Joseph Tonda, les ondulations de Nicki Minaj et l’impérialisme colonial de la valeur | Africultures

Le sociologue et anthropologue Joseph Tonda a publié « Afrodystopie – La vie dans les rêves d’autrui » aux Editions Karthala. Avant de nous plonger dans sa lecture, Anne Bocandé a rencontré l’universitaire lors de la parution de son précédent « L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements ». Un entretien initialement présenté dans la Revue « Sociologie et sociétés africaines » en 2019.

 

Joseph Tonda les ondulations de Nicki Minaj et limperialisme colonialComment est né ce livre L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements ?

Joseph Tonda : Entre autres faits qui l’ont imposé à mon imagination, il y a cette insolite statue géante de l’ancien colonisateur Pierre Savorgnan de Brazza qui trône à Brazzaville, ruisselante de lumières, donc éblouissante, et qui a intensifié des pensées de mort dans une population qui venait de vivre une décennie de violences meurtrières ; l’on disait que le Mausolée Brazza dont cette statue est une composante était un dispositif de capture des âmes des Brazzavillois. J’ai alors pensé à la légende urbaine née en situation coloniale dans l’ancien Congo-Belge, qui faisait état d’un Blanc qui, roulant, la nuit, dans une voiture, transformait les Noirs en cochons par les éblouissements des phares de cette voiture. La légende racontait ainsi l’expérience africaine de la violence animalisante des lumières de la machine capitaliste coloniale. Les éblouissements se sont progressivement imposés à moi comme un concept ou une métaphore heuristique pour penser la machine capitaliste à l’ère néolibérale, non seulement en Afrique centrale, mais aussi ailleurs.

 

Qu’est-ce que l’éblouissement comme concept ?

Joseph Tonda : L’éblouissement produit de l’ombre, plonge dans le noir, aveugle et permet paradoxalement de voir des choses, mais autrement qu’elles ne sont. Car il est synonyme de fascination, d’émerveillement, de séduction, de subjugation, de transport, bref, de phénomènes qui engagent directement le corps et le psychisme, le corps et la pensée.  Ce n’est pas l’idéologie, ni l’imaginaire, c’est autre chose. Ces phénomènes ne s’épuisent ni dans l’idéologie, ni dans l’imaginaire entendu comme irréalité ou illusion sans manifestation physique. Disons plutôt qu’ils sont des radicalisations de l’imaginaire et de l’idéologie. La définition de l’imaginaire que je retiens prioritairement est celle de Deleuze, où l’imaginaire ce n’est pas l’irréel, mais l’indiscernabilité du réel et de l’irréel. Plus que l’idéologie, plus que l’imaginaire, au sens courant, ce qui caractérise les éblouissements, ce sont les expériences physiques des possessions, des oppressions, des obsessions, des hantises, des présences dans les corps et dans les esprits des figures de l’imaginaire, sources des folies ou des délires collectifs.  Mon hypothèse est que l’éblouissement serait paradoxalement le stade suprême de la société du spectacle, développée par Guy Debord.

 

Pourquoi « paradoxalement » ?

Joseph Tonda : L’impérialisme des images, des éblouissements, est un impérialisme dont l’action est physique, et relève de ce qu’on appelle couramment la pensée magique. Le Robert et Le Littré disent que les éblouissements peuvent consister en des troubles de la vue provoqués par une cause interne, une congestion cérébrale, par exemple. L’idéologie, de manière ordinaire, ne vient pas d’une cause interne qui serait de l’ordre d’une congestion cérébrale, même si elle est destinée à troubler la vue, à faire voir le monde selon ses vues, qui sont les vues des producteurs de l’idéologie. Elle est une manière particulière d’exploitation de l’imaginaire, au sens où il signifie chez Castoriadis la faculté de produire des images. Ce qui distingue les éblouissements de l’imaginaire et de l’idéologie, c’est le fait que les éblouissements affectent physiquement la vue. Lorsqu’on est ébloui par des phares d’une voiture, ou par la lumière du soleil, on le ressent physiquement. Les images qui éblouissent, les phénomènes éblouissants opèrent physiquement sur les capacités de voir clair. Lorsque ces forces sont intérieures aux sujets, elles les troublent, les obsèdent, les oppressent, les oppriment, les possèdent, les hantent en ce sens qu’elles font des corps de ces sujets leurs colonies, leurs possessions. La pensée magique se manifeste par ces phénomènes de possession des corps et des esprits par des forces invisibles. Il s’agit des forces invisibles aux yeux de ceux qui ne vivent pas ces éblouissements provoqués par l’action, à l’intérieur de leur corps et de leur psychisme, de ces forces. Le paradoxe des éblouissements s’explique par le fait que ceux-ci, par leur dimension physique, corporelle, ramènent et enferment les sujets dans la sphère des phénomènes magiques qui font de leurs corps des colonies des forces invisibles. Chez Debord, le réel s’éloigne dans la représentation. Dans les éblouissements, le réel s’incarne, se vit dans les corps, il est immédiat, même et surtout lorsqu’il est produit collectivement comme fiction, non pas au-delà de la matérialité des rapports sociaux comme dans le néolibéralisme[1], mais comme dans la pensée magique. Il reste que dans la pensée magique comme dans la logique du néolibéralisme, nous avons affaire au pouvoir de l’hallucination collective qui travaille à l’amenuisement des limites qui séparent les dedans du rêve et les dehors de la réalité.

Pour Guy Debord, le spectacle est «un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images », à des fins de maintenir la reproduction du pouvoir et de l’aliénation. Qu’est ce qui est fondamentalement différent de cette thèse de Debord ?

Joseph Tonda : Ce qui est fondamentalement différent de la thèse de Guy Debord, c’est le fait que je souscris pleinement à la thèse de Marx selon laquelle le capitalisme fait encore partie de la préhistoire de l’homme. Cette thèse, qui repose sur l’idée selon laquelle la valeur fonctionne comme le « sujet automate » du capitalisme, fait de cette dernière l’équivalent des notions comme le mana ou le totem, mais également, des notions africaines comme l’évus des Gabonais, le kundu  ou likundu des Congolais, le djambe des Camerounais[2]. Cette « force » africaine, immanente aux corps et donc à la société, dont le principe est de « manger » , c’est-à-dire de détruire les autres, mais aussi, d’élever les uns au détriment des autres, de creuser des écarts, de justifier ou d’expliquer des inégalités dans tous les domaines fait du corps le terrain des luttes, un champ de bataille, qui justifie, comme on le dit en Afrique centrale, des blindages, afin de le rendre imperméable aux forces destinées à le pénétrer, à l’envahir, à en faire leur colonie.  Mon livre peut être considéré comme une anthropologie et une sociologie de la valeur, comme le soutient Simona Taliani[3]. Ce qui distingue ma thèse de celle de Debord, c’est cette immanence corporelle de la puissance équivalente à la valeur chez Marx. Dans L’impérialisme postcolonial, je donne des exemples très concrets de la manière dont cette « force », que je qualifie comme spectrale, agit dans les corps et pas de façon métaphorique. Les exemples que je cite sont ceux de deux  Français blancs habitant Libreville. Il est certes question, dans ces exemples, d’un rapport social ébloui entre personnes médiatisé par des images, mais ce qu’il convient d’ajouter, c’est que ces images agissent comme des sujets, des êtres dont l’expérience de l’action est physique.

