« Freaks » de Tod Browning : Carnaval doit réapparaître | Blast, Le souffle de l’info – Site d’information français d’actualités et d’investigation indépendant


Tod Browning & le casting de Freaks / Hulton Archives

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Là où est le commencement, là aussi sera la fin. Carnaval doit réapparaître.

Nous parlons ici de la première spiritualité des hommes : celle dont les origines vont se perdre dans la nuit des temps et que toutes les religions, après s’en être inspirée, ont détourné et attaqué. Des cérémonies indiennes de Holi aux Lupercales romaines, en passant par les Dionysies de la Grèce Antique et les fêtes du nouvel an, les périodes de l’année que l’on dit « festives » sont des réminiscences de celle-ci. Des temps de transe et de métamorphose, de rupture avec la vie quotidienne laborieuse et de retour à l’état primitif divin. Cette période où l’Humanité aurait vécu heureuse, sans inégalités, sans hiérarchies, sans privations, sans divisions : L’Age d’Or.

« En l’absence de tout justicier, spontanément, sans loi, la bonne foi et l’honnêteté y étaient pratiquées, écrit Ovide dans Les Métamorphoses. Le châtiment et la crainte étaient ignorés ; on ne lisait pas sur les murs des menaces gravées dans le bronze ; et la foule suppliante des plaideurs ne tremblait pas devant le visage de son juge : sans justicier, tous étaient en sûreté. (…) La terre elle-même, libre de toute contrainte, donnait sans être sollicitée tous ses fruits ; satisfaits d’aliments produits sans nul effort, les hommes cueillaient les baies de l’arbousier et les fraises de la montagne, les mûres adhérant aux buissons épineux et les glands tombés de l’arbre touffu de Jupiter. » 

Freaks de Tod Browning Carnaval doit reapparaitre

L’Age d’Or, Ingres

Harvarad Art Museums, Fogg Museum, Grenville L. Winthrop

Nous parlons ici de la première vie des hommes. À défaut d’autres noms, nous l’appellerons Carnaval, même si l’étymologie de son nom est douteuse. Certains disent qu’il s’agit d’un emprunt à l’italien carnevale, littéralement « enlever la viande », ce qui correspondrait à l’arrivée de carême, les quarante jours où l’on doit s’abstenir de manger des aliments gras. D’autres ont parlé de caro vale, adieu à la chair, désignant l’imminence d’une période d’ascèse. Et quelques autres, enfin, y ont vu la contraction du char naval, en relation avec la « barque d’Isis » dont la procession rituelle symbolisait le retour des dieux.

Le rire et les réjouissances fermement condamnés par Tertullien et les Pères de l’Église, l’esprit du Carnaval continua cependant d’officier en Occident tout le long du Moyen Age à travers la « fête des sots », la « fête de l’âne », les « fêtes du temple » avec leurs géants, nains, monstres et bêtes savantes, ainsi que leurs « sermons joyeux » promulgués par des bouffons prenant la place des prêtres. Mais cette réversibilité des puissances du haut et du bas était appelée à être de plus en plus sévèrement circonscrite avec le temps. On date du XVIIe siècle la reprise en main de la fête par l’État – son institutionnalisation sous la forme de « fête officielle ».

« (Les fêtes officielles avaient) pour but de consacrer l’inégalité, écrit le spécialiste de Rabelais Mikhaïl Bakhtine, à l’opposé du carnaval où tous étaient considérés comme égaux, et où régnait une forme particulière de contacts libres, familiers entre des individus séparés dans la vie normale par les barrières infranchissables que constituaient leur condition, leur fortune, leur emploi, leur âge et leur situation de famille. » 

C’est également entre le XVIIe et le XVIIIe siècles que s’instaure une pratique de plus en plus policée de « spectacles ». C’est la consécration de la rampe, qui marque la distinction du spectateur et de l’acteur. En outre, l’âge classique peut être caractérisé par l’apparition de la « hiérarchie des genres » dans l’appréciation esthétique, et d’une distinction entre culture populaire et culture académique, la deuxième tentant toujours de s’approprier les bénéfices de la première et, simultanément, de s’y substituer. L’art devient l’apanage des gens cultivés. Au peuple on laissera les divertissements.

« La fête a quasiment cessé d’être la seconde vie du peuple, sa renaissance et rénovation temporaires, écrit encore Bakhtine. « Quasiment », parce qu’en réalité, le principe de la fête populaire du carnaval est indestructible. Rétréci et affaibli, il n’en continue pas moins à féconder différents domaines de la vie et de la culture. » 

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Le dernier cirque de Philip Astley

Victoria & Albert Museum

Face à une culture théâtrale se voulant de plus en plus codifiée, basée sur le texte, l’esprit de Carnaval est réinventé en Angleterre au XVIIIe siècle par Philip Astley sous la forme du « cirque » moderne, avec ses successions de numéros, mêlant exploits acrobatiques et funambulesques, animaux dressés et intermèdes comiques. Réinvestissant surtout le principe de la piste circulaire, qui implique la présence visible du spectateur dans le spectacle.

Au sein de ce déploiement historique, l’apparition du cinéma – de Hollywood comme religion – peut être considérée comme une césure. Et, daté de 1932, Freaks de Tod Browning est un film qui regarde à la fois en arrière, le chemin que nous avons quitté, celui des cirques errants, des roulottes de gitans et des foires de monstres, et en avant, celui, non seulement de Hollywood et du cinéma, mais également de la télévision, des plateaux de débats et des reality shows, de la cyberculture, d’Internet et des réseaux sociaux. Ce n’est pas seulement le plus beau film du monde. C’est celui qui nous prépare à affronter, avec toutes les armes nécessaires, le monde qui vient. C’est maintenant que ça commence.

