Laure Gauthier : « À trop assécher et formaliser le poème, on le tue » (les corps caverneux)

Avec les corps caverneux, Laure Gauthier publie un des textes poétiques parmi les plus importants de ces dernières années. Récit-poème, poème narratif ou encore chant du récit, les corps caverneux dévoile, en sept séquences, une exploration politique et érotique qui remonte jusqu’aux origines de l’être dans le poème. De Rodez en promenade à une déambulation dans un ehpad, les corps caverneux sont ces grottes premières, ces failles que notre société de consommation cherche à combler. Pourtant, elles sont béantes, ouvrant au poème. Puissamment insurrectionnel, les corps caverneux appelle aux soulèvements devant le monde-spectacle. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de l’une des poétesses majeures de notre contemporain le temps d’un grand entretien.

 Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable nouveau recueil poétique, les corps caverneux, qui vient de sortir chez Lanskine. Comment est né l’ensemble de ce texte qui, écrivez-vous notamment, propose que « ta musique des cavernes intervienne dans mon couloir » ? Comment ce recueil a-t-il été composé, au fil des années, des voyages et des rencontres ? Les corps caverneux donne ce sentiment de l’autobiographie : de la figure personnelle qui, par le poème, vient dire ce qui reste de l’être dans le poème. Qu’en est-il exactement de ce passage de la vie dans le poème ?

J’ai pensé dès le départ les corps caverneux comme un long récit poétique qui, au fil du temps, s’est construit dans un ordre différent du livre actuel. J’ai commencé à en avoir les premières visions (sorte d’images-mots), les premiers sons, puis à en écrire les premières esquisses, quelques vers, quelques phrases, début 2017, la partie la plus importante a été écrite lors d’une résidence d’écrivains Île-de-France en 2019-2020 et le livre a été achevé en 2021.

Au début, il y avait la vision de la caverne mais aussi des nuages, d’images circulaires, et je les opposais à des espaces-temps rectilignes : le couloir, la galerie marchande, la rue…. J’ai en ce sens une grande affinité avec le cinéma de Werner Herzog qui oppose, dans ses films de fiction comme dans ses documentaires-fiction, le temps circulaire des sociétés non occidentales ou passées, au temps rectiligne, rationnel des sociétés occidentales. Cette question de la tension entre rationalité et irrationalité m’occupe beaucoup et se repose aujourd’hui, dans une société qui est allée très loin, trop loin, dans l’excès de ratio, mais qui ne peut pas non plus risquer l’irrationnel, qui oscille entre deux possibles rechutes dans la barbarie : ces tensions nous tiennent, nous obligent à aller de l’avant, à inventer des points de fuite sans répéter, et à trouver un horizon plus lumineux, un horizon possible. Ce livre en dessine un.

C’est donc autour de ce noyau, de l’image-matrice de la caverne, et de l’image du couloir, que j’ai commencé à écrire, partant de ces premières impressions, de ces premières pensées qui allaient ensuite s’articuler en livre. J’ai écrit et supprimé une première version de « rodez-blues » réalisée en 2018 à Rodez, tandis que la deuxième a été écrite à l’hiver 2019 à Paris. Le livre s’est constitué, comme vous le dites, dans une succession de lectures et de voyages, de rencontres. Pour ne citer qu’un exemple, j’ai séjourné dans plusieurs grottes préhistoriques entre 2017 et 2019 et plongé de façon plus extrême que jusqu’alors dans de nombreux textes sur l’art pariétal, et ce mouvement de spéléologue est allé de pair avec mon écoute des violences sociales et individuelles grandissantes : tout en percevant les modes opératoires de la violence dans nos sociétés de consommation, j’ai recherché un contre-mouvement.

1652682379 248 Laure Gauthier A trop assecher et formaliser le poemeAu moment d’écrire je neige (entre les mots de villon), je traversais une période de remise en question que j’ai évoquée dans l’entretien que vous m’aviez accordé alors pour diacritik, et ensuite, en 2015, est survenue une maladie auto-immune qui m’a fait vivre des moments âpres, mais dont j’ai aussi tiré des enseignements : je me suis mis à arpenter des espaces intimes encore inconnus, à appréhender l’infra de l’existence, l’organique, à en décoder la langue. J’ai vraiment écrit depuis une analogie entre les grottes préhistoriques et nos cavernes internes, nos espaces creux et souvent insondés que j’ai entendus plus que jamais d’une certaine façon grâce à deux ans d’arrêt maladie. Au fil du temps, j’ai appris à puiser à de nouvelles sources. Un retour à ses propres origines, aux questions premières renvoie nécessairement à celles de l’espèce. Peu à peu j’ai guéri et ces transformations dans mon corps ont également imprimé une autre radicalité à l’écriture : après le « Testament » de je neige qui cherche le sens de la vie dans l’exil des mots et une poésie de la philanthropie et du dénuement, les corps caverneux reprennent le combat autrement, cherchent l’énergie de vie et comment redresser la tête dans une société qui nous la courbe, ce qui n’est que l’actualisation d’une question qui concerne toute vie en société. C’est sans doute l’énergie qui parcourt ce texte qui est la donnée la plus autobiographique.

Pour le reste, il ne s’agit que d’un sentiment d’autobiographie, car le livre est vraiment dans un déplacement du sens. Bien sûr que la vie, la mienne, est un terreau traversé et je ne refuse pas que cette vie soit un avant-poste d’observation : je ne veux pas renoncer à la personne, à un je qui s’adresse à un tu, préférant une singularité ouverte, une adresse, dans laquelle chacun.e peut s’engouffrer, même si le je est manifestement une femme, mais à certains moments ces contours-là aussi sont incertains. Un je ouvert, évasé, qui part de l’intime et s’ouvre à plus que soi, à un sentiment plus général. J’ai parlé de lyrisme transsubjectif pour cela, mais on peut le dire beaucoup plus simplement : il s’agit d’une adresse à l’autre, tous les autres. J’ai cherché au travers du cheminement d’une parole singulière, une langue pour dire les attaques que l’individu subit aujourd’hui dans nos sociétés occidentales, des attaques dont la radicalité me pousse parfois dans les ultimes retranchements de la langue.

1652682379 629 Laure Gauthier A trop assecher et formaliser le poemeÀ la différence de kaspar de pierre, le je n’est pas effacé dans les corps caverneux, il est celui d’une narratrice anonyme qui s’adresse à un.e autre, inconnu.e, indéfini.e. Je tiens à la parole singulière, et je ne perçois le collectif que comme une succession d’individualités : sans doute est-ce la visée poétique du monde, de saisir la politique, le collectif sans lui retirer son individuation. Une narratrice s’adresse à un.e autre, et traverse des espaces communs menacés. À chaque moment, la menace est à la fois contre nos espaces singuliers, ces lieux de replis que sont nos failles, et ces lieux communs de nos sociétés que sont les musées, les Ehpads, les lycées,  et les supermarchés. Je souhaitais trouver une langue qui résiste à ce que l’on attaque et trouver l’énergie d’une forme de résistance, au moins dans la langue.

