Avec “Imagine”, Krystian Lupa ancre son théâtre au réel d’un monde bousculé par la guerre en Ukraine – Les Inrocks

À l’occasion du festival Boska Komedia de Cracovie où il présentait “Imagine”, le metteur en scène réagit au contexte de la guerre en Ukraine et à sa situation d’artiste en Pologne. Il lève aussi le voile sur sa prochaine pièce “Les Émigrants” d’après W.G. Sebald avant sa présentation à La Comédie de Genève et sa venue au Festival d’Avignon.

Vous avez été l’un des premiers à réagir publiquement en février dernier à l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine en annulant votre venue à Moscou pour un festival. Depuis, cette guerre se poursuit et la situation ne fait qu’empirer. Comment le vivez-vous ?

Krystian Lupa : D’abord, ce conflit dure depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Hier, je discutais avec une journaliste russe de l’opposition, Marina Davydova, qui a tenté dès le début de réagir de façon plus soutenue que les autres journalistes, alors que les intellectuels russes justifiaient l’annexion de la Crimée en estimant que c’était normal, qu’elle appartient à la Russie. J’ai beaucoup d’amis en Russie et ils ont accepté mon geste en février dernier sans le remettre en question. Mais j’avais l’impression qu’ils se sentaient quand même blessés par mon refus de jouer en Russie quelques jours après l’invasion de l’Ukraine ; comme s’ils n’avaient pas mérité ça. D’ailleurs, ils ont dû accepter la décision de Poutine en signant un contrat de loyauté pour pouvoir continuer à travailler dans leurs théâtres.

Certains directeurs de théâtre ont démissionné juste après l’invasion.

Oui. Mais ensuite, ça a changé. Mes amis me disaient : “En tant qu’artiste, tu ne devrais pas boycotter la Russie, mais plutôt faire un spectacle qui parlerait de la situation.“ C’est une connerie. On ne peut tout simplement pas en parler dans un spectacle, car on ne nous laissera pas faire, aussi bien en Pologne qu’en Russie. Ici aussi, mon geste n’a pas été accepté et il était considéré comme exagéré. Même mes élèves ont continué à aller jouer en Russie.

Il n’y a pourtant pas trente-six façons de protester.

En effet. Dans Imagine, il y a un moment où l’on évoque l’immolation de Piotr Szczęsny à Varsovie en 2017 pour protester contre les manœuvres du gouvernement polonais envers la démocratie. Un geste ultime de protestation. À ce moment-là, dans le spectacle, je commente en disant que “’je proteste’ est le mot le plus désespéré que je connaisse“. Chaque fois que je pense à ce mot, je vois une image qui date de l’époque communiste : c’est un tramway rempli de passagers, des gars à l’allure de hooligans qui empêchent un homme de monter et qui porte une sacoche d’intello. Ils le repoussent et l’homme dit : “Je proteste“, mais un gars le fait tomber d’un coup de pied en lui disant, “Voilà ce que j’en fais de ta protestation“. Le tramway repart en le laissant à terre. C’est de cette façon que le gouvernement polonais se comporte avec ceux qui protestent. Tout cela est très dur, très amer et on se sent abandonné. On n’arrive pas à obtenir le droit de vivre dans une société où la dignité humaine de chaque personne est respectée et prise en compte. En protestant, j’utilise ma position et elle a une signification et un poids symbolique, mais même ça, c’est une illusion en fin de compte. En ce moment, je suis sur liste noire en Pologne, aucune institution subventionnée par l’État ne peut me financer ou m’inviter à travailler. Le ministère de la Culture a décrété que je suis un élément néfaste pour les Polonais et que chaque bon Polonais doit se détourner de mon théâtre. C’est le discours des nazis qui revient en force lorsque le ministère évoque un “motif maladif“ à propos de mon théâtre.

À l’image de l’art “dégénéré” des nazis.

Oui, c’est exactement ça.

Comment se fait-il que vous soyez programmé dans le festival Boska Komedia ?