“Vous n’allez pas me croire, mais tout ce qu’on raconte à propos de l’Afrique et bien c’est vrai. Je suis tombée complètement folle d’un type complètement nul et qui me maltraite. Il est avec moi pour l’argent, ou celui qu’il imagine que j’ai, bien sûr, car je suis Blanche. […] C’est comme si une force invisible me ramenait vers lui […] je deviens folle. Je suis persuadée qu’il m’a jeté un sort”

Nous avons ici l’exemple même de l’impérialisme noir : une Blanche est possédée physiquement, si je puis dire, par l’image du Noir ; en même temps, un Noir est possédé par l’image de la Blanche. Les deux sont dans un rapport de possession réciproque. La possession est un pouvoir obscur, qui réveille des forces obscures de l’inconscient. Voilà le sens de noir ; l’impérialisme postcolonial est un impérialisme noir comme l’éblouissement.

 

Vous qualifiez l’impérialisme de cette société des éblouissements, comme postcolonial. Cette notion situe donc votre propos dans l’histoire coloniale et d’après les indépendances des années 1960.

Joseph Tonda : Cet impérialisme fonctionne sur la base des images construites pendant la période coloniale. Quand Freud parle de la femme comme “continent noir de la sexualité”, il parle de l’Afrique, continent colonisé mais mystérieux, envoutant, source de cauchemars et de rêves, source de fascination. Ce sont des images construites en partie avant la colonisation, avec la traite. Pour Hegel, l’Afrique est dans le noir, elle n’est pas dans la lumière. Et pour faire entrer les Africains dans la lumière, ces gens qui ne sont pas dans l’histoire mais dans l’animalité, il faut les faire travailler. Pour les humaniser. C’est une des justifications idéologiques de la traite. L’histoire du Noir est associée à l’obscurantisme, aux ténèbres qui font du Noir une image-écran de la valeur et de la libido. Une image-écran qui a colonisé l’inconscient des sociétés euro-américaines jusqu’à aujourd’hui.

 

Que s’est-il passé pendant la rencontre coloniale ?

Joseph Tonda : Vous vous souvenez du récit de Conrad racontant sa remontée de l’immense et terrifiant fleuve Congo qui, avec cette nature luxuriante et impressionnante, est proprement éblouissant. Lors de cette remontée du fleuve, les voyageurs rencontrent des gens qu’ils voient comme des êtres préhistoriques, comme des fous sortis de l’asile. Ils se demandent s’ils sont des êtres humains. Le plus difficile pour Marlow, le narrateur, sera de croire que malgré leur allure et leur aspect préhistorique, ces êtres sont ses contemporains. C’est le plus dur à accepter pour lui. C’est cela le résultat de l’éblouissement de la rencontre du côté occidental : produire ou intensifier la pensée magique qui fait voir des Noirs comme des êtres préhistoriques, des fous et malgré tout se convaincre, dans une sorte de déchirement moral, de dissonance cognitive, qu’il s’agit de contemporains. Du côté africain, l’éblouissement de la rencontre produit la même pensée magique qui fait voir les Blancs non pas comme des êtres humains, mais comme des fantômes, des morts qui reviennent, comme tous les revenants, visiter les vivants. Ils seraient leurs ancêtres.

Chacun renvoie son protagoniste blanc ou noir à son passé. Chacun voit l’autre selon les schémas mentaux produits par sa socialisation et qui se mettent à l’œuvre dans les éblouissements de la rencontre. Ce n’est pas seulement la socialisation par la machine capitaliste qui produit les éblouissements. Il y a aussi celle faite par les machines symboliques africaines. Cela dit, je pense que la rencontre est un seuil qui précipite dans le moment colonial. Un seuil où, comme sur tous les espaces liminaux, s’active, s’intensifie la pensée magique. L’image de l’Autre ainsi produite par les éblouissements du seuil, va coloniser durablement, voire définitivement les inconscients. L’image fascinante du Noir, être préhistorique, primitif, éblouissant par ses muscles, sans intelligence, dont le cerveau est constitué par un immense pénis, cela se construit à partir du seuil que sont la traite et la colonisation. L’image du Blanc, être de Lumière, fantôme éblouissant, se construit également sur ce seuil. L’impérialisme postcolonial est l’impérialisme qu’exercent ces images produites à l’occasion de la rencontre et qui vont coloniser les inconscients jusqu’à aujourd’hui. Une image est toujours en même temps un écran. C’est pourquoi elle est littéralement une image-écran : elle montre mais en même temps elle masque.

 

« Ce que l’impérialisme postcolonial et son dispositif des éblouissements mettent au jour, c’est l’indépassable colonialisme noir dont le territoire, ou la possession, est la psyché de la race et de la valeur, depuis la traite et la rencontre coloniale racontée par Conrad »

 

Comment, à l’heure actuelle, les écrans, les images-écrans, amplifient-ils cette pensée magique héritée de la période impériale et coloniale et que vous reliez aux rites religieux et traditionnels, comme le culte bwiti au Gabon ?

Je raconte, en ouverture du livre, comment une Européenne de 40ans, mariée à un Gabonais, préparant une thèse de Doctorat dont le champ d’étude est le bwiti, dit avoir vu, lors de son initiation, en regardant fixement le soleil, une « petite fille » et une « boule verte » qui sont des réalités de sa vie antérieure. Cette vision s’inscrit dans le cadre de ce qu’on appelle, dans le bwiti, un « voyage ». Ce voyage qui se fait en regardant le soleil commence par des goutes « hallucinogènes » (c’est son mot), que lui met dans les yeux son père initiateur. Des « gouttes qui font mal », dit-elle, mais après la douleur, on peut ouvrir les yeux, regarder le soleil et voir des choses. Elle souligne un fait intéressant : on ne voit pas le soleil, mais une clarté forte, donc un éblouissement. Le soleil, souligne-t-elle, c’est comme une porte fermée qui s’ouvre après que les gouttes ont été mises dans les yeux. On a alors accès à un « autre monde ». Ce qui frappe dans cette expérience, c’est le fait que l’auteure déclare ne pas voir le soleil mais à la place, elle voit une « clarté forte ». Tel est l’éblouissement par les machines à écran : dès que les écrans sont allumés, on ne les voit plus, on voit des images, et on peut même vivre, comme dans l’exemple d’un film comme Avatar, l’expérience d’être à l’intérieur des scènes et de « voyager », comme lors du voyage dans le bwiti.