Avant le film, un message est projeté au spectateur : « L’amour de la beauté est une impulsion profonde qui remonte aux sources de la civilisation. La révulsion que nous ressentons à la vue des anormaux, des estropiés et des mutilés est le résultat du conditionnement de nos ancêtres. La plupart des monstres ont un esprit sain et des émotions ordinaires. Leur sort est pathétique. Ils sont forcés de vivre un destin peu naturel. Ils se sont donc bâtis un code de conduite afin de se protéger. Les règles de celui-ci sont strictement observées. La blessure de chacun est portée par tous. La joie de chacun est portée par tous. L’histoire qui va vous être révélée raconte l’impact de ce code sur leurs vies. C’est le dernier film de ce genre. Car la science et la tératologie élimineront rapidement de telles aberrations de la nature. Avec humilité devant les injustices qui leur furent faites, nous présentons l’histoire horrifique des anormaux et des indésirables. » 

Le film qui va suivre fait à peine plus d’une heure. Il commence par la présentation, par un bonimenteur, d’un phénomène de foire. Les spectateurs sont horrifiés, mais on ne la voit pas. Un fondu enchainé notre montre celle-ci du temps de sa splendeur. Elle est équilibriste dans un cirque et s’appelle Cleopatra. Hans, un lilliputien, la trouve très belle. Ce qui attriste la fiancée de Hans, Frieda, elle-même lilliputienne et écuyère. 

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Olga Baclanova & Harry Earles

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On voit ensuite les Freaks prendre un peu de bon temps dans la nature. C’est une des rares scènes qui se situent en dehors de l’espace du cirque et des roulotes qui l’entourent. Les Freaks chantent et dansent joyeusement. Mais ce terrain est une propriété privée. Un français et son domestique interviennent. La patronne du cirque, Mme Tetranelli, jouée par Rose Dionne – une ancienne partenaire de Sarah Bernhardt – les défend. « Ce sont des enfants, dit-elle. Quand j’en ai l’occasion, je les emmène au soleil. » Le hobereau présente ses excuses. Une fois celui-ci parti, Mme Tetranelli dispute gentiment les Freaks : « Combien de fois vous ai-je dit de ne pas avoir peur ? Combien de fois vous ai-je dit que Dieu veille sur tous ses enfants ? »

On retourne au cirque. Les êtres humains non-difformes qui y travaillent sont, pour la plupart, méchants et moqueurs envers les Freaks. Seuls échappent à cette méchanceté une jeune femme nommée Venus et le clown Phroso, qui sont pleins de tendresse et de sympathie pour eux. En particulier pour la microcéphale Schlitzie, que Phroso complimente pour sa beauté et à qui il compte offrir un beau chapeau.

Le plus agressif envers les Freaks est l’homme fort, Hercules. Il a été autrefois l’amoureux de Venus mais, lorsque le film commence, on assiste à leur séparation et Hercule entame une relation érotique avec Cleopatra. Celle-ci est gardé secrète, Cleopatra désirant continuer à bénéficier des cadeaux de Hans, qui lui offre des fleurs, une corbeille de fruits, des bijoux, du champagne. Pire : on apprend qu’elle compte l’épouser puis le tuer pour hériter de sa fortune. Frieda, avec qui Hans se sépare en vue de demander la main Cleopatra, essaie de le prévenir de son erreur mais il n’écoute pas. « Pour moi, tu es un homme, lui dit-elle. Pour elle, tu es un jouet. » Frieda confie ses malheurs à Venus. Venus et Phroso partagent le quotidien des Freaks, leurs blessures et leurs joies, comme la naissance de l’enfant de la femme à barbe. Ils commencent également à être attirés l’un par l’autre.

A 37mn 30, nous voyons un carton, le seul du film : La fête de mariage. C’est la scène la plus mémorable et la plus importante de Freaks. Pas seulement parce que le cœur de l’action s’y déploie : Hans épouse Cleopatra, et celle-ci glisse du poison dans son champagne. En outre, ivre, elle se moque méchamment de lui et embrasse goulument Hercules devant Hans qui commence, enfin, à comprendre. Mais surtout on voit les Freaks exécuter une sorte de cérémonie rituelle, initiatique. Ils déplacent une coupe géante de champagne dans laquelle tous boivent une gorgée, alors qu’ils chantent, à l’intention de Cleopatra admise dans leur monde : « Une des nôtres, une des nôtres, on t’accepte, on t’accepte. » Cleopatra ne veut pas faire partie de leur monde. Elle ne boit pas à leur coupe, elle leur balance le champagne à la figure et insulte les Freaks qui s’éloignent. « Tu me remplis de honte » dit Hans. Hercules dépose alors Hans sur les épaules de Cleopatra qui tourne autour de la table, ivre, en riant.

Après cette humiliation, Cleopatra et Hercules font mine de s’excuser. Hans ne les blâme pas. Il n’en veut qu’à lui-même. Il aurait dû savoir que Cleopatra ne l’aimait pas. « Le juge des divorces, commente-t-il, rira bien à ma bêtise. » Mais le lilliputien, qui avait été préalablement drogué, s’évanouit. A partir de cet instant, Cleopatra et Hercules vont tenter de le tuer, lentement, avec du poison. Les Freaks ont compris le stratagème. Alors que Hans fait semblant de boire le poison que Cleopatra lui donne comme remède, ses amis se préparent à agir. Pendant ce temps, Hercules et Cleopatra, eux, se méfient surtout de Venus, qui, pensent-ils, en sait trop.