Heureusement, en Pologne, il y a encore des îles de liberté, hors du circuit institutionnel étatique. À Varsovie, le maire n’est pas du parti PiS (au pouvoir en Pologne, ndlr) et c’est le cas de toutes les grandes villes polonaises. Ce sont uniquement les théâtres nationaux qui dépendent du ministère de la Culture, ainsi que des institutions importantes. Par exemple, mon spectacle, Le Procès, de Kafka, était invité à New York. Dans la deuxième partie du spectacle, le gouvernement Kaczyński est critiqué et remis en question. Or, le voyage était en partie financé par l’institut Mickiewicz. Ils se sont retirés et la tournée a été annulée. J’y suis allé tout seul et les acteurs américains ont organisé une lecture d’extraits du livre Le Procès de Kafka, suivi d’un colloque sur la censure dans les pays soumis à l’autoritarisme en Europe. C’était incroyable. Ici, le festival Boska Komedia est en opposition au gouvernement. Le ministère de la Culture s’efforce sans arrêt de mettre des bâtons dans les roues des artistes. Ils viennent de suspendre la directrice d’un théâtre de Varsovie qu’ils jugeaient trop féministe. Mais finalement, ça échoue, il existe bien un contre-pouvoir de la culture.

Justement, vu de France, le fait que le gouvernement polonais se soit positionné contre la guerre en Ukraine a fait passer au second plan les reproches qu’on pouvait faire à sa politique concernant les femmes, le droit à l’avortement, les droits LGBT, le rapport à l’Histoire, la culture.

Absolument. Je dirais même que le gouvernement polonais joue d’une façon cynique de la situation et de l’aide spontanée et humaine apportée par les citoyens polonais aux réfugiés ukrainiens. Le gouvernement n’a rien fait, mais a récolté les fruits du mouvement spontané de la population polonaise. Et pendant ce temps, sa politique contre les femmes et les homosexuels continue. C’est terrible, mais comme on n’a plus de juifs en Pologne, il faut se trouver de nouveaux boucs émissaires et ils regroupent tout ce qui concerne la tolérance et l’humanisation de la société. Le féminisme et le mouvement LGBT deviennent une zone symbolique dangereuse pour l’Église. C’est totalement inacceptable pour eux que la société soit tolérante envers ces mouvements. Pour l’Église polonaise, le mouvement LGBT, c’est l’antéchrist. Et tout bon catholique doit reprendre ce jugement à son compte et frapper les pédés qu’il croise. Tous les catholiques de la campagne votent pour le PiS.

Vous avez créé Imagine en avril 2022. Est-ce une réponse ou une réflexion à la guerre qui se déroule en Ukraine, si proche de Cracovie ?

La guerre a éclaté pendant les répétitions d’Imagine. On parle d’ailleurs dans le spectacle des 100 000 soldats russes postés à la frontière ukrainienne. La scène avec les émigrés existait déjà avant l’invasion et on était surpris de son aspect prémonitoire… Le lendemain de l’invasion russe, quand on s’est retrouvés en répétition, on se disait que c’était compliqué d’aller plus loin dans notre projet sur la faillite des utopies et de continuer de chercher toutes les nuances possibles autour de la fin des guerres décrites par John Lennon dans sa chanson Imagine, de son désir d’un nouvel humanisme où le meurtre est impossible. Alors même qu’en Ukraine aujourd’hui, les hommes sont obligés d’utiliser des armes et de tirer sur les soldats russes. Tout devient simple et sans aucune nuance. Que pouvons-nous chercher avec notre spectacle à partir de ce moment-là ?

Au-delà de son aspect prémonitoire, est-ce que la guerre a modifié l’écriture et l’élaboration du spectacle ?

Pendant le travail de répétitions, on était très préoccupés par tout ce qui se passait en Ukraine. En fait, on a arrêté de répéter pour parler entre nous, d’une façon très fiévreuse. On enregistre toujours nos conversations et beaucoup de dialogues du spectacle sont nés ainsi. À la base, ce n’était pas prévu mais elles se sont imposées.  Deux jours après l’invasion, Marta Zieba, l’actrice qui joue Patti Smith et Antonina (Antonin Artaud au féminin), a pleuré toute la nuit et a écrit un monologue. Il constitue aujourd’hui la moitié de son texte. Mais, au départ, elle ne l’a pas écrit pour ça. Ensuite, je rajoute des textes suite aux propositions des acteurs et des actrices.