Il faut cependant retenir que dans son principe, un écran sert à voiler, à se protéger, comme le dit le dictionnaire, de l’ardeur trop vive du foyer. L’on sait par ailleurs qu’une société-écran est une société qui en cache une autre.  Articulé à la métaphore heuristique de l’éblouissement, le principe de l’écran donne à l’impérialisme postcolonial, impérialisme des éblouissements, impérialisme des images-écrans, une signification qui renvoie à la notion d’aveuglement. Les éblouissements aveuglent, et lorsqu’ils sont produits par des écrans et des images-écrans dans lesquelles on voit des « choses », le paradoxe de l’aveuglement qui permet de voir définit la nature de ce que j’appelle la société des éblouissements, dont ce livre fait la critique. La thèse que je soutiens est que les éblouissements écraniques des ondulations de Nicki Minaj dans son clip Anaconda, servent à « tuer les yeux » sur l’impérialisme colonial de la valeur, le « sujet automate » du capitalisme, et donc à intensifier la pensée magique qui lui est consubstantielle ; une pensée magique que les églises de la mouvance charismatique pentecôtiste intensifient en tant qu’agents de fonction de la valeur. Ce n’est pas un hasard si ces églises visent à posséder des empires télévisuels où elles travaillent à la colonisation des inconscients par la figure du Diable, qu’elles voient partout, exaspérant ainsi le schème persécutif de la pensée magique où l’Autre est soupçonné comme la figure de la Bête qu’il s’agit de détruire. N’oubliez pas que la figure de la Bête comprend deux faces : la face de la valeur matérialisée par l’argent, que Marx qualifie de  « prostituée universelle », et la face de la libido, que Freud appréhende sous la figure du désir sexuel. Bref, c’est de cette manière que les écrans et les images-écrans, à l’exemple du Diable, amplifient la pensée magique héritée des périodes précoloniales et coloniales.

Le racisme est donc encore un héritage de cette rencontre coloniale et de ces pensées magiques ?

Joseph Tonda : J’essaie de montrer que le racisme est une religion et que les religions d’aujourd’hui sont toutes liées aux machines à écran qui éblouissent et reproduisent la pensée magique. L’éblouissement comme je vous l’ai dit, consiste à plonger dans le noir, à voir l’autre autrement qu’il n’est. A ce titre, il est lié à la propagation de la pensée magique dont le racisme est une traduction. Car la pensée magique constitutive du racisme conduit à voir que l’autre est dans le noir, qu’il est noir et qu’il faut l’en sortir, au besoin par la force des armes, au nom de Dieu qui incarne la Race pure, la Race des croyants ou des fidèles. Le racisme est donc une religion dont le Dieu est la Race et les « élus », les « convertis » sont des images de ce dieu. L’éblouissement religieux, qui répand la pensée magique, fabrique ainsi le noir comme couleur négative, couleur du démon, et le blanc comme couleur positive, couleur divine, même si ces couleurs n’ont pas la même signification dans toutes les religions ni à toutes les époques. A l’appui de la traite esclavagiste et de la colonisation, les éblouissements chrétiens ont institué une hallucination collective que les machines à écran du capitalisme, le cinéma et par la suite la télévision et les autres machines à écran travailleront à intensifier en puisant dans les économies du désir et de la valeur, puissances éblouissantes qui rapprochent Oussama Ben Laden, de Nicki Minaj, DSK de Nafissatou Diallo.

Qu’ont-ils en commun ?

Joseph Tonda : Ce que ces personnes ont en commun, c’est d’être des agents de fonction de l’impérialisme postcolonial.  Nafissatou Diallo, DSK et Nicki Minaj sont des figures symboliques de la Bête dans ses deux faces de Janus de la libido et de la valeur. Quant à Oussama Ben Laden, il est comme les djihadistes, un agent de fonction du même impérialisme par l’exploitation qu’il a faite de la machine capitaliste à éblouissement, à savoir la télévision, Internet et tous les dispositifs vidéos qui ont servi au bombardement et à la colonisation des inconscients par des images extrêmement violentes dans le monde entier. Nafissatou Diallo, selon l’inconscient colonial réactualisé lors des éblouissements écraniques de l’affaire dite DSK-Nafissatou, est la métonymie de l’Afrique, « continent noir de la sexualité », selon le mot de Freud dont j’ai déjà parlé. En effet, la femme fut comparée par Freud au continent noir qu’est l’Afrique. Tel est le corps-sexe  de Nafissatou Diallo, corps-sexe sombre, mystérieux, sorcier, corps-sexe des rêves et des cauchemars des civilisés ; en d’autres termes, corps-sexe qui fait de l’inconscient de la civilisation son territoire, sa possession ou sa colonie, car, depuis le noir de cette possession,  il obsède, envoute, fascine, terrifie l’inconscient individuel de chaque civilisé euro-américain, parce qu’il est noir comme la nuit, noir comme l’éblouissement,  pour reprendre la formule d’Annie Le Brun. Ce corps-sexe noir comme l’éblouissement de Nafissatou Diallo, puissance colonisatrice de l’inconscient euro-américain est dans ma conception, un agent de fonction de l’impérialisme postcolonial. Au même titre que celui de DSK. Car DSK est dans les représentations euro-américaines, la figure noire de la Bête sexuelle ; comme il  en est celle de la Bête en tant que figuration de l’Argent, matérialisation de la valeur, le « sujet  du capitalisme ». Ancien patron du FMI, une institution sous commandement de la valeur qui imposa les plans d’ajustements structurels sur le « Continent noir » de la sexualité qu’est l’Afrique, au motif de le rendre plus « rationnel » et donc pour le sortir de son « mysticisme », de ses « sorcelleries » de ses « envoutements »,  de son « irrationalisme », bref, pour l’inscrire dans la rationalité néolibérale où chacun doit savoir se vendre,  DSK est l’incarnation de la Bête, c’est-à-dire du Noir,  au titre à la fois de puissance de la libido et d’incarnation de la valeur. Sa relation sexuelle avec Nafissatou Diallo fut donc placée sous le régime de l’imaginaire de la Bête. Et quand Michel Rocard dira de DSK qu’il est un « fou », et Marcela Iacub qu’il est un porc, c’est-à-dire une bête sexuelle, l’on retrouve  l’imaginaire du fou et de la bête en tant qu’imaginaires du capitalisme colonial. Il faut ajouter que Nafissatou Diallo a été soupçonnée d’être une prostituée, et que la relation sexuelle entre ces deux incarnations de la Bête à l’ère néolibérale, fut une relation tarifée, et donc sous le commandement de la valeur, le vrai sujet du capitalisme, matérialisé par l’Argent, la prostituée universelle, selon Marx.  L’on peut dès lors comprendre pourquoi je considère que les éblouissements écraniques de cette « affaire »  relèvent de l’impérialisme postcolonial, impérialisme des images-écrans et des images d’images colonisatrices de l’inconscient euro-américain possédé, obsédé, oppressé, opprimé par la puissance noire de la Bête. C’est en cela que l’impérialisme postcolonial est l’impérialisme du noir dans l’inconscient du capitalisme néolibéral. La « réussite » de Nafissatou Diallo, devenue semble-t-il une femme d’affaire aux Etats-Unis, s’inscrit parfaitement dans les logiques du rêve américain porté par l’Argent, la prostituée universelle. DSK et Nafissatou Diallo, de ce point de vue, sont des agents de fonction de l’impérialisme postcolonial, impérialisme de la valeur et de la libido, de l’Argent et du Sexe, impérialisme de la pensée magique, c’est-à-dire la pensée qui fait voir des êtres humains en bêtes, pensée bombardée par les machines à écran du capitalisme néolibéral : les télévisions, les ordinateurs, les téléphones portables, etc.