La nuit tombe. Alors que les caravanes du cirque se déplacent sous l’orage et sur des routes cabossées, Hercules entre dans la caravane de Venus pour la tuer mais Phroso intervient. Après avoir été confrontée à sa tentative d’empoisonnement, Cleopatra fuit dans la nuit, poursuivie par les Freaks qui attaquent également Hercules.

On retourne à la scène du début, le phénomène de foire : Cleopatra a été transformée en « canard humain ». Précisons que cette conclusion été largement raccourcie par les studios. Initialement, on ne voyait pas seulement Cleopatra fuir dans la nuit. Un arbre foudroyé tombait sur elle, lui écrasait les jambes et les Freaks l’entouraient et la recouvraient de boue dans une scène de magie cérémonielle. En outre, accompagnant le « canard humain », on retrouvait Hercules chantant d’une voix si aigue qu’on comprenait qu’il avait été émasculé.

Une dernière scène, ajouté à la demande de la MGM, nous montre Hans dans son château, ne voulant voir personne. Accompagnée par Phroso et Venus, Frieda réussit malgré tout à entrer chez lui. Alors que Hans honteux pleure sur les genoux de Frieda, celle-ci le console et lui dit qu’elle l’aime. 

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Olga Baclanova & Tod Browning

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Tout d’abord, qui est Tod Browning, le réalisateur de Freaks ? Cette question est moins aisée à répondre qu’il n’y paraît. Charles Albert dit « Tod » Browning est né à Louisville dans le Kentucky le 12 juillet 1880. C’est le troisième enfant de Charles Leslie Browning et de Lydia Jane Fitzgerald, deux géants. Surtout Lydia : 1m90. Nous ne savons pas le métier de ses parents. Louisville, située dans le Kentucky à la frontière de l’Indiana, est à l’époque une ville de moyenne importance, mais dotée d’un port très actif qui brasse un univers cosmopolite et accueille de nombreux spectacles itinérants.

Tod dira régulièrement en interview s’être enfui de chez lui à douze ans. Après un coup de foudre pour une danseuse, il l’aurait suivie dans un cirque errant, où il serait devenu bonimenteur, puis avaleur de serpent, clown, acrobate, contorsionniste, chanteur, musicien, magicien. « Ce milieu me plaît, dira Tod Browning dans une interview, parce qu’il permet à ce qui est épars de se rassembler. Faire partie d’une minorité oblige à gommer et à ne pas tenir compte de la différence. »

Son principal numéro aurait été l’enterré vivant. Un numéro où il aurait été hypnotisé et placé sous la terre jusqu’à 48 heures d’affilée. De retour à Louisville, il serait devenu jockey avant de partir pour Hollywood.

Mais cette vie fantastique est sujette à spéculations. Si on en croit les registres de la ville, Charles Browning serait resté à Louisville jusqu’à 1908 ou 1909, à l’âge de 28 ou de 29 ans, où il aurait officiellement exercé le métier d’employé de bureau. Il se serait marié en 1906 avec une certaine Amy Louise Stevens, une femme pas du tout liée au milieu du cirque.

C’est que, dès le début, la biographie de Browning est un objet piégé. Tod Browning n’est pas Charles ; c’est un double de music-hall, de spectacle. Et le music-hall est le double de la vie. 

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Tod Browning

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On ne sait pas l’origine du pseudonyme de Charles Browning, Tod. Tod peut renvoyer au renard ou au trickster – toddy veut dire rusé – mais aussi au jockey Tod Sloan ou à l’écrivain Tod Robbins. Désormais oublié, Tod Robbins était un bon écrivain populaire de récits horrifiants. Browning adaptera deux de ses textes, et pas des moindres : The Unholy Three, « Le Club des Trois » et Spurs, « Les éperons », qui deviendra Freaks. Enfin, il faut penser à Töd : la mort en allemand.

L’histoire racontée par Browning à la presse est une sorte de remake du roman de James Otis Kaler, Toby Tyler or 10 Weeks with a circus (1881) – qui donnera une production Walt Disney assez aseptisée connue en France sous le nom Le Clown et l’enfant. C’est l’histoire d’un enfant qui fuit sa famille et intègre un cirque rempli de saltimbanques et de Freaks avec lesquels il tisse des liens d’amitié. Toby Tyler est un récit archétypal. Il décrit l’attraction des enfants pour la vie nomade, dans les cirques errants, et la solidarité des exclus de la société.

En 1911, Browning divorce et part à New York. Il joue dans une pièce de théâtre, The Whirl of Mirth. Le comédien Charlie Murray le présente à D.W. Griffith, qui le fait jouer dans deux comédies : Scenting a Terrible Crime et A Fallen Hero. Tod Browning suit Griffith à Hollywood en 1914. Il fait l’acteur, puis il devient scénariste et même assistant réalisateur sur Intolérance. Il réalise également 14 courts-métrages tous aujourd’hui perdus. En 1917, à l’âge de 37 ans, il réalise son premier long-métrage : Jim Bludso.

À Hollywood, Tod Browning réalisera 48 longs-métrages en 22 ans. 39 films muets (dont 22 ont, hélas, été perdus) et 9 films parlants, qu’on a toujours. Avant Freaks, ses films les plus importants ont bénéficié de la présence d’un acteur hors du commun, Lon Chaney, appelé « l’homme aux mille visages ». Un maître du maquillage qui jouait les balafrés, les amputés et les éclopés – des êtres défigurés à qui il donnait un caractère héroïque et pathétique.