Il m’a semblé que la seule chose que les êtres humains aient en commun sur terre, toutes sociétés, toutes cultures confondues, ce sont nos trous, nos failles que j’associe à des cavernes : ces failles qui peuvent nous servir de refuge, dont on peut tirer des enseignements, nous rappellent notre fragilité mais nous donne également le temps de mûrir des pensées et des actions, des rêves aussi : ce sont ces jachères en nous que la société de consommation veut combler artificiellement, recouvrir, taire pour tenter de nous rendre plus efficaces, plus corvéables, plus dociles. Or ces géographies intérieures complexes, tortueuses, fragiles et résistantes en nous sont des zones à connaître, à appréhender et qu’il nous faudrait écouter davantage : j’ai écrit ce livre dans l’idée de proposer une langue qui nous donnerait la force de nous dégager, de désensevelir ces espaces intimes plutôt que de les combler en faisant miroiter le mirage du bonheur qui est une des armes du capitalisme actuel. Car il me semble que ça n’est qu’à ce prix que l’on pourrait redresser la tête et imaginer un horizon digne de ce nom.

Certaines fois, mon texte peut sembler frôler l’autofiction ; car j’ai bien traversé Rodez, une forêt, un lycée la nuit « réellement », certains souvenirs douloureux ou heureux ont pu nourrir une image, effectivement, mais tout est déplacé, transposé, recomposé : dans la première  version de « rodez blues » lors d’un voyage à Rodez, il n’était pas question d’Artaud. Lors de mon passage à Rodez, je n’ai jamais cherché à trouver les lieux de mémoire d’Artaud. C’est quand, dans le livre, j’ai travaillé contre l’idée d’une modernité obsédée par la perte, obsédée par la production d’auto-archive, de conservation de soi et de muséalité, que ma « clocharde du monde » a porté cette parole. Avec son « j’ai vu mourir les musées », m’est venue l’idée d’un autre « rodez blues », que j’ai réécrit fin 2019 depuis Paris, en ne gardant rien de mon voyage, en dialoguant avec les lettres d’Artaud et en allant à l’encontre du tourisme de masse. Les premières impressions du voyage réel à Rodez sont loin derrière.

Avant d’entrer dans le cœur de votre texte, arrêtons-nous peut-être immédiatement sur la signification du titre lui-même. Multiple et riche, les corps caverneux déploie, semble-t-il, une triple signification : la première, à l’évidence érotique, celles des corps érectiles qui fondent un désir sexuel. Le recueil est occupé par cette puissance sensuelle qui se présente comme une déflagration d’espoir dans la tristesse nue du quotidien. En quoi notamment dans la section intitulée « les corps cav » se déploie un érotisme où, écrivez-vous, « L’idée de nos grottes résonne de chair » ? En quoi selon vous ces corps caverneux ouvrent à un érotisme au devenir politique ? S’ébattre pour mieux se battre ensemble : serait-ce la formule qui en poserait le programme ?

Un livre de poésie n’est bien sûr pas un traité, mais un livre qui maintient des tensions et un mouvement de pensée de façon sensible, qui propose un trajet sur l’arête entre une pensée et des sensations. Le titre a une caisse de résonance importante, il laisse en suspens des horizons différents sans imposer de sens précis. Et vous dites très bien les différentes strates de sens qui s’y retrouvent. La première matrice fait allusion au désir sexuel et aux corps érectiles : ce terme incongru, « les corps caverneux », on l’apprend au collège en cours de sciences naturelles en même temps que « les corps spongieux », souvent avant même d’avoir fait l’expérience du corps de l’autre, de son anatomie. J’ajoute au passage qu’on avait, de mon temps, omis de dire que les corps caverneux se retrouvent aussi bien dans le sexe féminin que dans le sexe masculin. Néanmoins, dès l’adolescence, j’entendais ces termes bien au-delà de leur acception habituelle. Avec tout leur halo de sens miroitant.

Mon travail d’écriture cherche à faire entendre des mécanismes de violence, notamment la façon dont la société nous dé-singularise tout en prétendant le contraire, et nous offre pour cela des identités préfabriquées et contrôlables, ce qui endommage bien sûr l’individu, sa langue et son imaginaire et donc toute chance de contre-attaque collective. Bien sûr, cette tendance, tous les pouvoirs l’ont eu depuis la nuit des temps mais les méthodes de contrôle changent. On nous enferme dans des identités pseudo « indépendantes », on nous ensevelit d’objets, de musiques, d’images et d’achats, on nous épuise au travail et, ensuite, on nous brandit les musées, le sucre et la pornographie pour occuper nos eros et les faire se vider de leur énergie transgressive à bas bruits. La pornographie obéit aux mêmes standards que la société de consommation. Quand la population n’a plus le temps de la rencontre ni de l’érotisme singulier, elle peut se conformer à des catégories pornographiques qui doivent devenir de plus en plus trashs et mortifères tant le marché est saturé, l’imaginaire saturé. La pornographie est aussi une « Verdinglichung », une chosification du pouvoir émancipateur du désir. L’érotisme est la capacité singulière à vivre et dire le désir, à rencontrer l’autre et le désirer, à garder le mouvement émancipateur de l’énergie de l’eros de chacun. Les poètes et les psychanalystes savent combien l’érotisme est une énergie puissante et fondatrice, combien elle est émancipatrice aussi et par-là même potentiellement dangereuse. La langue érotique a du plomb dans l’aile tout comme la langue poétique et psychanalytique, tout cela n’est pas à la mode. Il faut donc bien sûr résister et tenir bon, continuer humblement à offrir une autre langue possible, à proposer d’autres syntaxes désirantes.

Dans plusieurs de mes livres, notamment la cité dolente (Chatelet-Voltaire, 2015, réédition LansKine 2023), je croise la route de Georges Bataille quant à cette exploration des zones d’ombre, des cavernes mais aussi de l’érotisme. Mais je ne fais que la croiser car je ne vais pas le même chemin. Je partage avec Bataille l’idée que la poésie, comme l’être humain, doit pouvoir regarder la mort en face et ne pas se contenter du mièvre ; néanmoins, je n’aime pas la complaisance de Bataille avec la mort dans certains textes, ni même l’ombre de la Croix chez lui, que je sens encore dans sa poésie. Par ailleurs, la part accordée à la fragilité et sa valorisation comme puissance possible, est autre dans mon œuvre. Dans la cité dolente déjà, j’ironisais sur le dédain manifesté par Leiris dans son essai La littérature comme tauromachie envers « les vaines grâces de ballerine » : la puissance des fragiles est accueillie chez moi aussi dans son érotisme, donc sa force motrice, sa capacité à s’adresser à l’autre aussi dans son corps, dans son corps désirant, dans son corps-pensée. Le renouvellement du langage poétique, du langage politique a aussi à voir avec un renouvellement de l’accueil de la fragilité dans notre société et certainement pas à une réactivation du mythe ou une valorisation de la tauromachie. Il faut donc inventer d’urgences d’autres érotismes.