Ces machines capitalistes à écran d’aujourd’hui s’inscrivent donc dans  la logique de la machine capitaliste du temps colonial, cette voiture  dont les éblouissements des lumières des phares au Congo furent rendus responsables de la transformation des Noirs en cochons et les Blancs comme les Noirs en anthropophages. La machine capitaliste à écran qui nous éblouit aujourd’hui est celle dont les djihadistes se servent pour éblouir ceux dont ils colonisent l’inconscient pour leur faire désirer la mort et donner la mort à ceux qu’ils voient comme les figures de la Bête. La Race de la Bête, est donc aujourd’hui comme hier, le produit des éblouissements de la machine capitaliste, dans ses complicités perverses avec les machines précapitalistes des sociétés.  Cette race de la Bête, est celle dont les éblouissements de la machine capitaliste donnent à voir dans les ondulations serpentines de Nicki Minaj, dans Anaconda, l’un de ses clips les plus significatifs du point de vue de la théorie de l’impérialisme postcolonial. Cette Race est celle que veulent exterminer les djihadistes, en bon agents de fonction de l’impérialisme postcolonial, l’impérialisme du mythe colonisant le présent pour le transformer en présent perpétuel.  Voilà ce qu’ont en commun Oussama Ben Laden, Nicki Minaj, DSK et Nafissatou Diallo.

Vous développez particulièrement cette notion de puissance de l’image dans le dernier chapitre sur Nicki Minaj : “Anaconda, seuil critique de l’impérialisme postcolonial”.

Joseph Tonda : Nicki Minaj est censée être noire, elle est censée onduler de tout son corps lubrique dans une forêt profonde qui pourrait être une forêt africaine ou amazonienne [dans le clip Anaconda]. Elle est dans une forêt, espace sombre, espace des ténèbres, des fantasmes, des cauchemars, des rêves. Espace synonyme de sauvagerie.  Il y a une association entre ce corps noir qui ondule et qui réveille le désir sexuel dans une forêt noire qui pourrait être alors la forêt du continent noir de la sexualité. Et il y a la référence à l’anaconda, le serpent le plus dangereux, le plus long. Le serpent c’est le diable dans la mythologie judéo chrétienne. Le diable c’est la bête, mais la bête c’est quoi ? C’est le Noir chromatique, la construction de ce Noir. Et la bête c’est le sexe (la bête sexuelle) mais c’est aussi l’argent dans la Bible. Voilà comment le capitalisme pour faire vendre son produit, Nicki Minaj, est obligé d’exploiter son inconscient le plus noir, le plus sombre, la part de l’inconscient la plus colonisée par les images produites par la traite et la colonisation. Pour réveiller ses images et faire désirer le produit qui est une marchandise. Le faire désirer par tout le monde. C’est très pervers.

« L’impérialisme postcolonial, dont le principe est les éblouissements, est donc cet impérialisme qui constitue chacun en son propre ennemi intérieur », écrivez-vous alors. C’est à dire ?

Joseph Tonda : Le principe constitutif du racisme lié aux éblouissements, et donc à l’impérialisme postcolonial, va effectivement jusqu’à constituer chacun de nous en son propre ennemi intérieur. J’ai vécu personnellement cette réalité au Congo-Brazzaville, lors de la guerre de 1997. C’est l’occasion de souligner le fait que ce livre ne rend pas seulement compte d’un « terrain » (comme nous le disons dans le jargon sociologique et anthropologique) dont je serais un « observateur extérieur », non impliqué dans les situations dont il traite. Il est construit à partir de plusieurs expériences physiques, corporelles, d’intensification de la réalité sur des seuils. Et la guerre est un seuil, ou si l’on veut, un continuum de seuils producteurs d’éblouissements. L’expérience d’une mort qui peut survenir d’un instant à l’autre, dérange le cerveau et lorsque l’on se retrouve face à un tueur froid, incarnation vivante des personnages de cinéma américain, l’on vit véritablement les éblouissements du seuil. J’ai vécu cette « expérience » qui a fait de mon corps mon ennemi intime, dont les tremblements, les sudations, les blêmissements, les signes de nervosité pourtant compréhensibles étaient susceptibles d’être interprétés par le tueur connu sous le nom de Johnny Chien méchant, comme des preuves de ce que je me reprochais quelque chose, que j’étais un ennemi se sachant démasqué. J’eus l’expérience hallucinatoire du corps du tueur confondu au corps du bar où il était entré et où je me trouvais avec d’autres citadins ayant fui la ville, lieu où nous exercions nos professions. Le corps de Johnny Chien méchant, à la fois image et réalité, était à proprement parlé une image-corps qui se confondait aux murs, aux tables, aux chaises, aux verres et aux bouteilles du bar. Le corps de chacun d’entre nous, sur le seuil de la mort, était devenu notre ennemi intime et un agent de fonction de l’impérialisme postcolonial incarné par une image-corps, un personnage de cinéma hollywoodien. Un impérialisme intangible qui discrimine dans l’intégrité des sujets, en engendrant des ruptures, en causant des discontinuités inquiétantes entre leurs corps et leurs psychismes, ce qui les conduit à se vivre comme d’autres d’eux-mêmes, et donc à se constituer comme leurs propres ennemis intimes. La situation que j’avais vécue est certes extrême, mais l’idée que j’en ai retirée est qu’elle était un révélateur des logiques de l’impérialisme postcolonial, impérialisme des images-corps, impérialisme des seuils, impérialisme des éblouissements qui nous font voir le monde à travers une hallucination collective, porteuse de racisme et de pensées meurtrières contre les autres, mais aussi, contre nous-mêmes.  Une femme qui déclare être possédée par un « homme nul » qu’elle ne peut cependant pas quitter, parce qu’elle l’a « dans la peau », est prisonnière de son propre inconscient colonisé par l’image du noir aux puissants pouvoirs noirs de la sorcellerie, pouvoirs construits par le racisme colonial que reproduit le racisme de l’ère qui vient après la colonisation. Cette femme est son propre ennemi intime. L’impérialisme postcolonial, est un impérialisme profondément pervers.

Il y a donc dans ces inconscients colonisés, un rapport de domination qui se perpétue avec l’Occident comme producteur de lumières aveuglantes et mondialisées ?  