« Je voulais rappeler aux gens que ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle de l’humanité peuvent avoir en eux la ressource pour l’abnégation suprême, expliquera Lon Chaney : le mendiant raccourci, difforme, des rues peut avoir les idées les plus nobles. » 

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Lon Chanay

Promotional Studio Photograph, MGM

Lon Chaney apparait dans dix films de Browning, dont deux de ses plus beaux : Le Club des trois et L’inconnu. Dans les films de Browning, Chaney ne connaît jamais l’amour réciproque. Il reste un éternel cœur brisé. Il joue des êtres abîmés, non seulement physiquement, mais par des choix de vie très discutables les ayant amenés dans des « zones grises », faites de reniements et de trahisons. Cependant, une puissante lumière continue à se dégager de leur personnalité qui les pousse à agir avec héroïsme ou à se sacrifier pour le bonheur de ceux qu’ils aiment.

Freaks date de 1932. Pour pouvoir le mettre en scène, Tod Browning refuse une adaptation d’Arsène Lupin où, pour la première fois, deux stars de la même famille, John et Lionel Barrymore, devaient être réunis dans le même film. Curieusement, Freaks sera un des films préférés de la petite fille du second, Drew Barrymore.

Avec Freaks, Tod Browning signe sa mort professionnelle à Hollywood et son entrée dans la légende. Il tourne le dos à une image de l’homme et en embrasse une autre. Et cette décision sera sans retour possible. On raconte que, à la lecture du scénario, son producteur Irving Thalberg se serait pris la tête dans les mains et aurait dit : « Je voulais un film terrifiant… J’ai eu ce que j’ai demandé ! »

L’idée originale vient de la nouvelle « Les éperons » de Tod Robbins, publié dans Munsey’s Magazine en 1923, que Harry Earles, qui joue dans le film le rôle de Hans, avait proposé à Browning d’adapter. « Les éperons » raconte les aventures d’un petit cirque itinérant français nommé Copo. Jacques Courbe, le nain de la troupe, tombe amoureux de l’écuyère Jeanne-Marie qui accepte de devenir sa femme par intérêt, car elle sait que Jacques est très riche. Son partenaire et amant, Simon Lafleur, et elle, pensent qu’il ne vivra pas longtemps et qu’elle héritera ensuite de sa fortune.

Le banquet de noces est cauchemardesque. Pendant celui-ci, les Freaks s’enivrent et s’énervent, se disputant le succès du cirque Copo. L’écuyère Jeanne-Marie se moque de son mari. Elle dit qu’elle pourrait « promener son petit singe sur ses épaules à travers toute la France ». Un an passe. Un matin, Simon Lafleur retrouve devant sa roulotte Jeanne-Marie, qui le supplie de la protéger de son mari. Le nain l’a prise au mot : elle a été forcée un an durant de le porter sur ses épaules dans des routes de campagne perdues. Jacques Courbe survient, monté sur un chien, une épée à la main. Il poignarde Simon Lafleur et Jeanne-Marie, résignée, le remet sur ses épaules et reprend la route.

Ce récit est considérablement transformé par Tod Browning. Hans n’est pas Jacques Courbe. Dans Freaks, le lilliputien est un être bon et innocent, l’écuyère devient viscéralement mauvaise, et son complice est une ordure. Ils ne se contentent pas d’attendre la mort du nain mais décident de l’empoisonner. En outre, les Freaks ne s’opposent pas entre eux mais forment une société soudée face à un monde qui les exclue. En modifiant « Les éperons », Tod Browning renverse le sens du récit. D’une nouvelle terrifiante présentant des Freaks menaçants, il fait un film ambigu, dans lequel ceux-ci ont des pouvoirs occultes, mais qui s’exercent dans un esprit de justice et de réparation face à l’offense et à l’humiliation faites à l’un d’entre eux. Malgré la transformation de Cleopatra en « canard humain » à la fin du film, il n’y a aucun doute que les spectateurs sont supposés quitter la salle en aimant les Freaks, d’un amour inconditionnel. Et même en désirant devenir l’un d’entre eux. Les Freaks ne font ni peur ni pitié. Ils font envie.

Les Freaks présents dans le film étaient tous des stars dans le domaine du cirque et des spectacles itinérants. Et la plupart d’entre eux ont également cherché à percer dans le cinéma. Mais, sans surprise, le cinéma ne leur a pas donné beaucoup d’occasions. 

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Daisy & Violet Hilton

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Tout d’abord les sœurs siamoises : Daisy et Violet Hilton, qui chantaient, jouaient du violon, de la clarinette, du saxophone et du piano. Elles étaient amies avec Harry Houdini et leurs vies amoureuses défrayèrent la chronique. Violet se maria en 1936, malgré de sérieuses difficultés légales portant sur la question de la bigamie. Et Daisy à son tour se maria en 1941, même si son époux s’enfuit peu après. Elles jouèrent dans un autre film, inspiré de leur propre vie : Chained for Life (1952). En 1960, elles devinrent vendeuses dans un supermarché et moururent de la grippe asiatique en Caroline du Nord en 1969. 