La séquence finale du livre « désir de nuages » est une sorte d’utopie qui tente de dessiner d’autres rives en libérant aussi la langue du désir, où chacun.e verrait quel nuage de désir il/elle pourrait habiter. C’est le mouvement qui ferme le texte que « rodez blues » a ouvert, et ce mouvement est politique autrement. Il tente de proposer différents chemins de désir, de plaisir, d’esquisser les contours d’un nouvel érotisme possible qui prendrait en compte l’autre. Donc pour répondre plus directement à votre proposition : Oui s’ébattre pour se battre, assurément : de l’ardeur et du courage dans les corps, dans la langue. Il faut nécessairement trouver, une langue pour « ça » si l’on veut pouvoir tordre le cou à des mécanismes pétrificateurs qui nous enferment et nous menacent individuellement et collectivement, pour mettre en mouvement l’imaginaire autrement.

La deuxième signification de corps caverneux renvoie à une manière d’exploration historique ou plutôt à un trajet du sujet poétique dans l’Histoire et dans sa propre histoire : une sorte d’après-histoire faudrait-il dire avec vous. La première section vous voit en effet sur les traces notamment d’Antonin Artaud à Rodez : les poèmes, les vers, les strophes renvoient à cette lente remontée dans le temps afin de retrouver un temps peut-être animal, premier. C’est à ce temps bataillien de Lascaux que semblent renvoyer vos textes : une manière, par l’animalité retrouvée, de liberté reconquise où l’homme retrouve une dignité supérieure par son retour à l’animal. Est-ce ce sens de la grotte de Lascaux qu’entend retrouver, par son anamnèse, votre recueil ? 

La caverne est à la fois un « lieu commun » mais aussi un lieu « en commun », solide, à la différence des cabanes qui occupent beaucoup les livres en ce moment. Je m’intéresse à ces lieux communs que nous traversons ensemble dans le passé comme dans le présent : l’histoire de Kaspar Hauser, le Testament de Villon, ou encore le conte du serpent blanc et la légende de Mélusine, sont, comme les cavernes, des récits qui appartiennent à tous et nourrissent l’imaginaire qui doit transformer le présent en avenir.

Il est question dans les corps caverneux de notre première humanité, une humanité non oublieuse de sa part animale ; il y a des allusions dans le livre, notamment dans « une rhapsodie pour qui » aux moments collectifs passés dans les grottes et qui restent, pour une part essentielle, un mystère dont on ne peut que s’approcher avec nos sens atrophiés ou ensevelis d’informations rationnelles : mon livre fait appel à ces sens premiers, à l’ouïe, au sens du mouvement, qui est majeur dans toute mon œuvre, ou encore au toucher, qui mobilise la main et la peau, deux lieux de ligne de partage des eaux entre surface et profondeur, intérieur et extérieur. Il ne s’agit pas pour moi de produire une image d’Épinal des grottes, d’idéaliser l’âge des cavernes, ni de présenter l’homme et la femme des cavernes comme des êtres idéaux, de romantiser ce qui serait un état de nature, non, je souhaite seulement interroger notre part sensible, la puissance de cette pensée instantanée qui traverse le corps et tenter de trouver une langue pour ça.  Je pose des questions et les laisse irrésolues : comment retrouver des sensations et des intuitions ensevelies, faire autrement l’expérience de la vie, entendre ce que Bataille appelle dans son essai sur Lascaux les « enseignements silencieux de la caverne », toucher notre « fond », notre « fond commun », notre part d’ombre, sans revenir en arrière, bien sûr, sans oublier les autres enseignements, ceux des lumières, de la rationalité dont il convient de conserver les acquis, ceux de la pensée critique, essentiels. Comment ne pas perdre celle-ci tout en retrouvant les facultés premières, c’est ça la question.

Le livre les corps caverneux fait ainsi allusion à l’avant-histoire commune, et aussi, par analogie, à nos failles, nos gouffres, ces endroits complexes en nous qui nous ramènent, si on sait les écouter, à des contrées que l’on ne peut appréhender que par la seule rationalité. C’est l’analogie entre l’individu et le collectif. Si l’on ne sait appréhender ces « cavernes » en nous, en acceptant en effet notre animalité ou notre première humanité, c’est la fissuration que l’on risque. À force de remplir ou de verrouiller, de surveiller ou de noyer ces élans en nous, ces failles, on risque de revivre ce que Freud brandissait à juste titre comme spectre dans Le Malaise dans la culture, même si le danger venait alors du trop grand verrouillage religieux dans la société. Il règne dans le libéralisme aussi une culture de la positivité factice qui, dans le fond, est mortifère. Ca n’est pas en niant la part animale, ni les zones d’ombre de l’être humain que l’on pourra éviter des catastrophes ou des retours à la Barbarie. Connaître nos trous, toucher notre fond, notre obscurité, l’apprivoiser, apprivoiser la préhistoire en nous, c’est aussi faire signe vers un autre avenir, imaginer une après-modernité.

La pré-histoire évoquée dans le livre nous renvoie à un futur lointain, que vous nommez l’après-histoire, qu’on aperçoit en filigrane dans les dernières phrases du récit, au moment où la clocharde du monde resurgit et dit « j’aurai vu mourir les musées et ». Bien sûr, rien n’est déterminé et on ne sait pas précisément ce que désigne cet intervalle évoqué entre le présent, qui est aussi le nôtre, et ce futur qu’on ne sait situer : on ne sait ce qui se serait effondré avec les musées, si c’est notre modernité muséale et angoissée ou même l’Histoire.

Un des ressorts essentiels de la liberté repose sur notre capacité à infléchir notre langue, à penser le temps autrement, à en déjouer les impératifs, les détourner en les reformulant : c’est un ressort essentiellement humain que d’inventer des temporalités complexes et donc aussi d’infléchir sa pensée et la vie : ainsi le livre se clôt sur un futur antérieur et un saut dans le vide, ce « et » qui ouvre sur un blanc. Cette affirmation finale, ce mouvement dystopique, interroge notre présent replié sur l’archive, les musées, le tourisme, le savoir et le contrôle, pour l’emmener vers un autre mouvement, une capacité à faire l’expérience de la vie même dans le dénuement.

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Laure Gauthier © Inèse Cassagnau-Gauthier

Enfin, la troisième et ultime signification des corps caverneux renvoie à un aspect philosophique, proprement platonicien : celui de l’allégorie de la Caverne telle qu’elle s’énonce dans La République. Vous en déployez sans attendre ce sens en posant à l’entrée de votre recueil cette splendide citation d’Alain Badiou selon laquelle « Enfin, un matin, c’est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu. » En quoi vos corps caverneux pointent-ils vers cette quête qui veut trouver l’Idée ? Est-ce par l’image-idée que le poème peut enfin toucher au réel ? Est-ce l’intime visée des corps caverneux ?

Merci de faire signe vers la polysémie du titre et de montrer tout ce qu’il soulève de questions, toutes les tensions qu’il articule, car c’est cela sans doute qu’est pour moi écrire poétiquement la vie : rendre sa complexité au réel et remettre cette complexité en mouvement.