Joseph Tonda : Oui, les inconscients colonisés sont dans un rapport de domination qui se perpétue, comme vous dites, avec l’Occident construit comme producteur de lumières aveuglantes, de surcroit mondialisé. Plusieurs cas d’étude présents dans ce livre l’attestent. Ce qui cependant doit être souligné, et qui caractérise l’impérialisme postcolonial, c’est le fait que les éblouissements de la valeur, l’agent de fonction dominant de cet impérialisme, se conjuguent avec les images et figures des imaginaires propres aux historicités africaines d’avant la rencontre, pour constituer des magmas éblouissants, c’est-à-dire qui « tuent les yeux », empêchant ainsi de voir la complexité, voire l’obscénité des logiques à l’œuvre. Cela conduit les protagonistes dont les inconscients sont colonisés par les complicités perverses de la valeur et des puissances africaines du reste diabolisées, à vivre des nostalgies et mélancolies postcoloniales qui s’expriment par exemple, pour les intellectuels, dans le fait d’imaginer une puissance africaine non colonisée par des esprits du capitalisme ; ou encore d’imaginer une Afrique des solidarités paradigmatiques, gouvernée par des biopolitiques exemplaires, oubliant que la violence structurelle de la sorcellerie relève d’abord des rapports intimes entre « parents ». Du côté des Euro-Américains, l’illusion de vivre à nouveau une vie débarrassée d’une extériorité décivilisante  des barbares musulmans ou noirs, relève de ces nostalgies et mélancolies postcoloniales.

La notion d’aliénation chère à Marx et celle de “négrification du monde” dont parle Mbembe pour faire le lien justement entre la période de la traite et celle du capitalisme mondial, ne sont pas des notions présentes chez vous. Pourquoi?

Joseph Tonda : Je préfère parler de colonisation pour rendre la chose plus forte. Cette occupation et cette possession des inconscients qui produisent des obsessions, génèrent des oppressions, c’est du colonialisme des images. Le terme d’aliénation est trop faible selon moi. Achille Mbembe parle du “devenir nègre du monde”. Je suis un lecteur passionné d’Achille. Mais mon approche est que les Euro-américains, comme les Africains et d’autres individus à travers le monde, sont tous plongés dans le noir , aveuglés par les éblouissements  des machines-écrans du capitalisme. Ces machines à écrans leur font voir le monde autrement qu’il n’est. C’est donc le noir qui colonise leur inconscient qui trouble leur vue. Ce noir n’est pas chromatique, il est le produit d’un « travail », le travail que réalise la valeur, le sujet automate du capitalisme, dans ses complicités perverses avec des « valeurs » dites traditionnelles, des modes de pensée constitutifs des traditions ou des historicités particulières, spécifiques. Le Noir chromatique est de ce point de vue le produit de ce « travail ». La nuit, les ténèbres, le noir qui colonisent tous les inconscients sont universels et c’est le travail que réalise la valeur en les exploitant qui produit le nègre. Le noir est donc plus radical que le nègre qui en est son produit. Je résume donc en disant que ce qui éblouit, c’est la valeur entrée dans des complicités perverses avec les puissances noires africaines : le djambe des Camerounais qu’a étudié Peter Geschiere, l’evus des Gabonais, et d’autres puissances noires de la pensée magique présentes dans l’inconscient des sociétés.  Elles sont à l’œuvre dans les sociabilités où l’on vit de nos jours ailleurs chez soi. Vivre ailleurs chez soi, c’est vivre sur les seuils que produit le capitalisme et dont le principe, à l’ère néolibérale, est de précipiter l’amenuisement des limites entre les dedans du rêve et les dehors de la réalité, parce que les gens sont pris dans l’hallucination générale du capitalisme, à l’exemple du petit Modogo étudié dans le livre, dont les parents disent qu’il est irréductiblement possédé par le cinéma du diable.

Vous développez beaucoup le lien avec le sacré, le fétichisme pour décrire cette société des éblouissements. Vous y évoquez notamment le rôle des Eglises pentecôtistes mais aussi de la franc-maçonnerie. Pourquoi ?

Joseph Tonda : Les églises pentecôtistes fonctionnent sur le principe de la violence, par les discours, par la délivrance et les exorcismes qu’elles font. Leur discours porte sur la noirceur du monde occupé, possédé, oppressé, hanté par Satan. J’ai été frappé il y a deux ans, lors d’une enquête que je faisais dans une église pentecôtiste à Brazzaville, par le discours anti-intellectualiste du pasteur pour qui Satan prend la figure des   intellectuels, et surtout des médecins ! Pour lui, la guérison ne peut être que spirituelle. Cette attitude anti-intellectualiste je la retrouve chez certains sociologues ou anthropologues, pour qui la sociologie et l’anthropologie des religions sont des disciplines où l’on doit prêcher la foi pentecôtiste à des étudiants. Ruth Marshall avait observé un phénomène pareil au Nigéria. Ces sociologues et même leurs étudiants entrent dans des colères noires, dignes des furies djihadistes, lorsque, par exemple, je dis que la Bible est un récit mythique…J’ai même entendu certains professer, lors des soutenances de Masters, que la Bible était un livre de sociologie. Marx, Durkheim, Mauss, Malinowski, Lévi-Strauss, Bourdieu, etc., sont ainsi destitués de leurs trônes scientifiques par ces éblouis de la foi pentecôtiste. Ce qui est intéressant, ce n’est pas seulement leur désir d’exterminer, au nom de Jésus,  ceux qu’ils considèrent comme des païens et qui enseignent Marx, Durkheim ou Bourdieu…ce qui est révélateur du colonialisme des éblouissements, c’est le fait  qu’il arrive qu’on les surprenne à ventiler, les yeux rougis par les veillées fétichistes dans les cases des devins-guérisseurs, des colas mâchées avec du piment et d’autres « plantes fortes » devant des salles de classe, ou devant leurs bureaux, pour conjurer des esprits malveillants qui sont dans les corps des autres. Le fétichisme du piment et de la Bible est caractéristique des éblouissements de la foi et du sacré qui colonisent l’inconscient des Pasteurs et des sociologues postcoloniaux et postmodernes africains ! Une femme nganga, c’est-à-dire une femme exerçant le métier de devin-guérisseur que j’ai interrogée à Libreville, lors de mes enquêtes, m’a affirmé qu’elle connaît des pasteurs qui  la consultent pour chercher des protections contre les agressions en sorcellerie d’autres pasteurs. Elle affirme avoir enterré vivant des moutons dans certaines églises dans le cadre de ces protections. Comme l’attestent ces exemples, ces églises fonctionnent sur le principe de l’éblouissement que l’on vit sur des seuils. Ce faisant, elles intensifient la croyance en la sorcellerie, en précipitant leurs fidèles dans une temporalité précoloniale ou coloniale, et donc en les faisant vivre ailleurs dans ces églises. En intensifiant les croyances en la sorcellerie, en noircissant les coutumes, elles reproduisent la rencontre coloniale, c’est-à-dire ce seuil qui a produit les coutumes et traditions africaines en attributs du diable. C’est ce schéma colonial où la figure de l’autre africain est celle du représentant du diable qu’intensifient les éblouissements des prêches et des pratiques de délivrance ou d’exorcisme. C’est dans ce sens que ces églises sont véritablement des dispositifs de l’impérialisme postcolonial. Elles sont des machines de la magie du capitalisme à l’ère néolibérale. Quant à la franc-maçonnerie, ce que je peux en dire, c’est ce qui relève des imaginaires populaires et même de certains phénomènes étranges. Un exemple suffira : il existe sur Internet une vidéo d’intronisation de l’actuel président de la République gabonaise à la franc-maçonnerie !  Qui a filmé la scène ? Qui l’a mise sur Internet ? À quelles fins ? J’ai une hypothèse : le but de l’opération est d’éblouir les consciences, de les subjuguer, de réveiller et de conforter les schèmes anthropologiques du pouvoir qui a toujours une dimension mystique dans les imaginaires. Sur le plan sociologique, il s’agit de montrer que le président est bien le chef intronisé, et donc reconnu de toute la classe dirigeante.

