Cinq ans de #metoo | Un terrain miné pour les producteurs

Des rumeurs aux verdicts de culpabilité en passant par les enquêtes journalistiques, le mouvement #metoo, né il y a cinq ans, ne cesse d’étendre la liste d’indésirables dans le milieu médiatique. Devant ce flot d’informations, les producteurs de télévision, de radio ou de spectacles doivent faire des choix déchirants, aux conséquences financières et humaines parfois colossales.

Publié à 9h00

Charles-Éric Blais-Poulin

Charles-Éric Blais-Poulin
La Presse

Le 29 novembre 2021. Iris Grondin-Lefebvre, sous un nom d’emprunt, envoie un courriel à assistance@radio-canada.ca. Le sujet du message, bien en évidence, vise un collaborateur d’ICI Radio-Canada Première : « Samuel Archibald reconnu coupable de harcèlement sexuel ».

Dans son envoi, l’ex-étudiante de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) joint sa déposition contre le professeur de littérature ainsi que le rapport d’une enquête indépendante commandée par l’établissement.

Les conclusions font état de « harcèlement sexuel » et de « conflit d’intérêts » en vertu des politiques de l’Université, comme l’a révélé une enquête de La Presse le 7 septembre 2022.

« Je n’ai jamais, jamais eu de réponse [de Radio-Canada], même si on m’a envoyé un accusé de réception », déplore Mme Grondin-Lefebvre, reconnue au printemps 2022 comme « victime » par l’IVAC, régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels, pour des gestes reprochés à Samuel Archibald. Ce dernier ne fait l’objet d’aucune accusation criminelle.

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PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Samuel Archibald

Au lendemain de l’envoi du rapport à Radio-Canada, M. Archibald a été invité au micro de l’émission littéraire Plus on est de fous, plus on lit !, sur les ondes d’ICI Première. Il y reviendra au moins cinq fois, en plus de chroniquer dans les mois suivants à Culture Club et à On dira ce qu’on voudra, deux autres émissions produites par le diffuseur public.

« Le courriel et les pièces jointes n’ont malheureusement pas été transmis à la direction de la radio ni à l’équipe de l’émission [Plus on est de fous, plus on lit !] », admet Marc Pichette, porte-parole de Radio-Canada.

Après la médiatisation du rapport de l’UQAM, un producteur a dû faire une croix sur une série télévisée de plusieurs millions de dollars dont Samuel Archibald avait amorcé l’écriture.

« On était à la dernière étape de développement, explique celui qui a demandé de ne pas être identifié pour éviter des répercussions professionnelles. J’ai appris [les révélations] dans La Presse le matin. Personne ne m’a dit quoi que ce soit. Trois jours avant, Samuel était au bureau, de bonne humeur. Il devait bien savoir que ça s’en venait. »

Il s’agit d’un exemple parmi d’autres : depuis le début de l’ère #metoo, il y a cinq ans, le champ médiatique est jonché de mines. Des ragots aux verdicts de culpabilité en passant par les listes noires, les rapports internes et les enquêtes journalistiques, le mouvement de dénonciations allonge une liste d’agresseurs sexuels, allégués ou avérés.

Autant de pièges explosifs pour les producteurs, qui naviguent à vue lorsque vient le temps d’offrir à une personnalité un contrat lucratif, voire une simple visibilité, sur les ondes ou sur scène.

Entre faits et rumeurs

Petites enquêtes internes, tests de réputation, coups de fil… Chez Groupe Entourage, producteur de spectacles et de projets télévisés comme Big Brother, Van Lab ou encore Mets-y le Paquet, des considérations post-#metoo précèdent chaque nouvelle signature, assure Eric Young, président-fondateur.

« On n’a pas un cahier de charge formel qui va de A à Z ou de 1 à 22, mais c’est inévitable. Tous les intervenants sont consciencieux par rapport à ça. On ne surprend personne. »

« C’est une relation de confiance qu’on a avec les agents et les artistes », explique pour sa part Marie-Élaine Nadeau, vice-présidente d’Attraction Images et coproductrice exécutive de Deux hommes or, Les chefs ! ou encore En direct de l’univers.