Je ne peux me satisfaire ni d’une rationalité excessive et à bout de souffle, une rationalité dans un oubli radical du corps et de la nature, ni d’une anti-rationalité mièvre qui offrirait à tout va du pseudo chamanisme ou de la cabane, nouvelles images d’Épinal, car on ne peut pas resservir les plats du passé : mais ce genre de courant antirationnel a toujours fait partie de la modernité.

 Il s’agit aujourd’hui de pouvoir entendre l’inscription de la pensée et de l’être dans la nature, de pouvoir articuler une pensée non dualiste, sans pour autant prétendre retourner à un état de nature. On ne peut oublier que les tendances antirationnelles au sein de la modernité, je pense par exemple au Romantisme politique, ont souvent porté des traces ou des germes de totalitarisme. Bien sûr, l’oubli de la nature, de l’animalité, du corps, ou plutôt sa discipline, son contrôle, sont des versants possibles d’un autre totalitarisme, tout aussi désastreux. Mon livre ne fait qu’articuler des questions, désigner des chemins possibles entre ces écueils. Dans l’exergue, je mets en perspective à la fois la citation de Bataille, cette nécessité de toucher le fond de la caverne, donc de faire signe vers le moment où l’on n’avait pas oublié notre humanité première, notre animalité, et l’Allégorie de la caverne et, avec elle, la nécessité d’arriver à penser le réel, développer des idées mêmes des idéaux, voire des utopies. On ne peut bien sûr oublier le prix des utopies, comme celle des Lumières et la foi en la pure rationalité qui a pu générer indirectement le colonialisme, le nazisme et bien des totalitarismes. Donc on ne peut que mettre en présence des forces contraires, mettre en mouvement des tensions, des contre-poids, construire des archipels ouverts.

Si le titre fait allusion à notre avant-histoire, à notre passé commun lié aux grottes, la citation de Badiou en exergue montre que si nous devons entendre cette part de nous, c’est aussi pour sortir affronter le soleil et les idées : il s’agit d’accepter notre part animale ou première, le souvenir immémorial des grottes, dont nos failles me semblent être la trace enfouie, entendre l’enseignement de nos cavités pour mieux sortir dans la cité, la transformer. Je ne cite pas Platon directement, mais sa médiation par Alain Badiou. Je choisis à dessein ce philosophe, auteur de l’essai Que pense le poème ? dans lequel il affirme que la visée du poème contemporain est non pas de construire une connaissance mais d’affirmer l’être. Mon livre va en ce sens. En citant Badiou lisant Platon j’ajoute ce que vous dites, la visée du poème comme une science de l’être, mais une science non spéculative, une science sensible.

Les corps caverneux sont une traversée. De différentes temporalités, de plusieurs espaces. Il s’agit de n’abandonner ni notre animalité ni nos idéaux, mais d’accueillir cette trop humaine complexité d’une nature qui produit des idées sensiblement voire insensiblement: je crois en effet que la poésie peut y inciter, par son travail extrême sur la langue. Elle peut y accéder par ce que vous aviez déjà très judicieusement appelé des « images-idées », cette faculté à développer une pensée intuitivement : dans mon texte, des images accueillent à la fois le versant réflexif et le versant intuitif de la pensée ; ces « images-idées » comme vous les nommez sont des émergences, des visions proposées. Le texte avance ainsi, dans le temps. Il y a des moments de haute intensité, des sortes d’images-matrices qui fondent le texte, le nervurent et restent aussi dans notre souvenir : dans mon premier texte, marie blanc rouge, on trouve l’image du mille-feuilles, ou de l’avalanche par exemple ; dans les corps caverneux celle de la caverne bien sûr, aussi celle du couloir et du nuage, et d’autres reviennent. Ce sont des arêtes, des lignes de partage des eaux entre sens et idée, comme la blue note en jazz, des moments de révélation.

Évoquons à présent, si vous le voulez bien, l’architecture même qui soutient les corps caverneux. Loin d’être un simple recueil qui collecterait différents poèmes, les corps caverneux se construit, ainsi que vous le précisez sans attendre, comme un récit poétique qui suit un cheminement précis et une manière d’éducation ou plutôt de rééducation au sensible et au vivant. En quoi, selon vous, de « rodez blues » jusqu’à « désir de nuages » en passant par « les corps cav » ou encore « la chambre et l’abeille », les sept sections qui trament votre récit poétique peuvent ainsi s’affirmer comme une manière de récit initiatique ou ré-initiatique, qui reprend ce qui du monde et de son sensible aurait été abandonné et révolu ? La poésie sera narrative ou ne sera pas : tel serait le credo ?

Il ne s’agit en effet pas d’un ‘recueil’ qui réunirait après coup une série de poèmes, mais bien d’un livre de poésie narrative, conçu comme tel, qui possède une progression et une temporalité globales bien qu’évoluant en plusieurs séquences. Les corps caverneux présentent un travail complexe sur le temps, et aussi un enchaînement de « présents », un cheminement de Rodez aux nuages, d’un hypermarché à un Ehpad en passant par un lycée la nuit et une forêt. Ce cheminement tente d’articuler ou de réarticuler une parole dans des espaces où elle est menacée ou abîmée, dans des temporalités où la langue permettant d’avoir accès à ce qu’ils ont à nous dire, est profanée.

Le mouvement est un des sens avec le toucher qui est au centre de mon écriture, et l’on pourrait dire que cette progression a quelque chose d’initiatique ; on accède au fil du temps à la double vision de la fin : onirique dans « désir de nuages » et dystopique dans les dernières lignes. J’ai toujours eu une attirance particulière pour les livres de prose poétique qui traduisent un cheminement dans l’espace et le temps depuis Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, en passant par La mort de Virgile de Broch, jusqu’aux récits de Claude Simon ou, plus récemment, de W. G. Sebald, ces livres qui mettent en mouvement le temps, la pensée, sensiblement : Walter Benjamin a vu juste en affirmant que la « Verkümmerung der Erfahrung », l’atrophie de l’expérience, est un mal de la modernité occidentale. Traverser différents espaces-temps dans les sept séquences du livre, est une tentative de remettre en mouvement une possibilité de faire l’expérience du monde, une capacité à réarticuler une parole menacée. Il s’agit non pas d’une déploration, d’un lamento, mais d’une traversée à même la vie.

Pour répondre à la fin de votre question : oui, l’enjeu de la poésie pour moi aujourd’hui n’est certainement pas de se complaire à faire l’inventaire de ce qu’on a perdu, ni même faire musée ou faire du bouche à bouche avec des formes du passé en mode respiration artificielle: il peut être intéressant de faire un détour par une forme du passé, comme le sonnet, ou la poésie codifiée, mais à condition que le projet soit ailleurs. Ça rassure toujours beaucoup de monde, de penser la poésie en termes de « savoir-faire », d’outillages : savoir faire des sonnets modernes, voilà qui pour moi ne peut mener nulle part. Une coquille vide. Une forme vient toujours par la poussée d’une pensée, d’un monde, d’une société ; il n’y a pas de séparation entre la forme et la pensée : sporadiquement, cela peut avoir un sens d’utiliser la gravure aujourd’hui, de filmer en noir et blanc ou d’écrire quelques sonnets, dans un but précis, il ne faut pas le proscrire, mais se fixer comme but de faire des formes fermées anciennes aujourd’hui est une impasse à mes yeux.