 

“La violence de l’imaginaire est une violence qu’exercent des individus ou des groupes sur les autres ou sur eux-mêmes sous le commandement ou les ordres des forces de l’inconscient qui s’incarnent dans les images-écrans des top-models, des stars, des corps-sexes pornographiques, des Mercedes-Benz et de la richesse de la publicité, suivant le même registre de l’agentivité des apparitions divines ou diaboliques, des génies ou des puissances de la sorcellerie et du fétichisme. La violence de l’imaginaire s’exerce aussi bien sur les riches que sur les pauvres, sur les Blancs que sur les Noirs, tant son principe est la conscience partagée par les uns et les autres de la puissance agissante des figures de l’imaginaire qui l’administrent.”

 

L’imaginaire construit autour de la figure de Mami Wata notamment est selon vous symptomatique de “la puissance agissante des figures de l’imaginaire” aujourd’hui encore dans la société des éblouissements. C’est à dire ?

Joseph Tonda : Ce qui caractérise Mami Wata c’est qu’elle est une figure exemplaire de l’impérialisme postcolonial et donc de la pensée magique. Spontanément pensée comme une « femme blanche », avec ses longs cheveux abondants, ses lunettes dans certaines représentations, sa peau claire, Mami Wata est aussi une figure des génies des eaux ou de la forêt dans certaines cultures d’Afrique noire. Dans un excellent livre de Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata : La peinture urbaine au Congo, l’on voit bien comment cette figure de l’imaginaire est un complexe éblouissant de plusieurs imaginaires, même si – ce n’est pas un hasard- l’imaginaire dominant est un imaginaire qui en fait une « Banche ». Il s’agit cependant d’une Banche dont le bas du corps est représenté par une queue de poisson. On est alors plongé dans une mythologie caractéristique de la postmodernité et de la postcolonialité dominée par le schème de l’ « hybridité » et du « trans » : elle est transhumaine ou transanimale, transsexuelle et transraciale…Dans son clip Anaconda, Nicki Minaj évoque un peu cet imaginaire de la femme-serpent, femme-poisson, avec ses ondulations serpentines fortement sexualisées.  Cependant, ce qu’il convient également de souligner, c’est que Mami Wata, c’est la figure de la Bête. C’est la figure du Diable : figure du pouvoir, de la réussite matérielle, donc figure de la puissance. L’on dit que ceux qui sont sous la « protection » de Mami Wata, c’est-à-dire, en fait, ceux qu’elles possèdent, sont ceux qui commandent le monde et qui ont de la puissance économique. Avec Mami Wata, c’est la temporalité du mythe qui colonise le présent, qui fait du présent un présent perpétuel sous le commandement de la pensée magique. Il n’y a donc pas d’anticipation sur le futur, nous sommes dans ce que j’appelle dans mon prochain livre : l’afrodystopie qui se distingue alors de ce que j’appelle l’eurodystopie dont 1984, de George d’Orwell, inspiré par Nous, de d’Evgueni Zamiatine, est l’exemple classique.

En cela vous dites que Mami Wata encourage une patrimonialisation des identités culturelles dangereuses. Vous écrivez notamment : « L’orientalisme et l’ «africanisme » sont des dispositifs d’éblouissement, c’est-à-dire d’aveuglement, sur une réalité qui émerge aujourd’hui selon les logiques de la même puissance qui les a formés : le colonialisme du corps noir porteur de la valeur indifféremment capitaliste et libidinale qui s’exprime à travers la colonisation des magazines, des journaux, de la télévision, des défilés de mode en Occident »

Joseph Tonda : L’impérialisme postcolonial ce sont des relations perverses entre le temps du mythe, le temps des images et la réalité.  Cette relation perverse éblouit et provoque des oppressions et des fascinations, à partir de l’argent, du désir et de la libido. Dès lors, les politiques qui mobilisent aujourd’hui sur les passions ethniques, et qui insistent sur la dimension culturelle, empêchent de voir le problème central qui est la valeur symbolisée par Mami Wata. Les hommes politiques africains qui mobilisent ces éléments culturels et ethniques pour prendre le pouvoir, n’en auront cure une fois au sommet, ils continueront d’accumuler pour eux et pour leur famille. La culture africaine c’est l’aliment des subalternes. Bien sûr les intellectuels conscients, qui veulent désaliéner l’Afrique, ont raison. Mais ils ne doivent pas oublier que cette culture sur laquelle ils travaillent, est transformée en patrimoine ethnique. Et ces patrimoines ethniques sont destinés à être vendus. Ce sont des produits destinés à être vendus sur le marché des patrimoines, régi par la valeur. C’est la réponse à la première partie de votre question, qui porte sur la patrimonialisation des cultures. Quant à la deuxième partie, celle qui concerne la colonisation des magazines, des journaux, de la télévision, des défilés de mode en Occident par les corps noirs porteurs de la valeur indifféremment capitaliste et libidinale, c’est une idée que je dois à Mia Couto, dans son roman que j’étudie dans mon livre. Je pense que le capitalisme n’a pas d’état d’âme, comme la valeur, comme Mami Wata qui la symbolise. S’il peut exploiter le capital libidinal noir pour vendre, il le fait sans problème. Et c’est ce qu’il fait avec ces corps noirs. Le capitalisme fonctionne sur un marché inépuisable, le marché des sentiments, comme le montre Eva Illouz.

Les réflexions postcoloniales n’essayent-t-elles pas justement de redéfinir la rencontre en critiquant les restes du colonialisme, et donc de la dépasser dans l’ère néolibérale actuelle ?