Peut-on dire qu’Imagine est un diptyque ? D’une part, on parle des utopies du XXe siècle et des années 70 avec Antonin Artaud et les figures de la pop et de la contre-culture. Ensuite, on est projetés dans l’enfer au présent d’un monde en guerre, d’une apocalypse de l’esprit dans laquelle on se retrouve plongés.

Oui, c’est une bonne lecture du spectacle. Il a évolué, surtout la deuxième partie qui, à la façon d’une éponge, s’imprègne du réel qu’on traverse. Le sujet de la contre-culture m’est très cher, c’est ma jeunesse, ma croyance dans un changement profond de la société. Dans la possibilité de se libérer de tout ce qui nous détruit, des anciens archétypes. Tout ce qui était sain et naturel avant s’avère néfaste et est délaissé… On croyait au changement de l’homme, à son évolution et on ne s’attendait pas à un tel retour en arrière. Quand on a commencé le spectacle, j’avais deux idées pour m’emparer de ce sujet : la possibilité d’un homme nouveau et l’apocalypse dans laquelle nous plongeons, cette catastrophe globale qui nous pend au nez et qui se rapproche terriblement de nous maintenant. La première, c’est le discours du groupe composé de voix différentes qui se réunissent pour former une communauté. La seconde, c’est que chaque personnage porte en lui un double, à commencer par la scène d’ouverture avec les deux figures d’Antonin Artaud, jeune et vieux. Le premier, c’est comme un avatar, une voix intérieure, l’homme éternellement jeune, comme Faust, qu’il faut extirper du corps vieillissant. À la fin du premier acte, on le retire de son lit et surgit Antonina, jeune, qui commence une nouvelle vie. On porte tous en soi cette possibilité.

Ce qui est frappant, c’est qu’on ne sait jamais si c’est l’acteur ou le personnage qui nous parle.

Il n’y a pas de frontière, effectivement. Je dis toujours à l’acteur, tu ne peux te contenter de jouer ton personnage. Le motif important, c’est de savoir qu’il faut que tu restes toi pour que ta parole existe sur le plateau.

Dans Imagine, il y a donc un pont permanent entre le réel du vécu de l’acteur et son personnage.

Je voulais qu’au delà de faire des propositions de jeu, les acteurs se questionnent sur la situation, qu’ils la vivent au présent en s’interrogeant : qui suis-je à ce moment-là ?  Pour moi, Il s’agit de mettre toujours en avant l’idée de la personne vivante sur le plateau par rapport à sa condition d’acteur. On peut espérer ça de toute personne qui témoigne face aux autres. Ce pourrait être chacun de nous s’interrogeant sur ce qu’il se passe entre soi et le monde. Parce que le monde est en train de nous quitter… Il cesse d’être une maison commune pour renvoyer chacun de nous à sa solitude. C’est pourquoi dans la seconde partie, j’ai choisi d’évoquer la situation du Christ dans le désert pour illustrer une époque, celle d’aujourd’hui, où chacun se retrouve démuni et mis à nu.

 Dans la deuxième partie d’Imagine, vous parlez de la marche présente de l’Histoire vers le chaos, vous vous référez à Pasolini et à Beckett tout autant qu’à la mémoire de la barbarie indicible d’Auschwitz.

Avec la guerre, ce que chaque individu perçoit de l’effondrement du monde dépasse la possibilité de mettre des mots dessus. Cette constatation m’a aussi amené à convoquer l’expérience d’Antonin Artaud au Mexique où, via l’usage des hallucinogènes, il est confronté à une autre façon de rencontrer la nature humaine qui le précipite dans la folie. C’est Yoko Ono qui a dit à John Lennon : “Essaie d’aller plus loin dans ta réflexion pour imaginer un temps où la guerre aurait disparu.“ Dans le premier acte, on a procédé des improvisations à la manière d’une séance de spiritisme pour réveiller les fantômes des années 70. De Susan Sontag à Patti Smith, d’Allen Ginsberg à Pasolini, il s’agissait de renouer avec des figures qui avaient des rêves pour l’avenir et font partie de notre imaginaire intime.