On doit être capable de faire face à la liberté, donc aussi à celle du vers. Certes, il y a autant de vers libres qui sont des textes-guimauve que de mauvais sonnets, mais justement, c’est cela aujourd’hui l’enjeu de la liberté : c’est la capacité à faire face à cette liberté, en faire l’épreuve, être capable d’exister dans un projet singulier et de tordre la langue et le vers singulièrement. Il en va de même pour le caractère narratif de la poésie qui, pour moi, aujourd’hui, est essentiel, car il s’agit de tenter de tenir un temps long, d’offrir une autre temporalité dans un temps présent, menacé de toute part et fragmenté. Au Moyen Âge, au XVIe ou au XVIIe siècle, l’appréhension du temps était bien sûr toute autre ; les lettrés, les rares lecteurs de livres et de poèmes, qu’ils aient été étudiants, religieux ou nobles ainsi que quelques bourgeois, vivaient un temps long, et faisaient l’expérience de la vie et de la mort autrement. La rationalité en était à un tout autre stade de développement, et le poème, étant un contre-temps du monde, s’organisait nécessairement autrement, proposait un temps rythmé comme ne l’étaient pas les vies, même si, par ailleurs, les structures poétiques pouvaient rejoindre des structures théologiques, mathématiques ou philosophiques du temps. Le mètre était un contre-temps du monde vécu.

Je n’ai pas de définition formaliste de la poésie : écrire poétiquement est pour moi construire avec la langue un contre-temps du monde et pour cela il faut l’engendrer depuis le présent. Il ne suffit pas de mettre au goût du jour une forme ancienne qui était le fruit d’une société, d’une pensée, il faut accepter de faire face à mains nues. Ca n’est pas pour rien que le vers s’est ouvert en même temps que la démocratie (il faut ajouter que quelques poètes du Moyen Âge ou de l’époque baroque avaient déjà fait sortir le vers de ses gonds et devaient être des individus déjà capables d’une vie démocratique) : je ne fais donc pas partie des nostalgiques des formes fermées même si je prépare un recueil, outrechanter (La lettre volée 2023) dans lequel je reviens pour partie à la sextine, mais une sextine transformée : cela a un sens dans ce texte précis, une exception dans mon œuvre.

Pour offrir un texte capable de résister aux attaques du monde occidental, sur nos corps, nos pensées, notre temps, nos vieillesses, il faut offrir aux lecteurs un peu de temps long. Nous sommes rivés à l’ultra-présent, soumis sans cesse à des sollicitations qui nous happent, nous subissons de nombreuses injonctions, comme par exemple nous évaluer, et il faut une force inouïe pour arriver à relever la tête, à penser les fondements, à renouveler les questions, à lire et à rêver le monde. Tout est fait pour nous accaparer, nous river à la surface. Écrire est donc offrir un autre rapport au temps, s’opposer à cet ultra-présent totalitaire, à ces vues impressionnistes, ce pot-pourri permanent, à ces vies Reader-Digest qu’on nous impose. Et pour cela, je tiens le temps et toujours un fil narratif depuis la cité dolente en passant par kaspar de pierre, je neige jusqu’aux corps caverneux. On y trouve un maillage complexe entre des moments quasi dystopiques, écrits au futur antérieur, des adresses à un.e Autre dans un ultra-présent, et des marques du futur ainsi que différentes strates de passé. Il s’agit de prendre acte de ce qui se joue, trouver une langue pour déjouer les pièges présents, et remettre le sens en circulation.

Le prochain texte que je vais finir d’écrire en résidence à la Maison Julien Gracq s’appelle mélusine reloaded : c’est un long récit poétique, cette fois-ci intégralement en prose avec quelques rares poèmes qui émergent. À chacun de mes livres se rejoue la tension entre prose et poème, la part de prose et la part de vers libres. Ce qui se joue dans le temps long, transporte l’attention ailleurs. Ce sont comme de larges coulées de lave, qui tiennent le temps et accueillent des contre-rythmes-poèmes où le travail sur le vers est plus radical, sorte d’explosion-implosion du sens qui s’abstrait ou s’hyperréalise, selon la menace, selon la rive. La tension doit être maintenue. La dimension narrative permet d’échapper à une forme d’artifice, permet qu’il y ait, grâce aux moments en prose, des émergences et non une sorte d’idéal qui, à trop se maintenir dans le temps, peut virer au mièvre. Dans le récit, le poème s’évase, se confronte à la prose, et, menacé, il revient en force et provoque alors des avalanches, la syntaxe se dégonde et ces dérapages de la langue sont autant de dérapages de la pensée, de la sensibilité et de l’imaginaire, pour faire des éclairs ou des courts-circuits, des appels à la vigilance. On ne peut pas faire orage tout le temps.

Dans la section « rodez-blues » apparaît la clocharde du monde, qui revient à la fin, offre un moment dystopique et confère un autre sens aux sept déambulations situées dans le présent. Je travaille beaucoup à la séquenciation comme dans kaspar de pierre qui avance de « marche » à « maison », de « diagnostic » à « rue ». C’est une composition verbale, visuelle, sonore. Un monde à chaque fois traversé. On rentre dans ces endroits, où s’y ouvre, ça nous dit quelque chose du monde, et on en ressort, transformé je l’espère. À chaque fois, je rejette les dés de la langue, la langue se transforme en fonction de l’espace traversé.

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Lecture de « kaspar de pierre » en dialogue avec le film réalisé par Thierry de Mey et avec des extraits de «Back into nothingness», de la compositrice Nuria Gimenez-Comas, à partir d’un texte de Laure Gauthier.

Restons si vous le voulez bien sur le questionnement formel et finalement ontologique que déploie votre poésie. Pour revenir à la première section, « rodez blues », dès son titre vous pointez le rapprochement entre la musique et la poésie, notamment par le truchement du « blues ». La poésie aurait, selon vous, le blues du blues ou, dites-vous encore de blues, serait à tenir comme une poésie qui « a perdu le blues ». Ma question sera double ici : en quoi le blues est-il commun à la poésie et à la musique selon vous ? Quelle dimension enfin de la musique résonne selon vous encore en poésie, vous qui dites « La musique n’est pas poème / Le refrain ne te prépare » ?

La poésie est nécessairement liée à la musique, de par les voix qui la profèrent et la traversent, personnelles ou impersonnelles. Il y a pour moi une musique avant l’écriture, une musique ou un chant avec et depuis lequel j’écris, sans que cela ne signifie en rien une sujétion. Une musique traverse le texte et il y a aussi une musique après le texte qui peut se révéler dans la lecture orale, la performance ou dans des réécritures en collaboration. Cette question des liens, des tensions irrésolues et nécessaires entre poésie et musique me tient à cœur, tout particulièrement et c’est une question complexe, que je ne peux qu’effleurer ici : parfois j’ai besoin d’y revenir de façon plus réfléchie comme dans d’un lyrisme l’autre (MF, 2022), le livre que j’ai écrit en dialogue avec 24 poètes et compositeur.trice.s.

