la structure même de Union confronte la gauche socialiste et social-démocrate à la thèse de la consubstantialité de l’intégration européenne et du néolibéralisme.

Nicolas Leron

L’analyse de l’affaissement de la puissance publique en raison de la structure même de Union confronte la gauche socialiste et social-démocrate à la thèse de la consubstantialité de l’intégration européenne et du néolibéralisme. Le sociologue allemand Wolfgang Streeck rappelle que Friedrich Hayek voyait dans le fédéralisme interétatique le meilleur vecteur de neutralisation économique des nations démocratiques. En inversant l’argument, une partie croissante de la gauche, dans les pas de W. Streeck, soutient que l’intégration européenne ne peut que déboucher sur la cristallisation d’un ordre néolibéral, que la souveraineté des peuples serait, par nature, incompatible avec l’Europe politique. Cette antinomie théorique et politique constitue le principal point doctrinal du discours des souverainistes de gauche – comme de droite. Il est le nœud que la gauche socialiste et social-démocrate doit trancher. Car au fond le discours hayékien comme son antithèse souverainiste se rejoignent comme les deux faces d’une même pièce : la croyance dans l’essence néolibérale du supranationalisme. Or l’effet néolibéral dérive non pas d’une nature intrinsèque mais d’une certaine configuration systémique de l’intégration européenne et de la lecture qu’en font ses acteurs institutionnels, configuration et lecture qui ne sont en rien figées dans le marbre.

Comment faire advenir une Europe politique capable de justice sociale et écologique au moyen de la production et de la distribution de biens publics à l’échelle continentale  ? Répondre à cette question exige de laisser de côté la grammaire de la souveraineté pour mieux se concentrer sur la question de la démocratie qui elle-même s’ouvre sur deux voies  : celle du demos et ses querelles infinies autour de l’inexistence d’un peuple européen et celle du kratos et de la capacité collective à agir sur la réalité commune. Nous soutenons que seule la voie du kratos, de la puissance publique européenne, permet d’atteindre, de manière raisonnable et opérante, en bonne intelligence avec les démocraties nationales, le seuil de la démocratie européenne. Il ne s’agit plus alors de justice sociale dans un seul pays, en passant par pertes et profits le projet commun européen, ni de réformes institutionnelles comme l’extension de la majorité qualifiée, l’instauration de listes transnationales aux élections européennes ou la fusion des présidences du Conseil européen et de la Commission européenne, mais de fiscalisation des immenses richesses privées tirées du marché intérieur, d’augmentation significative du volume du budget européen pour le sortir d’un budget technique et en faire un véritable budget politique, de production de biens publics à l’échelle continentale qui changent la vie des Européens, décidés par eux et pour eux dans le cadre d’élections européennes enfin proprement européennes car incorporant dans le bulletin de vote des citoyens européens un pouvoir budgétaire authentiquement européen – et non plus la somme interétatique des contributions nationales.

Pour ce faire, il faudra mobiliser l’ensemble des leviers à disposition dans le respect du cadre commun : de la pratique de la confrontation – qui n’est pas la désobéissance – en assumant la conflictualité et le rapport de force interne, à la construction argumentative et organisationnelle d’une coalition transnationale partisane, intellectuelle et sociétale. Car loin d’être une cage d’acier, l’Union « apparaît en fait comme un archipel de tensions et de conflits internes qui sont autant de points d’appui pour une politique de transformation sociale et écologique », comme le rappellent justement Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez. En un mot : faire de la politique, à l’échelle européenne.



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