Le passé de l’ignominie nazie fait écho à la barbarie d’aujourd’hui.

On n’a pas le droit en tant qu’acteur de prétendre rejouer Auschwitz, on a juste choisi de témoigner du calvaire des migrants retenus à la frontière biélorusse dans le froid et la neige. Le sens du monde disparaît avec ce qui s’est passé à cette frontière. Un être humain ne devrait pas avoir peur et surtout ne jamais reculer devant ceux qui nient les valeurs de fraternité qui nous réunissent. Je me mets toujours dans la situation de me dire que le migrant, c’est moi. Dans le spectacle, j’essaie de rendre compte de situations qui échappent à notre capacité d’analyse ; on a toujours nos maisons mais l’on a l’impression qu’elles ne peuvent plus être des refuges. La disparition des valeurs auxquelles on a cru nous plonge dans une intranquillité de chaque instant. On n’arrive pas à enrayer la mécanique de destruction à l’œuvre. Ça nous renvoie au cauchemar du nazisme et aux années trente.

Votre prochain spectacle sera en juin à La Comédie de Genève avant d’être présenté au Festival d’Avignon. Avec Les Émigrants vous adaptez à nouveau un roman de W.G. Sebald après avoir monté en 2021 à Vilnius Austerlitz. En quoi l’écriture de cet auteur vous interpelle-t-elle ?

C’est une nouvelle expérience. Comme ce fut le cas quand je me suis penché sur les écrits de Thomas Bernhard, j’aime me confronter à des écrivains qui ont pour projet l’anéantissement même de la littérature. Pour moi, il n’y aurait pas W.G. Sebald sans l’œuvre de Thomas Bernhard. Ce que je trouve fascinant, c’est qu’il s’appuie sur un travail documentaire pour réunir les traces matérielles de la vie des êtres dont il s’empare. Au plus près du réel, ces éléments deviennent constitutifs d’une matière romanesque. Accéder à l’autre est une démarche qui tient souvent de l’impossible. J’aime la manière très concrète que propose Sebald pour approcher son sujet.

Quels ont été vos choix pour adapter le roman ?

Je vais consacrer le spectacle à deux des quatre personnages des Émigrants ; Ambros Adelwarth, le grand-oncle de l’auteur et Paul Bereyter qui fut son instituteur après avoir été radié, parce qu’il était juif, de la profession d’enseignant par les nazis. Deux hommes confrontés pendant le XXe siècle aux ruines réelles et humaines de l’après-guerre. Comme auteur, l’obsession de Sebald consiste à faire réapparaître le vivant et à donner à ses personnages une existence presque fantomatique. Il n’analyse pas, il mène l’enquête pour se livrer à une reconstruction. En tant que lecteur, nous devons alors tracer un chemin vers le livre qui oblige toujours à se référer à d’autres livres. J’ai parfois l’impression qu’il agit ainsi volontairement pour nous inviter à poursuivre l’enquête. Ainsi, le regard porté sur chaque histoire aboutit à la construction d’une image différente pour chaque lecteur. Ce cheminement nécessairement personnel qui mène à la rencontre des personnages de Sebald est une caractéristique qui rend unique l’expérience littéraire qu’il nous propose.

Propos recueillis par Fabienne Arvers et Patrick Sourd

Traduction Agnieszka Zgieb.

Les Émigrants d’après le roman de W.G. Sebald, mise en scène Krystian Lupa, Comédie de Genève du 1er au 17 juin  et au Festival d’Avignon 2023.

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Avec “Imagine”, Krystian Lupa ancre son théâtre au réel d’un monde bousculé par la guerre en Ukraine – Les Inrocks

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