Dans les corps caverneux, on peut entendre la poésie-musique de nos failles, de nos trous, de nos cavernes : au moment d’écrire, j’ai vécu en immersion dans des musiques existantes que je cite dans le texte comme « électrochoc blues » ou, encore, dans « une rhapsodie pour qui » : plusieurs titres de Jimi Hendrix, des musiques que je côtoie, avec lesquelles j’entre en dialogue, parfois aussi en contradiction. Des tensions s’établissent, nécessaires. J’ai également esquissé l’ébauche sonore d’une musique des cavernes que j’invente dans « les corps cav. » et que j’entends « réellement » ou compose en pensées, une musique qui, j’y travaille, deviendra réelle autrement, en collaboration, et, à la fin du texte, j’esquisse poétiquement une musique des nuages. Je confronte cette musique imaginaire à une musique réelle lors de lectures-concerts que nous avons imaginés à deux avec le compositeur et guitariste Olivier Mellano et que nous avons présenté le 19 avril dernier à la Maison de la poésie de Paris.

La musique du texte, on le sait, est une musique potentielle, même si elle présente des affinités avec la musique réelle. Il en va d’un mouvement de pensée et de sentir qui n’est pas fixé, qui traverse l’écriture, un mouvement musical et poétique qui traverse l’énergie de l’avant-œuvre, de l’œuvre non encore fixée par écrit qui nervure le texte, puis ressurgit en lecture ou en performance. Dans « rodez blues », un mouvement touche au corps et à la pensée, non pas comme le blues mais en affinité avec le blues, comme un cousinage : il y a dans ce texte une lame de fond qui nous tient debout, une sorte de blues juste avant le blues ou juste après, une tension qui a des signes de parenté tout en étant autre.

Dans les corps caverneux j’ai vraiment écrit en imaginant une musique pour chaque « trou », pour chaque traversée : les accords de guitare dans « une rhapsodie pour qui » et le blues par exemple pour « rodez blues ». Pour « rodez blues », j’ai écrit « contre » le blues, adossé à lui, mais en luttant pour dégager mes propres horizons, mes propres rythmes et ma propre voie. Il n’y a pas fusion, « la musique n’est pas poème », c’est comme l’amour, ça n’est pas l’union de deux moitiés mais un dépassement de la dialectique, c’est un rapport 1 plus 1, ouvrant le champ des possibles. Dans le lien complexe entre poésie et musique, ce qui m’intéresse n’est pas la fusion mais l’écart qui se joue entre les rives et la vigilance qui en découle.

Dans « rodez blues », le blues pose la question des affects tristes et vient gratter là où le poème lyrique s’est enlisé à un moment, à force de subjectivisme, à force d’épanchement. Il y a dans le blues quelque chose qui est proche de mon écriture dans ce texte : un chant populaire issu d’une culture orale qui a évolué. Certains passages de « rodez blues » frôlent la chanson, mais s’en défont régulièrement, deviennent poème ou même prose. Je crée des écarts de langage, des écarts typographiques, des tensions, entre des moments où le texte fait musique, pourrait presque être chanté, et les moments où la langue résiste autrement.

Le XXe siècle a été le siècle de la Haine du lyrisme. Ce rejet a été nécessaire, tant il fallait sectionner l’épanchement néo-romantique et la guimauve lyrique au sens d’un subjectivisme aggravé. Mais voilà, à trop assécher et formaliser le poème, on le tue aussi. Il y a une nécessité vitale à ce que le poème puisse vivre subjectivement, bien sûr sans les excès sentimentaux du XIXe siècle. Il faut donc inventer d’autres chemins. Mon texte est parcouru d’une réflexion sur la nature humaine, sur l’être, mais aussi, de façon indissociable, sur l’écriture et la voix qui le traverse. Chaque séquence rejette les dés des questionnements.

Il est important de ne pas oublier la première définition du lyrisme : le poème est lié à la lyre. Déjà au Moyen Âge, les structures d’écriture de la musique et de la poésie étaient liées, je pense à la polyphonie et à l’œuvre de Guillaume de Machaut. Le poème n’est pas chanson même si poème et chanson ont du commun. La chanson a toujours été liée à une oralisation et aussi à une récitation, chantée le plus souvent et aussi dite « par cœur », jouant sur des rythmes plus répétitifs, des déclinaisons plus simples et mémorisables, qui nous accompagnent autrement. L’écriture poétique joue autrement dans le temps, dans des structures plus complexes ou qui ont un autre rapport au temps. Aujourd’hui, si l’écrasante majorité de la population écoute de la pop mais ne lit plus de poésie ni n’écoute de musique savante contemporaine, cela veut peut-être dire que la population est accaparée par des objets de consommation capitaliste, mais c’est aussi peut-être en partie une démission de certains poètes et compositeurs qui ont abandonné la vie dans la musique et le poème et se sont perdus dans un pur formalisme. Qui ont délaissé ce qui fait signe vers la musique ou le chant, qui ont abandonné la subjectivité. Il faut donc ne pas dupliquer la musique, mais ne pas la perdre non plus. De même qu’il ne faut pas oublier la subjectivité ni les émotions qui mettent en mouvement la langue, simplement il faut offrir des contre-rythmes, d’autres perspectives, ne pas se rouler dans les sentiments ; j’ouvre des écarts dans mon texte entre des perspectives différentes, certaines impersonnelles (la pluie, le nuage, la montagne etc.) et d’autres que je nomme transsubjectives (Villon et ses autres etc.) afin que « ça » circule, que ça crée des tensions, qui sont autant d’outils de liberté : liberté d’imaginer, de rêver, de ressentir, de penser.

Quand je dis « le refrain ne te prépare », je souligne les dangers à toujours « faire refrain », à vouloir « faire pop » ou rendre son poème trop sucré, trop répétitif, trop rassurant. Oui, la chanson populaire est nécessaire, mais il faut aussi entendre comment ça chante dans le poème, une musique autre, musique du sens dirait Philippe Beck, mais aussi musique des sens, les deux dialoguant, les deux ouvrant des tensions fécondes. Je trouve qu’aujourd’hui parfois on use trop de grosses ficelles rythmiques pour « faire refrain », des répétitions à tout bout de champ. Il y a quand même une différence à laquelle je tiens entre chanson et poème: la langue, et le travail sur la langue, aussi la place de la rime, de la répétition sur les sonorités, ne sont pas les mêmes, le sens est différent, l’adresse à l’autre aussi. Il faut tenir à cela, à une langue qui résiste, qui offre des temporalités complexes, une langue qui ne soit pas trop sucrée, pas trop consommable, une langue pour faire face à ce qui nous mange. La poésie dit quelque chose de la vie, du réel, de ses dangers, mais aussi de ses cimes, de ses possibles et ça ne peut ni chanter tout le temps ni sonner comme un refrain. Bien sûr, le poème croise la route du blues, du rock, du punk et aussi de la pop comme de la musique électronique et de la chanson, mais il a son propre chemin. Il dialogue avec la musique. En ses voix.