Quand on prend la décision d’engager un talent à l’écran, ça se fait avec un diffuseur, surtout si on parle d’un animateur ou d’un premier rôle. Tout le monde est conscient de ce qui peut se dire, des rumeurs, mais il faut se rattacher à une espèce de bonne foi.

Marie-Élaine Nadeau, vice-présidente d’Attraction Images

C’est souvent lorsque des allégations anonymes ou isolées tombent entre les mains d’avocats ou de journalistes que les donneurs d’ouvrage coupent les ponts. « À partir du moment où il y a une dénonciation publique, où un journaliste fait enquête, c’est sûr que comme producteur, on ne prendra pas le risque d’impliquer cette personnalité-là dans un projet », atteste Jean-Philippe Dion, vice-président, contenu et stratégie, de Productions Déferlantes.

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PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Philippe Bond

Le cas Philippe Bond

Philippe Bond, par exemple, a été largué au lendemain de l’enquête de La Presse par Bell Média — qui possède Énergie, où animait l’humoriste – et l’Agence evenko, producteur et promoteur de ses spectacles.

Or, depuis des années, des salariés de Bell Média et d’evenko questionnaient leurs patrons sur les rumeurs d’inconduites sexuelles autour de l’humoriste et les mesures qui pourraient être prises, avons-nous appris.

Bell Média n’a pas voulu commenter ces informations.

Dans un courriel transmis à La Presse, l’Agence evenko affirme avoir mandaté une firme externe « afin d’établir si des employés étaient au courant de ces allégations ». « Les conclusions sont à l’effet qu’aucun employé n’était au courant des gestes ou comportements spécifiques pouvant être qualifiés d’inconduite ou d’agression sexuelle de la part de Philippe Bond. »

Toutefois, « certains individus qui étaient responsables de l’Agence jusqu’en 2020 ne sont plus en poste et n’ont pas participé à l’enquête », précise l’entreprise de services événementiels dans son courriel.

Dans les dernières années, des producteurs comme le Groupe Juste pour rire et ComediHa ! avaient choisi de prendre leurs distances avec Philippe Bond de manière officieuse.

« Ça fait PLUSIEURS années que je refuse d’avoir Philippe Bond sur mes productions. L’article de ce matin [dans La Presse] explique cette décision », a pour sa part écrit sur Twitter Guillaume Lespérance, dont la boîte A Média produit entre autres Tout le monde en parle, Bonsoir Bonsoir ! et le Bye bye.

Encore aujourd’hui, des artistes se voient refuser des contrats ou des vitrines après être apparus sur une liste de dénonciations anonymes ou avoir fait l’objet d’allégations non prouvées devant les tribunaux.

Des indésirables, « il y en a dans toutes les entreprises pour toutes sortes de raisons », lance Eric Young, de Groupe Entourage. « Je mentirais si je te disais le contraire. »

« Nous ne sommes pas des enquêteurs ni équipés pour tout valider, poursuit-il. On doit user de jugement, se ramener à ce qui est important dans notre processus décisionnel. Dans le doute, nous tentons de nous abstenir, mais ça peut nous amener à prendre une décision à l’encontre de la réalité, de ce qui s’est réellement produit. »

Inversement, les cinq producteurs avec qui La Presse s’est entretenue s’entendent sur une chose : aucun n’est à l’abri de voir l’une de ses têtes d’affiche rouler en dehors de la vie publique à la suite d’une manchette ou d’une publication Facebook, par exemple.

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PHOTO FOURNIE PAR TÉLÉ-QUÉBEC

Jean-Philippe Dion, animateur et producteur

« Chaque jour, on entend de nouvelles rumeurs sur des artistes, des personnalités, tempère Jean-Philippe Dion, animateur et producteur de La vraie nature et coproducteur de Star Académie, entre autres projets. Quelqu’un a toujours enfin la vraie preuve, la vraie source… Je garde un sang-froid comme producteur. »

« Quand les listes sont sorties, tout le monde les consultait en cachette et on se les échangeait », explique pour sa part un important producteur qui a requis l’anonymat pour ne pas engendrer de fausses associations dans un milieu « extrêmement tendu ».