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Johnny Eck

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Le chef d’orchestre cul-de-jatte ensuite : Johnny Eck, qui était également prestidigitateur, funambule et jongleur, et savait jouer de la clarinette, du saxophone et du piano. Johnny Eck avait étudié la philosophie, et il était connu pour son intelligence et sa sociabilité. Après Freaks, il est apparu dans une poignée de films, dont trois épisodes de la série Tarzan, Tarzan l’homme singe de W.S. Van Dyke (1932), Tarzan s’évade et Le Trésor de Tarzan de Richard Thorpe (1936 et 1941). Il y interprète un oiseau semi-humain. Il mourut en 1991 sans avoir écrit son autobiographie tant attendue. 

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Prince Randian

domaine public

Il y a « torse vivant » : Prince Randian, né en Guyane britannique. Prince Randian était capable d’écrire, de peindre, de se raser, de rouler ses cigarettes (comme dans le film) et même de faire de la menuiserie. Il avait construit lui-même la boite qui contenait son matériel à fumer. Marié à une Indienne nommée « Princesse Sarah », il eut au moins un fils, qui le portait quotidiennement à son travail.

Il y a Olga Roderick, la femme à barbe. L’hermaphrodite Josephine Joseph. Pete Robinson, l’homme-squelette, qui faisait 30 kilos. Et Koo-Koo, la « fille–oiseau de la planète Mars », une personne atteinte de progéria, cette maladie extrêmement rare et sans traitement connu qui produit des changements physiques qui ressemblent à une sénescence accélérée de ceux qui en sont atteints.  

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Jenny & Elvira

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Il y a aussi le contingent de pinheads ou « têtes d’épingles », les microcéphales menés par Schlitzie, de son vrai nom Simon Metz, né au Nouveau-Mexique en 1881. Schlitzie venait d’une famille aisée qui, n’admettant pas d’avoir mis au monde un enfant anormal, la confia à un cirque. Née avec un sexe d’homme, Schlitzie se vivait comme une fille, et portait une robe et un nœud au bout de la tête. Un article la décrit ainsi : « Elle adore les nouvelles robes, les tours de magie, les chapeaux amusants, les bouts de ficelle, l’avaleur de sabres, jouer à chat et Tod Browning. »

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Schlitzie & Tod Browning

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Après trente ans d’exhibition dans les cirques, suite à la mort de son manager, Schlitzie fut placée dans une institution psychiatrique où elle manqua de mourir de chagrin et de solitude. Un autre forain l’en sortit, et elle reprit ses activités jusqu’à la fin de ses jours. Schlitzie apparaît au moins dans deux autres films : Tomorrow’s Children de Crane Wilbur (1934) et Meet Boston Blackie de Robert Florey (1961).

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Angelo Rossito

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Il y a enfin les nains : Angelo Rossitto, qui fera une très importante carrière au cinéma et créera dès 1939 l’Association américaine des personnes de petite taille. Il apparaît, entre autres, dans Helzapoppin d’H.C. Potter (1941), Milliardaire pour un jour de Frank Capra (1961), L’extravagant Docteur Doolittle de Richard Fleischer (1967), La Foire des ténèbres de Jack Clayton (1983) et Mad Max III de George Miller (1985). Ainsi que le film posthume d’Orson Welles The Other Side of the Wind. Et il y a Harry et Daisy Earles – de leurs vrais noms Kirt et Hilda Schneider – deux frère et sœur qui jouent ici des amoureux. Ils avaient deux sœurs également de petite taille et se produisaient tous les quatre sous le nom « The Doll Family ». Harry Earles joua au cinéma dans deux Laurel et Hardy (A bord du Miramar ; Têtes de Pioche), dans Le Magicien d’Oz de Victor Fleming (1939) et dans Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. De Mille (1952). La famille Schneider se retira ensuite en Floride dans une maison conçue et meublée à leur taille. 

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Tod Browning & The Doll Family

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Les gens de la MGM furent très choqués par la présence des Freaks à Hollywood. Une délégation officielle déposa une protestation qui aboutit à l’installation d’un réfectoire séparé, « de façon, était-il écrit, à ce que les gens puissent manger sans vomir ». L’avant-première du film en janvier 1932 ne fut pas moins scandaleuse : les gens sortirent pendant la séance en courant. Une spectatrice tenta même de poursuivre le studio en prétextant que le film lui avait provoqué une fausse-couche.

Malgré un article très favorable de l’influente chroniqueuse Louella Parsons, la critique fut généralement exécrable et le film fut un fiasco. Du fait d’une intense campagne moralisatrice menée par les ligues de vertu, Freaks tint deux semaines à l’affiche et ne fut même pas distribué dans certaines villes, comme San Francisco. L’échec financier sera important et Louis B. Mayer le revendra quelques années plus tard. Il sera totalement interdit en Angleterre pendant trente ans, et son statut de film culte date de sa redécouverte dans les années 1960 et 1970.

Quant à Tod Browning, il réalisera encore quatre longs-métrages avant de quitter Hollywood en 1939 pour déménager à Malibu où il vivra en reclus avec sa deuxième femme, Alice. Puis, après la mort de cette dernière, avec ses chiens. Il écrira des contes fantastiques sous pseudonymes pour des magazines pulp.

Grand lecteur de littérature gothique et d’ouvrages d’occultisme, il n’accordera plus aucune interview, refusera même en privé de parler de cinéma, voire de regarder un film. Il mourra le 6 octobre 1962. Conformément à sa demande, il n’aura pas de funérailles et il sera incinéré, ses cendres placées auprès de celles de sa femme, au Rosedale Cemetery de Los Angeles.