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Laure Gauthier et Olivier Mellano

La poésie que vous déployez ici s’intéresse peut-être davantage que dans vos précédents recueils à la manière dont il faut se saisir de questions de l’immédiat contemporain. On en est frappé à la lecture de la section qui revient sur les conditions de vie dans les Ehpads ou encore sur les bribes d’actualité qui concerne les migrants, les selfies et ce qu’il advient de notre modernité qui, dites-vous, se mord la queue. Diriez-vous que vous vous orientez vers une poésie davantage engagée ?

Ce texte exprime plus directement et plus largement que les deux précédents un intérêt pour l’immédiat contemporain. Néanmoins, tous mes textes interrogent les violences d’aujourd’hui et posent des questions à l’avenir qu’ils tentent d’apercevoir en transformant le regard et l’écoute. La seule différence, et elle est notable, je le reconnais, c’est que les deux derniers livres de poésie que j’ai publiés cherchaient des germes d’à venir en plongeant dans des périodes charnières du passé : autour de 1800 pour kaspar de pierre et la fin du Moyen Âge pour je neige (entre les mots de villon). Ces livres étaient traversés par des images dialectiques, et j’y interrogeais la source de mécanismes que nous subissons aujourd’hui. Dans je neige, Villon traverse les soubresauts d’une société à bout de souffle, violente, la fin d’un système et les remous d’un autre monde qui émerge, une période qui, par analogie, me rappelle la nôtre à l’envers, nous  qui sortons d’une hyper-rationalité, mais commençons à voir resurgir avec une intensité préoccupante la violence institutionnelle et se dessiner le spectre d’une société post-démocratique. J’ai cherché le dialogue continué avec François Villon, sa poésie du legs, du passage, de la philanthropie. Dans kaspar de pierre se dessine avec le moi absent de kaspar, depuis le blanc, une réflexion sensible sur la violence depuis 1800 jusqu’à aujourd’hui ; un arc se dessine jusqu’à nous, sur ce qui se joue dans cette jouissance de la violence, individuelle et collective, cette jouissance du fait divers, l’orphelin Kaspar Hauser ayant été le premier fait divers européen. En revanche, dans les deux premiers textes que j’ai écrits, il s’agissait d’aujourd’hui plus strictement: marie blanc rouge est un dialogue à quatre voix, une poésie scénique où l’une des séquences se passe en montant une étagère IKEA, une autre dans les toilettes d’un opéra et une autre encore dans un café ; tandis que la cité dolente, texte écrit en 2012, paru en 2015 et qui sera réédité début 2023 chez LansKine, est tout à la fois un dialogue avec la Divine comédie de Dante et un récit poétique contemporain qui trace le chemin d’un  vieil homme anonyme s’enfermant dans un hospice pour avoir le temps de développer les images intérieures avant d’être rattrapé par la violence du dehors.

De livre en livre se trame quelque chose qui cherche à nous rendre vigilants en une période qui est la nôtre où se dessinent des éléments d’une nouvelle ère, où nous pourrions faire autre chose que de tourner à vide dans une modernité à bout de souffle, autre chose que de réécrire la même déploration, voire de se rejouer les mêmes contradictions entre rationalité et anti-rationalité : il s’agit bien de continuer et d’inventer une façon d’aller à la vie et donc d’accepter la perte. À la fin de la cité dolente, le vieillard dit : « Mais oser faire le choix de respirer, les pieds nus et les mains vides ». J’ai particulièrement apprécié le dernier essai de Jean-Luc Nancy La peau fragile du monde qui montre la nécessité de continuer malgré tout, sans déploration. Or, on sait que la modernité, c’est la conscience de la perte, la perte de l’aura. Nancy oppose à cela un chemin continué, dont il convient de faire l’expérience.

Dans les corps caverneux, c’est ce constat à nu qui est fait, à même la vie, une traversée de l’adversité vers autre chose qui se dessine de séquence en séquence, une possibilité d’un ailleurs et d’un autrement qu’on aperçoit, enfin je l’espère. Le livre dit quelque chose de l’état civilisationnel occidental, de cette fuite en avant humaine trop humaine, mais où certains degrés d’humanité régressent qu’il convient de confronter à une autre vision, de transformer : assumer la perte plutôt que de nous prosterner devant des musées, en faisant des selfies ou en nous plaignant, mais porter notre regard ailleurs. Les sept séquences du livre se situent dans le présent, à des endroits qu’on dévaste à la fois brutalement et sans bruits, il expose des mécanismes de destruction subtils, discrets et parfois mêmes associés à l’idée si problématique de « bonheur ». Tout mon effort d’écriture a été de ne pas enjoliver ce qui est dit ni d’esquiver, mais de regarder en face, parfois juste en face, ce qu’on saccage en l’être humain. Sans doute mes livres précédents préparaient ce livre, sans que je ne le sache. Oui je pense qu’on peut dire que ce livre est un tournant pour moi, qu’il affronte plus directement le désordre général, ce qui relève de la politique : je n’irais pas jusqu’à prétendre que ce livre est engagé au sens historique de poésie engagée, mais il y a en effet une politisation plus nette du propos que l’on retrouvera dans mélusine reloaded.

Plusieurs séquences désignent des mécanismes pétrificateurs de notre société comme celle de la muséalisation absolue de notre modernité tardive qui nous pousse à un tourisme mortifère et les villes appauvries ou les villages morts à n’offrir que des lieux de mémoire, quand ça n’est pas des lieux de tourisme noir, excitant notre voyeurisme, comme le « tourisme Artaud » dont je dis qu’il est un « escape game artaud », poussant la logique jusqu’au bout. La narratrice choisit de ne pas « y » aller et de replonger dans les Tarahumaras. On traverse dans les corps caverneux la violence de l’institution psychiatrique, celle des Ehpads, le trop de médecine, le pas assez de présence, l’abandon de la grande vieillesse, mais aussi l’immense violence des grandes et hyper-surfaces, ces lieux de mort de l’ultra-consommation, de l’hypersolitude, où l’on chosifie la population, où l’on force à la surconsommation principalement des personnes pauvres. Oui j’écris depuis des mécanismes qui consiste à boucher tous nos trous, tous nos vides, à nous forcer à cultiver nos jachères et à faire du bruit dans nos silences : ce sont des mécanismes de dictature.

Et là on aperçoit la capacité de la poésie à être politique, aussi dans ce sursaut de forces vives : il s’agit de ne pas être complaisants avec nos tendances mortifères, mais de les dévier, trouver une langue pour ça, une langue qui à la fois résiste et accueille. Car un des massacres de la société de consommation est bien le massacre de l’imaginaire, une mise au pas de celui-ci, ficelé aux réseaux de grande distribution. Même la musique des nuages et celle du désir de la dernière séquence (« désir de nuage ») renvoient à ces questions posées par la clocharde du monde :

« bientôt j’aurais revu la clocharde du monde et elle m’aura dit :
J’avais vu mourir les musées et »

Cette double fin, ce moment dystopique, laisse à penser qu’on aura un jour rompu avec la nostalgie de la modernité ; elle nous dit qu’on se tournera de nouveau mais autrement vers le chemin et l’expérience – qu’on traversera sans déplorer.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur une simple question qui est posée dans le recueil et que j’aimerais vous adresser en ces temps très troublés : « FAUDRA-T-IL EN VENIR AUX ARMES ? » Et comment le poème pourrait-il y jouer un rôle ?