« On ne savait plus où donner de la tête et il a fallu faire des choix », admet-il.

Moi, là où je suis intraitable, c’est quand quelqu’un de confiance me dit à la première personne : “J’ai été victime de tel évènement dans telle période de ma vie avec telle personne.” C’est ma limite à moi : je décide de croire les victimes et je décide de ne pas travailler avec cette personne-là.

Un important producteur qui désire conserver l’anonymat

Quand l’empire tremble

Les affaires Salvail et Rozon, médiatisées depuis 2017, ont profondément secoué le show-business québécois. Les deux personnalités naguère extrêmement influentes ont entraîné dans leur chute des empires de millions de dollars.

« Comme capitaine d’une équipe, comme patron d’une PME, tu as la responsabilité de tes employés », explique le producteur qui a quelquefois opposé son veto à des choix de têtes d’affiche et d’invités.

« Si tu pars un projet en sachant qu’une personne est fortement contaminée, les conséquences sont non seulement pour les victimes, mais aussi pour les partenaires d’affaires, les employés, les diffuseurs. C’est devenu un énorme problème dans notre industrie. »

Toute décision basée sur une allégation non prouvée est « perdant-perdant », dit ce producteur. « À vouloir protéger ta gang, tes projets, tes finances corporatives, tu te discrimines comme employeur. Ultimement, si la personne écartée t’interpelle et se demande pourquoi elle n’a pas été prise, ça devient très, très délicat. »

À l’inverse, « si tu engages une personnalité qui traîne une réputation et qu’elle continue à agresser et à profiter de ses privilèges dans ton organisation, ça aussi, c’est grave. Tu mets en danger des employés qui te font confiance et dont tu es responsable de la santé et de la sécurité. C’est tellement complexe ».

De quoi engendrer un stress permanent pour les producteurs ? « Complètement, lance Eric Young, de Groupe Entourage. Les gens ne le voient peut-être pas, mais quand on lance un show d’humour ou un projet télé, ce sont des centaines de milliers de dollars que l’on investit en amont, dans la préparation, dans la production, dans la promotion. Ce sont des risques énormes, et certains projets reposent sur un individu. C’est toujours là en arrière-plan. »

En arrière-plan, aussi : toutes ces victimes qui continuent de voir leur bourreau à… l’avant-plan. « Ce qu’on a comme message des personnes dont les agresseurs sont connus médiatiquement, c’est que c’est difficile », explique MAngelica Brachelente, avocate à L’Aparté, centre de ressources contre le harcèlement et les violences à caractère sexuel dans le milieu culturel. « Quand une victime n’a pas l’impression d’avoir obtenu justice ou réparation à la hauteur de ce qui s’est passé, c’est difficile pour elle de toujours devoir revivre les évènements. »

Avec Louis-Samuel Perron, La Presse

La téléréalité, encore plus risquée !

Les producteurs interrogés par La Presse soulignent que des vérifications accrues sont faites lorsque vient le temps de recruter des candidats d’émissions de téléréalité. « On va un peu plus loin, indique Marie-Élaine Nadeau, d’Attraction Images, qui produit entre autres Les chefs ! et L’amour est dans le pré. On va consulter le plumitif pour s’assurer qu’un candidat n’a pas de passé criminel, par exemple. On pose aussi certaines questions pour s’assurer que nos personnages sont brand proof [compatibles avec l’image de marque]. » Productions Déferlantes, derrière notamment L’île de l’amour, Star Académie et La voix, sort aussi la loupe de détective pour ses téléréalités. « Il y a de grandes enquêtes qui sont faites, note Jean-Philippe Dion. On fouille dans les réseaux sociaux, sur Google, dans les dossiers criminels. Malgré tout, ça nous est arrivé que des candidats soient passés entre les mailles du filet, comme on l’a vu aussi avec Occupation double. Tu ne peux jamais être complètement certain. »

Des considérations légales à préciser

L’attitude variable des producteurs face à des informations similaires s’explique davantage par des questions de valeur, de jugement ou de risque financier que par des aspects juridiques. Ceux-ci, néanmoins, ont été renforcés dans la foulée du mouvement #metoo.