Le film a ceci de particulier que son intrigue est secondaire, mise au profit du « spectacle » que sont les Freaks et que Tod Browning prend un intense plaisir à nous montrer. Freaks est moins une narration qu’un « show ». C’est aussi une prophétie. Il annonce, dès son introduction, la fin des spectacles itinérants et l’eugénisme scientifique qui « règlera » la question des monstres. Dans La Fabrique des monstres, Robert Bogdan périodise sur un siècle, de 1840 à 1940, l’ère des Freak Show en Amérique. Soit : « la mise en scène d’individus présentant des anomalies physiques, mentales ou comportementales, qu’elles soient réelles ou simulées, en vue du divertissement ou du profit. » Les premiers Freak Shows apparaissent aux États-Unis lors du passage de la société agraire à une société structurée par des institutions : écoles, usines, entreprises, hôpitaux. Même s’il y a eu évidemment des monstres exposés spectaculairement en Europe depuis le XVIIIe siècle, l’année 1840 est un tournant qui correspond à la fondation de l’American Museum de Phineas Taylor Barnum. C’est Barnum qui fera du Freak Show lui-même une institution, avec ses conventions scénographiques, ses recettes commerciales, et son esthétique propre. 

1675015359 890 Freaks de Tod Browning Carnaval doit reapparaitre

La Fabrique des Monstres

Alma Editeur

Leur déclin commence dès le début du XXe siècle, lorsque les lois de la génétique formulées par Gregor Mendel sont appliquées à la physiologie humaine. La « différence humaine » est désormais traitée comme une pathologie. C’est alors que naît le mouvement « eugéniste », pour qui les Freaks ne sont plus considérés comme « bizarres » ou « curieux », mais comme des « infirmes ». La prophylaxie, la stérilisation et l’enfermement empêchent les porteurs de gènes défaillants de se reproduire. Avec l’invention des rayons X, on apprend à étudier la physiologie de la difformité. Les Freak Shows disparaissent, avec leur instrumentalisation à visée commerciale du handicap, d’une évidente cruauté, mais, à mesure que la médecine progresse, par l’avortement post-échographique, les Freaks disparaissent également. Ils disparaissent au nom d’une vision toujours plus homogène, limitée et même réductrice, de l’homme. De tout cela le film de Tod Browning porte l’empreinte.

En outre, en racontant moins une histoire qu’il ne montre les Freaks dans leur quotidien, le film se place comme un moment de basculement entre le spectacle de foire et l’audiovisuel. Clairement, ce n’est pas le cinéma qui prendra le relais du spectacle de foire mais la télévision, beaucoup plus tard. Et Freaks peut ainsi apparaître, à sa manière, comme la matrice occulte du reality show, ou plutôt la mise en perspective prophétique de son renversement carnavalesque. Au moment où la science a commencé à faire disparaître les Freaks, c’est toute l’humanité qui s’est transformée en bête de foire. Elle s’est mise à occuper la place qui leur avait été assignée. L’humanité est alors devenue, à elle-même, son propre spectacle. 

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Jean Baudrillard

Robert Croma

Le premier à s’en apercevoir est le penseur Jean Baudrillard, dans une chronique pour Libération datée du 29 mai 2001 et nommée « L’Élevage de Poussière ». Dans ce texte, Baudrillard déploie une analyse approfondie du phénomène que représente la diffusion de l’émission Loft Story. Dans un premier temps, Baudrillard remarque, comme tout le monde, que ce que montre Loft Story, c’est le spectacle de la banalité, de la platitude. Mais dans un deuxième temps, il se reprend, et voit qu’il y a là une autre forme de spectacle extrême.

« A l’heure où la télé et les médias sont de moins en moins capables de rendre compte des événements (insupportables) du monde, ils découvrent la vie quotidienne, la banalité existentielle comme l’événement le plus meurtrier, comme l’actualité la plus violente, comme le lieu même du crime parfait. Et elle l’est en effet. Et les gens sont fascinés, fascinés et terrifiés par l’indifférence du Rien-à-dire, Rien-à-faire, par l’indifférence de leur existence même. La contemplation (…) de la banalité comme nouveau visage de la fatalité, est devenue une véritable discipline olympique, ou le dernier avatar des sports de l’extrême. » 

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Casting de Loft Story

Frederick Florin, AFP

Et Baudrillard cite Walter Benjamin : « L’humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens l’est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d’elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre. »

Le phénomène de la télé-réalité, et à sa suite, celle des YouTubeurs, de leurs vlogs et de leurs indénombrables « dramas », mais aussi la violence de plus en plus démesurée des émissions de débats, devenues le réceptacle de petites guerres individuelles, sont à voir comme ces « nouveaux visages de la fatalité ». Ce sont des lieux où les humains s’exhibent comme des bêtes de foire. En ce sens, ce sont les authentiques continuateurs des Freak Shows.

Il y a une différence cependant. Et elle est de taille. C’est que les Freaks forment une communauté soudée et articulée à partir de leurs différences ou singularités, tandis que les candidats de la téléréalité sont mis en concurrence les uns vis-à-vis des autres. Les Freaks s’aiment entre eux, tandis que les débateurs de plateaux télé se détestent. Les Freaks sont tristes pour les autres, tandis que les YouTubeurs ne sont, le plus souvent, tristes que pour eux-mêmes.