Cette affirmation ponctue le texte « la chambre et l’abeille » qui peut sembler le plus intime car il est une traversée des derniers jours d’une mère qui s’accroche au souvenir d’un tableau de Cranach, aperçu dans l’enfance, pour freiner la mort. Là encore il s’agit pour moi d’émergence, de contre-rythme : ce sont toujours ces émergences qui peuvent à mes yeux faire court-circuit et nous donner la force de modifier le réel, la voie de l’Histoire, l’infléchir.

Une des questions qui devient de plus en plus importante dans ma réflexion et mon écriture est la capacité de l’être humain à générer la paix, à créer des espaces communs et à maintenir la concorde tandis que je me penche sur toutes les tendances mortifères et les mécanismes de pouvoir individuel comme collectif : dans kaspar de pierre déjà, mais aussi dans un livre à paraître en 2023 outrechanter, et là dans chaque moment de l’écriture des corps caverneux. Je m’intéresse à ce qui se joue en commun dans le collectif et chez un individu, à singulariser la foule, d’où ma difficulté à écrire depuis le « nous », voulant conserver la singularité de chaque être du collectif. C’est aussi la raison du je et de l’adresse à un tu ouvert et général. C’est la visée politique du poème, qui est politique autrement, singulièrement ce qui n’empêche pas sa dimension générale.

J’observe notamment comment bien des individus, et je n’ai pas toujours échappé à la règle, sont incapables d’infléchir leur voie et ont souvent besoin de toucher le fond (burn out, maladie, dépression, violence, ruine, fuite en avant …) avant d’être capables de se transformer : cette force d’inertie que l’on a, impuissants à transformer nos structures psychiques ou affectives, incapables d’agir sur nos répétitions, me rappelle ce leurre de singularité que nous tend la société de consommation et ses identités préfabriquées. On gèle en nous le mouvement, l’élan, la contradiction. Nous n’arrivons pas à sortir de cette économie qui nous ensevelit, happés par le confort, on laisse faire, on regarde impuissant des tendances fascisantes émerger. On observe combien les forces consuméristes, réactionnaires, nationalistes, racistes, grattent l’être humain dans le sens du poil, de la conservation. Contre ces tendances mortifères, que pouvons-nous faire ? Bien sûr la poésie n’est pas engagée directement, comme une sorte de tract : il existe une poésie engagée en ce sens-là. Mais pour moi, il y a en effet un engagement du côté de la liberté de la poésie qui se joue dans le temps, dans le fait de déjouer avec la langue les mécanismes pétrificateurs, à tenter de re-singulariser la pensée, les affects. Or la société marchande a bien compris qu’il fallait produire un art pseudo underground pour continuer à se maintenir, « gérer » l’art pour qu’il perde de sa grande transgressivité. Le libéralisme fait ventre de tout.

1652682379 239 Laure Gauthier A trop assecher et formaliser le poemeSi on ne relève pas la tête et continue à foncer dans le mur, on tombera dans une dictature, et un certain nombre de personnes préfèrent ne pas avoir le choix, il faut se souvenir de Pierre Drieu la Rochelle ou d’Ernst Jünger, fascinés par l’ordre fasciste puis nazi. En dernier ressort, il y a le choix des armes. C’est ce que dit le texte. Ce n’est pas un appel à la révolution par les armes dans mon texte, les armes sont une dernière extrémité, mais en effet, là encore, il faut regarder la mort en face, ne pas détourner le regard, il faut aussi appeler à la vigilance et savoir que prendre les armes est une dernière extrémité mais aussi une possibilité. Mon texte dit qu’il ne faut pas oublier que ça peut finir ainsi. Qu’on n’ait plus d’autre choix. En écrivant cela j’espère bien sûr le contraire, et en appeler aux forces vives, contribuer parmi des milliers d’autres textes à faire prendre conscience de certains mécanismes afin de les éviter. Je ne pensais pas être rattrapée par l’actualité et voir des auteurs, des traducteurs, des musiciens prendre les armes en Ukraine. Faut-il en arriver là ? Le texte est un appel à la vigilance et à travailler en profondeur à retrouver des couches profondes de notre être : je ne peux travailler qu’à l’écriture, à chercher la langue qu’il me semble falloir, offrir ce texte aux autres, à espérer que certaines choses fassent étincelles et donner l’énergie de voir plus avant, apporter de la lumière dans tous les sens du terme.

Je vois aussi dans les réécritures après la publication du texte la formulation d’une vigilance poétique et politique vécues : en écrivant le texte dès 2017-2018, j’ai aussitôt pensé à des chantiers de réécriture qui la traversaient. J’imaginais dès lors une musique des cavernes, après avoir traversé de nombreuses cavernes, et j’en formulai les premières notes, je les entendais : je savais que des compositeurs, des musicien.ne.s traverseraient ma route et cela a été le cas avec Pedro García Velásquez avec l’installation que l’on a conçue à trois, avec Pedro et aussi Augustin Muller : Remember the future (création à Césaré-cncm 24 mars 2022, production Le Balcon). C’est le cas avec Olivier Mellano : nous avons créé ensemble la lecture-concert du texte que nous prolongerons dans une traversée musicale plus ample à la recherche de l’écriture d’une musique des cavernes. Après la Maison de la poésie, nous ferons résonner le texte et la musique le 19 novembre dans la grotte de Lacave (Lot) dans le cadre du Festival Résurgences. Confronter la musique des cavernes à une caverne. Inventer ensemble, dans le réel, une musique des cavernes entre poésie et musique, et réaliser cette vision que j’ai eue en 2018 et que j’ai continué de formuler ensuite. Il en va de même pour « désir de nuages » : le compositeur François Paris l’intègre pour partie à la pièce Les tournesols noirs que j’ai écrit pour lui et pour l’ensemble vocal Musica 13 (création prévue au printemps 2023 à Marseille). Ces réécritures permettent de faire entendre d’autres aspérités du texte, de les confronter autrement au présent, de travailler sur le temps du concert, celui de l’installation, et de faire résonner cette vigilance autrement. Ce sont des mouvements poétiques que j’envisage dès le début et qui me ramène aux premières esquisses et sont des espaces bouillonnants entre matière et idée. Ces réécritures également ont une dimension politique au sens large, elles font résonner autrement le texte. Oui les corps caverneux et ses réécritures, qui sont comme autant d’anneaux de Saturne, sont des appels à une vivante vigilance.

Laure Gauthier, les corps caverneux, Lanskine, février 2022, 136 p., 15 €

Lecture avec Olivier Mellano à la Maison de la Poésie en avril 2022

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Laure Gauthier : « À trop assécher et formaliser le poème, on le tue » (les corps caverneux)

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