Joseph Tonda : Le postcolonial est très divers. Il y a des auteurs qui ont abordé la question du colonialisme suivant un angle marxien. D’autres l’ont abordé suivant un angle chromatique, et ont insisté sur la présence obstinée des schémas de pensée hérités du colonialisme. En centrant mon approche sur les effets des éblouissements qui relient les temps coloniaux aux temps précoloniaux et post-coloniaux avec un tiret, l’idée que je soutiens est que les imaginaires relevant de ces temporalités entrent dans des complicités perverses avec la puissance de la valeur et de la libido, pour faire vivre les gens ailleurs chez eux, du fait de la colonisation de leur inconscient par les images-écrans de la valeur, notamment à l’ère néolibérale dont le principe est savoir se vendre. L’impérialisme postcolonial est cette puissance colonisatrice des inconscients des sociétés qui mobilisent des images et imaginaires des temps mythiques, de la traite, de la colonisation, et des temps suivant les indépendances, sous le commandement de la valeur qui instrumentalise la libido. Le noir comme puissance colonisatrice des inconscients euro-américains et africains est le noir dans lequel nous plongent les éblouissements de la machine capitaliste à l’ère de la domination des écrans.

Selon vous, donc, l’impérialisme postcolonial est un échec de la réflexion postcoloniale sur les prégnances de l’imaginaire colonial ?

Joseph Tonda : Les études postcoloniales n’ont pas abordé la question du postcolonialisme sous cet angle. C’est un impensé. Elles sont restées très imprégnées du travail fondateur de Fanon. Pourtant, dans  un de ses textes, il dit que dans l’inconscient du colonisateur il y a une zone noire à partir de laquelle le colonisateur  va assimiler le colonisé. C’est proche de ma préoccupation sauf que de mon point de vue ce n’est pas suffisant. Fanon a puisé dans le marxisme la question de la valeur comme sujet automate du capitalisme, mais il est surtout resté dans la mélanine, dans le chromatique. C’est davantage chez Césaire que j’ai vu la notion de valeur, d’homme de fer forgé par le capitalisme. Dans les études postcoloniales, avec notamment Saïd, je n’ai pas vu d’accent mis sur la valeur. Les études postcoloniales ont montré les traces de la colonisation dans la littérature, la production du savoir etc. C’est un apport fondamental que je ne conteste pas. Mais ces études n’ont pas franchi le seuil. Le seuil qui leur aurait permis de voir le véritable pouvoir du capitalisme qui est dans les éblouissements de la valeur, le véritable du sujet du capitalisme, comme le montrent les travaux d’Anselm Jappe[4].

C’est à dire ? Considérez-vous de ce fait que les études postcoloniales soient restées dans une essentialisation de la rencontre ? Vous écrivez notamment “Les études postcoloniales, centrées sur l’hybridité et l’”ambiguïté”, récusant la “pensée binaire” qui est la pensée du Même, n’ont pas franchi le seuil théorique qui leur aurait permis de voir l’invasive présence impérialiste et colonisatrice de la puissance spectrale noire introduite dès la traite par la valeur dans l’intimité psychique blanche”.

Joseph Tonda : Oui l’anthropologie essentialise encore. Il fallait penser la rencontre de manière symétrique. Or les essentialisations fonctionnent sur la base d’une pensée univoque. Le problème avec la notion d’hybridité par exemple c’est qu’elle donne l’illusion que les éléments qui sont en rencontre sont dans une posture d’égalité or ce n’est pas vrai. Il y a de la domination et de la discrimination à l’intérieur de la structure. SI on parle d’hybridité on occulte la discrimination. Or la valeur, en tant que véritable sujet du capitalisme, est par principe discriminante. C’est pourquoi je rejette et critique la notion d’hybridité sur laquelle insistent les études postcoloniales.  Les études postcoloniales fonctionnent sur le principe de la race, de la chromatique.

D’où la notion de “mélancolie” et de “nostalgie”.

« Ces « rencontres » fatales constituent le monde postcolonial. Un monde de nostalgie et de mélancolie, un monde où l’Occident se retrouve en Afrique lorsqu’il se perd ; un monde où l’Afrique croit se retrouver dans les images lumineuses qui viennent de l’Autre côté, l’Occident, mais qui la perdent, du fait de l’éblouissement auquel elle aspire, des empiétements et des imaginations de temporalités qui la caractérisent. Un monde où les imaginaires et réalités impliquent des déportations, supposent des déplacements, figurent des dépaysements, symbolisent des voyages dans l’imagination et dans le réel qui sont ainsi sources de nostalgie et de mélancolie »

Joseph Tonda : Je connais des chercheurs qui pour penser l’Afrique aujourd’hui sont obligés de se référer à des paysages naturels ; le désert, le fleuve, la forêt. Ceux qui parlent ainsi sont des gens qui sont tous les jours à Paris, New York etc., et qui ont des relations avec des Londoniens, des Parisiens, avec qui ils parlent les mêmes langues mais en même temps ils se sentent exclus, ils ont l’expérience de l’exclusion. Ils ne sont peut-être pas considérés comme ils auraient aimé l’être, ils vivent le syndrome colonial de ce personnage colonial et équivoque fabriqué par le colon, qui fut affublé du titre d’ « évolué » ou d’ « immatriculé ».  Face à cette expérience, nait une nostalgie de l’Afrique, du désert, du patrimoine culturel authentique, comme un faire-valoir. Et la nostalgie reprend de manière pernicieuse l’image de l’homme africain comme l’homme de la forêt, l’homme du désert, l’homme du fleuve, le sauvage qui n’est jamais entré dans l’Histoire, et donc, logiquement, qui n’a jamais été mis en esclavage, colonisé, néo colonisé. Ces formes pernicieuses de nostalgie, de fantasmes, sont exploitées par le capitalisme, qui profite de la profonde blessure narcissique qu’elles traduisent chez toutes les populations africaines noires ou d’origine africaine, pour se faire de l’argent. L’exemple en la matière est donné actuellement par le film populaire (ce n’est pas du cinéma d’auteur, comme on dit) Black Panther. A ma connaissance, éblouis qu’ils le sont par la puissance des images de ce film , aucun intellectuel n’a pu voir que c’est autour d’un fétiche venu d’ailleurs, une météorite, le vibranium, que se fonde le secret de la puissance du Wakanda, ce pays noir jamais colonisé, donc ce pays imaginaire. Ce fétiche, dénommé vibranium, un minerai très précieux, qui n’est pas le produit du travail des Africains, mais un produit du hasard et donc du travail de la nature, est la matérialisation de l’intelligence des Noirs qui ne crée rien, mais qui attend tout de la Nature ou de ceux qui en sont les substituts, les symboles, les transfigurations : les esprits, Dieu, les ancêtres, les Blancs, les Chinois, etc. ;  et leurs fétiches.  Je répète qu’une fois de plus, c’est dans l’éblouissante intelligence d’un fétiche que les Noirs, travaillés par la béance narcissique, croient trouver le remède à leur condition, d’où l’enthousiasme débordant que produit ce film. Ce que l’on ne voient pas, et qu’exploite à fond la firme Marvell c’est la répétition du schème de l’échange inégal qui se noua autour du malentendu sur la valeur dans le golfe de Guinée autour de l’or et de la pacotille : les Noirs qui avaient la maitrise de la production de l’or et donc de sa valeur, l’échangèrent avec la « pacotille » considérée comme telle par les Européens. Les Européens en conclurent que les Africains n’avaient aucune conscience de la valeur, la preuve, ils croyaient aux fétiches, qui relèvent du pur « arbitraire ». Hegel en tirera la conclusion que les Noirs sont dans le noir. Bref, la nostalgie d’un monde imaginaire d’une Afrique imaginaire, est le produit d’un éblouissement, le produit d’un choc profond, le choc de la traite et du colonialisme qui a produit chez les Africains noirs, une béance narcissique que nous croyons combler avec les éblouissements des fétiches de Marvel et du capitalisme en général.  Voilà le sens de la phrase que vous citez : l’Afrique croit se retrouver dans les images lumineuses qui viennent de l’Autre côté, l’Occident, mais qui la perdent, du fait de l’éblouissement auquel elle aspire, des empiétements et des imaginations de temporalités qui la caractérisent….