« Les Freaks n’étaient pas tristes pour eux-mêmes, dira l’actrice Leila Hyams, qui joue Venus dans Freaks, ils pouvaient l’être pour d’autres Freaks. Mais aucun d’entre eux n’aurait eu l’idée de se plaindre de son handicap. »

Basée sur la joie d’être ensemble bien plus que sur la tristesse d’être rejetés par les autres, la société des Freaks peut apparaître comme une sorte d’Utopie sauvage. Elle est même un véritable défi aux autres communautés humaines. C’est une solidarité nomade et anarchiste, construite malgré l’instrumentalisation à visée commerciale de leur handicap, sur les routes des roulottes du cirque itinérant. Ne ressemblant à personne, les Freaks ne peuvent pas être rivaux entre eux. Dans Freaks, le spectateur doit s’identifier à Hans, le personnage principal, ce qui fait de lui un Freak en lutte contre lui-même, un « normal » imaginaire. Voulant épouser Cleopatra, Hans est un Freak qui ne voit pas que son émancipation se joue parmi les Freaks et non parmi les « normaux ». 

Ce n’est pas seulement le privé qui est politique, comme on dit aujourd’hui. C’est le désir. La politique se joue dans notre appareil pulsionnel autant, si ce n’est plus, que dans nos idées. Elle se joue dans le regard amoureux que nous portons sur les autres. D’où l’importance de tous ces récits d’enfants qui décident de quitter leur famille pour rejoindre les cirques errants. Tous les enfants sont des Freaks. Tous les enfants veulent partir. C’est l’éducation et la culture qui font rentrer la norme jusque dans notre chair, en même temps qu’elles nous habituent à la concurrence, à l’injustice, à la séparation. Désirer la « norme », c’est se soumettre à ce que l’humanité peut se proposer de plus égoïste et de plus borné.

En outre, c’est un objectif inatteignable : la norme est une image synthétique qui se propose de corriger artificiellement nos écarts à partir d’une idée commune de l’homme, mais celle-ci n’a pas de réalité en elle-même. Personne n’est normal. Personne n’a jamais été normal. Tous les hommes sont des Freaks, des Freaks qui croient être des hommes. Et cette croyance les détruit, collectivement comme individuellement. Cette croyance les fait entrer en concurrence et instaure la guerre de chacun contre tous et de tous contre chacun.

Freaks nous apprend à tourner le dos à cette ambition délétère. Il nous apprend à aimer être un Freak et à aimer les autres Freaks, ceux qui ne s’opposent pas et ne s’affrontent pas, ceux pour qui : « La blessure de chacun est portée par tous. La joie de chacun est portée par tous. »

Les Freaks contre Hanouna

Téléréalité, débats télévisés, « dramas » YouTube : c’est toute notre époque qui est traversée par cette contradiction. C’est toute notre époque qui est traversée par le combat intérieur de chacun entre son désir de faire partie des Freaks et sa volonté d’appartenir à la norme. D’un côté, il y a la fascination pour les phénomènes extrêmes. De l’autre, le rabattement de ceux-ci sur une hiérarchie de la normalité qui passe par le succès, la fortune ou la force. 

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Hugo Ball

Wikipedia Commons

Toute notre histoire culturelle récente peut s’interpréter à l’aune de ce combat intérieur. Même l’art moderne. D’un côté, l’histoire des avant-gardes est celle d’un devenir monstrueux des artistes, lisible dans le mouvement Dada et la transformation de la scène de l’art en foire à phénomènes. De l’autre, on peut y voir progresser la recherche frénétique de la notoriété, comme chez Andy Warhol et sa Factory, sa fabrique de stars. 

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Andy Warhol & la Factory

Nat Finkelstein Estate

Le succès de Hanouna peut s’expliquer à partir de cette contradiction. D’un côté, son émission est un mixte entre le plateau de débat et la télé-réalité, soit une énième variation sur la transformation des individus ordinaires en bêtes de foire. Hanouna, c’est bien, selon l’expression de Walter Benjamin, l’humanité qui vit sa propre destruction comme si c’était une sensation esthétique de premier ordre. De l’autre, tous ces Freaks qui voudraient être des Stars, tous ces chroniqueurs qui se croient normaux et dont la détresse est évidente, sont en permanence en train de faire allégeance à leur seigneur, leur petit chef nerveux et bagarreur, tyrannique et hypocrite, lui-même soumis corps et âme à son patron.

Pire : ils sont continuellement en concurrence pour obtenir les bonnes grâces de celui-ci. D’où leur surenchère obscène lorsqu’il s’agit d’humilier un invité, ou même l’un d’entre eux. 

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Cyril Hanouna

Christophe Ena, AP Pool

Hanouna, c’est le « Norm Show ». C’est Hercules devenu maître des Freaks. C’est une variante de la « fête officielle » consacrant l’inégalité, comme le dit Bakhtine. C’est le spectacle pur de la domination. Mais, même dans ce pire détournement, il y a la nostalgie de l’âge d’or et une promesse révolutionnaire. Même dans ce spectacle raté, il y a une révélation ou, du moins, une suggestion : celle que nous ne pouvons pas vraiment devenir normaux. Et nous ne le désirons pas non plus. Nous ne le faisons pas parce que nous le désirons. Nous le faisons parce que c’est ce que nous sommes supposés faire. Au plus profond de notre cœur, nous savons que la normalité est à la fois insupportable et impossible, qu’elle est la clé de toutes les injustices et de toutes les violences. Nous le savons mais nous ne savons pas que nous le savons. Comme nous ne savons pas que nous voulons être des Freaks. Pourtant, nous le voulons déjà.

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Frank Zappa

Droits réservés

C’est ce que comprendra Frank Zappa quand il nommera « Freaks » l’avant-garde sans nom du mouvement hippie à Los Angeles au début des années 1960.