La réforme sur le statut de l’artiste, adoptée le 3 juin dernier, accorde aux artistes les mêmes droits que les autres travailleurs en matière de harcèlement en vertu de la Loi sur les normes du travail. Tous les participants à une production doivent par exemple pouvoir compter sur une politique de prévention du harcèlement psychologique, dont sexuel, ainsi que de traitement des plaintes.

« Tout artiste a droit, dans le cadre de ses relations avec un producteur et avec les personnes avec qui celui-ci le met en relation aux fins de l’exécution de son contrat, à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique », est-on venu préciser.

L’Aparté

« Cette nouvelle loi est extraordinaire parce qu’elle vient donner de nouveaux recours aux artistes », se réjouit Angelica Brachelente, avocate à L’Aparté, ressource de première ligne pour les professionnels du milieu culturel.

L’organisme, créé par Juripop dans la foulée du mouvement #metoo, s’est vu accorder 3 millions de dollars par le gouvernement du Québec pour accompagner les victimes et leurs représentants dans la foulée de la réforme. Les nouvelles dispositions de la loi, toutefois, n’engagent pas les producteurs pour des gestes qu’un salarié aurait commis avant ou à l’extérieur de ses fonctions.

L’employeur, en milieu de travail, peut faire sa propre enquête, mais le salarié a droit au respect de sa vie privée. À quel point le producteur peut s’ingérer dans des conduites qui n’ont aucun lien avec des personnes dans le milieu de travail ? C’est un gros défi. L’employeur ne peut pas se substituer aux policiers.

Sébastien Parent, professeur de droit du travail à l’Université Laval

C’est pourquoi de nombreux producteurs et diffuseurs ont révisé les clauses des contrats signés par leurs talents. Tous sont soumis à une clause de « conduite irréprochable », prévue dans l’entente collective entre l’Union des artistes (UDA) et l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM).

« On demande aussi, avant et après, qu’il n’y ait pas de comportements susceptibles d’entacher la réputation tant du diffuseur que du producteur, souligne Marie-Élaine Nadeau, d’Attractions Images. Cet ajout-là apparaît dans les contrats et les lettres d’entente de tous nos talents. »

Cette mesure permet théoriquement à un producteur de tasser sans pénalité, voire de poursuivre au civil, une figure publique qui a — ou aurait eu – des comportements répréhensibles.

Droits et libertés

Les clauses de « bonne conduite » doivent encore être testées devant les tribunaux, selon Sébastien Parent. « Est-ce qu’elles briment la présomption d’innocence ou les droits et libertés des artistes ? Souvent, ceux-ci ne contestent pas [une rupture de contrat] pour ne pas médiatiser davantage l’affaire. »

Plusieurs enjeux en lien avec le mouvement #metoo restent à être façonnés par la jurisprudence ou par les législateurs, dit-il. « Le droit du travail n’est pas adapté pour ce genre de phénomène de justice parallèle. »

Au-delà des enjeux légaux et de la vindicte populaire, Jean-Philippe Dion, « comme producteur et comme membre de la société », plaide pour un minimum de bienveillance envers ses collaborateurs. « Une personne qui reconnaît ses fautes et qui va chercher de l’aide, on va l’accompagner, dit-il. Personne dans la vie n’est blanc comme neige, n’est à l’abri de faire des gestes répréhensibles ou regrettables. Si ça arrive à des gens dans notre équipe, il va y avoir un examen de conscience, un suivi. Et si, au-delà de ça, ça ne fonctionne pas, ça va être la fin de notre relation professionnelle. »

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