Mais vous citez aussi Ducournau définissant la “mélancolie postcoloniale” comme “les freins sociaux, psychologiques et culturels qui empêchent une série de pays européens anciennement colonisateurs […] d’accomplir un nécessaire travail de deuil face à la perte passée de leur empire, afin de bâtir des sociétés plus justes, pleinement multiculturelles”. Que peut advenir après l’impérialisme postcolonial ?

Joseph Tonda : J’aimerai bien que ce soit la période de lutte contre cet impérialisme mais pour le moment la machine capitaliste qui éblouit par sa lumière, par ses images-écrans et transforme les visions, est devenu la machine à écran. Ce sont les écrans qui sont devenus, partout, les machines d’éblouissement. Des machines qui produisent le même effet d’aveuglement. Comment se passer de l’écran du téléphone portable ? Comment se passer des écrans plasma des télévisions qui éblouissent en permanence partout, y compris dans les bureaux des chefs dans les administrations ? Qui voudra revivre sans ces dispositifs machiniques à éblouissements ? Surtout qu’ils entrent désormais dans les politiques de préservation de la nature ou de l’environnement ? Je pense que le vrai combat, la vraie lutte consiste à lutter pour des usages intelligents de l’intelligence machinique capitaliste qui fonctionne aux éblouissements, donc aux émerveillements, aux séductions, aux fascinations, aux subjugations de la valeur et de la libido pour nous plonger dans le noir et faire de nous-mêmes nos propres ennemis intimes. C’est une lutte titanesque lorsque je constate les désastres que les éblouissements de la valeur causent dans les familles en Afrique centrale.

Vous vous référez à énormément d’écrivains et d’écrits littéraires comme support à votre réflexion. Que permettent ces œuvres citées ? Les écrivains sont-ils des témoins de cette société des éblouissements ? En sont-ils des combattants ? Seraient les  plus épargnés par ces imaginaires ou des vecteurs des éblouissements à l’œuvre ?

Joseph Tonda : Ce livre est un exercice de pensée au-delà des cloisonnements disciplinaires.  J’utilise beaucoup Marx et Freud, à travers les notions de valeur et de libido. C’est à dire, l’argent et le sexe qui se rencontrent dans le désir. Pour des raisons noires de l’inconscient – Deleuze et Guattari disent que l’inconscient est noir- je peux trouver une personne particulièrement éblouissante, mais je la vois forcément autrement qu’elle n’est vue par d’autres. Si je puise énormément dans la littérature, c’est parce que les écrivains sont des créateurs de réalité. Ils le font à partir des expériences sociales puisées dans leur histoire personnelle. Les écrivains qui m’ont inspiré dans cette « théorie » des éblouissements racontent des histoires qui font explicitement ou implicitement ressortir la place que joue l’éblouissement dans leurs expériences du monde ou dans leurs créations littéraires. Chez Mia Couto, dans L’Accordeur de silences, c’est particulièrement explicite. Ses descriptions physiques des éblouissements sont paradigmatiques car elles me permettent de décrire à mon tour avec précision, je l’espère, les dimensions anthropologiques et sociologiques de ce concept. Emmanuel Dongala, Surajprasad Naipaul, Henri Djombo, Christine Bravo, In Koli Jean Bofane, Sami Tchak, Sony Labu Tansi, Léonora Miano, entre autres, sont les « théoriciens » des éblouissements. Un artiste congolais, DeLavallet Bidiéfono, compte aussi parmi ces « théoriciens ». Mais il y a aussi des écrivains « classiques », Joseph Conrad pour l’ancien Etat Indépendant du Congo, et Georges Simenon pour le Gabon.

Je pense que les bons romans sont des moyens qui permettent de voir clair dans le noir des éblouissements. C’est la raison pour laquelle, dit Roberto Beneduce [5]  des auteurs tels que Sony Labou Tansi ou Yambo Ouologem, Ahmadou Kourouma ou Mia Couto, recourent constamment, pour dire la réalité politique et quotidienne africaine, à des histoires de fétiches, de bêtes sauvages, de coupes de sang et autres sacrifices humains. C’est à la réalité du « réalisme magique » dont l’expérience est corporelle. Voilà pourquoi l’éblouissement est le stade suprême de la société du spectacle dans laquelle, selon Guy Debord, la réalité se serait éloignée dans la représentation. Dans la société des éblouissements, la représentation s’incorpore, transforme le corps en fétiche. La théorie des éblouissements est donc , je le répète, une théorie de l’incorporation de la société du spectacle, une incorporation qui n’éloigne pas la réalité dans la représentation, mais plutôt  la somatise et transforme le corps en champ de batailles des forces que produit, stimulent, répand la valeur dans le noir des inconscients. 

Entretien de Anne Bocandé avec Joseph Tonda

[1] Je fais allusion ici à André Tosel dans sa contribution à l’ouvrage publié sous la direction de François Cusset, Thierry Labica et Véronique Raulme ; ouvrage intitulé Imaginaires du néolibéralisme, Paris, La Dispute, 2016.

[2] Comme le montrent les travaux de Peter Geschiere, postfacier du livre de Joseph Tonda

[3] Dans un compte rendu rédigé pour Politique africaine, 143, octobre 2016,  « TONDA (Joseph), L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 2015.

[4]  Joseph Tonda fait référence aux deux ouvrages suivants d’Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise ,Paris, Denoel, 2003 ;  et  La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, La découverte, 2017.

[5] Joseph Tonda fait référence ici à la contribution de Roberto Beneduce intitulée, « La valeur des corps. Notes pour une ontologie historique des corps-fétiches », publiée dans Entre errances et silences. Ethnographier des souffrances et des violences ordinaires, sous la direction de Andrea Ceriana Mayneri, Louvain-La-Neuve, éditions Academia-L’Harmattan, 2017.

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Joseph Tonda, les ondulations de Nicki Minaj et l’impérialisme colonial de la valeur | Africultures

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