On retrouve également des traces de l’intuition prophétique de Freaks dans les bandes dessinées de Bill Griffith. Dans les disques de Captain Beefheart et des Residents, ou encore la chanson des Ramones « Pinhead ». 

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Captain Beefheart & the Magic Band

Ed Caraeff, Getty Images

Dans les films de Federico Fellini, de Werner Herzog, de David Lynch, de Lars Von Trier, de Jean-Pierre Mocky et de Bertrand Mandico. 

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Ultra Pulpe

Bertrand Mandico, Ecce Films

Dans Hara-Kiri et les dessins de Topor. 

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La Gloire de Hara-Kiri

Reiser, Glénat

Dans les spectacles de la Compagnie du Zerep. 

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La Compagnie du Zerep

Droits réservés

Dans le roman Cristal qui songe de Theodor Sturgeon et la série Carnivale de Daniel Knauf. 

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Carnivale

HBO

Depuis cinquante ans, tout ce qui s’est fait de plus important en art a eu, de près ou de loin, un lien avec le cirque et les spectacles de monstres itinérants. Depuis cinquante ans, tout ce qui s’est fait de plus beau est né de la nécessité de compenser la progressive disparition du cirque du champ des activités humaines.

Si l’art a fait se perpétuer dans ses marges des pratiques et des images relevant des procédures carnavalesques, c’est parce que ses auteurs savaient que celles-ci nous reliaient à la fois à l’Age d’Or et à l’Utopie vécue. Aux temps des commencements et à ceux des recommencements après la fin.

C’est peut-être le sens des paroles de Claire Doyon, la réalisatrice de Pénélope mon amour, en conversation avec Xanaé Bove dans le journal Trois Couleurs en automne dernier : « Nous sommes tous des Freaks, mais incapables d’accepter ceux qui ne parviennent pas à s’adapter à notre « normopathie ». C’est un endroit limite en nous-même et dans notre société qu’il est important d’interroger. Je pense que le prochain #MeToo sera celui des Freaks. »

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Pénélope mon amour

Claire Doyon, Tamara Films

Le Norm Show doit disparaître

La règle du Norm Show, c’est l’humiliation, la sélection et l’exclusion. Celle du Freak Show, l’humilité. Une humilité qui naît de la conscience de la cruauté de l’existence, mais aussi de la beauté qui peut naître des relations humaines au sein de celle-ci. La vingtaine de Freaks montrés dans le film de Tod Browning sont essentiellement des hommes et des femmes réduits ou mutilés. Paradoxe de la part d’un quasi-géant, Freaks célèbre la puissance de ce qui est petit et la force de ce qui est faible.

C’est une idée très profonde qui renvoie tout aussi bien au taoïsme de Lao-Tseu – « Un être humain en vie est souple et tendre. Mort, il est dur et raide. Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie. » – qu’à la parole de Jésus, si mal comprise par l’Église : « Celui qui est le plus petit parmi vous tous, c’est celui-là qui est grand. »

La constante du Norm Show, c’est la réaction à l’actualité. C’est une soumission implicite à une lecture chronologique du Temps. Une vision progressiste ou réactionnaire, mais qui, dans les deux cas, nous place toujours dans un entre-deux restreint ; ce moment intermédiaire, hériter d’une histoire récente, meilleure ou moins bien, et qui se projette dans un futur lamentable ou radieux.

La constante du cirque, c’est l’anachronisme. C’est un instant qui échappe au Temps en faisant se mêler explicitement le passé le plus archaïque et l’utopie la plus folle, le tout dans un présent circulaire où tout a lieu à la fois. Le Norm Show a beau s’autoriser d’une vision du monde soi-disant pérenne, il est toujours dans la crainte de la ringardise. Le Freak Show, lui, n’est pas dans le Temps.

Freaks, c’est là d’où nous venons. Et c’est là où nous allons. C’est la disparition de Hollywood comme religion et la réapparition de Carnaval. Et les indices de son retour sont aujourd’hui visibles partout.

Des « Freaks » de Los Angeles aux supposés « Wokistes », des Hippies aux Hipsters, tous les mouvements de la jeunesse des cinquante dernières années portent en eux la nostalgie de cette existence humble et colorée, chaotique et vivante, faite de métamorphoses et de relations libres, qui fut notre première existence. Elle l’est encore, et elle le sera toujours.

Le visage qu’ils lui font porter peut parfois apparaître comme une simplification, une réduction ou une caricature. Incarcérés aujourd’hui dans les prisons psychiques des réseaux sociaux et leur encouragement tacite à l’obsession de la notoriété, ces mouvements sont, trop souvent, traversés par des appétits de réussite individuelle. Voire par la tentation, pour chacun, de s’ériger en juge des autres – de devenir dur et raide.

Peu importe. Ils sont avant tout porteurs d’une promesse. La promesse que nous ne supporterons pas éternellement ce monde sacrifié à une idée fausse de l’humanité – « normalisée », stéréotypée, hiérarchisée, c’est-à-dire faite pour la guerre de chacun contre tous et de tous contre chacun.

Et, à chaque fois qu’on regarde Freaks, ce qu’on ressent, individuellement comme collectivement, c’est à la fois la nostalgie de l’Age d’or et le désir d’un monde où l’humanité serait unie à travers ses différences. La nostalgie d’un monde où la blessure de chacun était portée par tous et le désir d’un monde où la joie de chacun serait portée par tous.

Un jour, nous rirons ensemble de ce monde menteur. Là où est la fin, là aussi sera le commencement. Le Norm Show doit disparaître. 

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