Voyance, sorcellerie: Paranormal activity

«“Al Barouk, Al Barouk Bouya Omar’’ hurlent les hautparleurs des commerçants de ces objets bénis, imprégnés de baraka, qui ont installé leurs stands autour du mausolée. Pendant que le brouhaha des festivités de Aïd el Miloud résonne, la gorge du taureau offert au saint est inclinée en direction de la Mecque. Le sang jaillit sous l’incision du couteau. Il coule dans la cour attenante au tombeau pendant que l’assemblée entonne des prières en l’honneur du saint, du prophète, de Dieu et du Roi».*

Aïd el Miloud, que l’on appelle aussi miloudiya, est la commémoration de la naissance du prophète Mohammed (PSL), le 12ème jour du mois de Rabi‘ alawal, troisième mois du calendrier hégirien. Dans le pays, cet événement est souvent célébré près des sanctuaires des saints. Autour des mausolées (tels que Bouya Omar; Cheikh Al Kamel Sidi M’Hamed Ben Aissa, dit L’Hadi Ben Aissa…), l’anniversaire de la naissance du Prophète s’accompagne de la tenue d’un moussem. Et elles sont légion. Des personnes que nous avons interrogées confessent, pour la plupart, leur attirance pour l’irrationnel.

Beaucoup d’entre elles visitent par cette occasion – si ce n’est régulièrement – les marabouts afin de recevoir leur khobza ou baraka; les femmes, en particulier. Les plus âgées recourent toujours aux fqihs quand elles ont des ennuis de santé; certaines affirment qu’elles s’adonnent au spiritisme; d’autres pensent que la sorcellerie est digne de foi. Rares sont ceux qui croient que les augures des voyants sont de la poudre de perlimpimpin. Dans ces crédos, toutes les catégories sociales sont confondues. Le paranormal (télépathie, sorcellerie, tables tournantes) fascine davantage les catégories de personnes cultivées : étudiants, cadres, professeurs…; les très riches et les plus pauvres croient aux vertus des marabouts. A l’évidence, il faut abandonner un modèle linéaire selon lequel l’adhésion au rationalisme ou au mode de pensée scientifique irait de pair avec l’élévation du niveau d’études.

 

L’irrationnel fascine

Deux faits immensément significatifs. A Sidi Ali Ben Hamdouch (situé dans le pré-Rif, région semi-montagneuse sur les hauteurs de Zerhoun, près de Meknès), après avoir fait ses emplettes en ce jour de moussem, un paysan du cru s’en va chercher son baudet. Choc. Il le retrouve baignant dans son sang. Un examen rapide révèle que la bête de somme a été amputée de sa langue. Il paraît que cette manie constitue la principale cause de mortalité de l’espèce asine, sous nos climats incléments envers les animaux. Séchée puis servie en ragoût, la langue d’âne possède le sortilège de rendre gaga celui ou celle qui en mange. Enfin, à Moulay Brahim (dans la région de Marrakech, à 5 km d’Asni), un homme manque d’étrangler sa femme lors d’une dispute. Persuadée qu’il lui est infidèle, elle se fait extorquer tout l’argent du ménage par un fqih réputé pour son don de ramener les époux cavaleurs au bercail.

 

Le monde de la mystification se porte comme un charme

Leçon de ces faits avérés : au Maroc, la planète de l’irrationnel continue de tourner sur elle-même, telle une toupie. Le marché du fantasme, de la pseudoscience, de la prophétie, du tordu, de la psychose et du charlatanisme professionnalisé prospère, quand on croit qu’avec la démocratisation et l’allongement de la durée des études, l’irrationalisme serait voué au cimetière des archaïsmes ancestraux, avec le rouet et la lampe à huile. Entre les «paramédecines» qui prétendent venir à bout de toutes les maladies, même celles supposées incurables, les pythonisses aux prédictions invariablement radieuses, les fqihs désenvoûteurs, les faux prophètes et les vrais escrocs, le monde de la mystification se porte comme un charme. Sa recette consiste à tirer profit de notre vision de l’avenir.

Ce dernier est à la fois porteur d’angoisse et aussi promesse d’accomplissement des désirs. Dans une culture où l’on est enclin à se défausser de ses déboires, malheurs et ratages sur l’influence néfaste des jnoun ou la malveillance du prochain, les pratiques magiques sont monnaie courante. Toute une pharmacopée pas toujours à la portée des bourses modestes, est disponible. A sa base, une pléthore d’animaux sacrifiables sur l’autel de la crédulité. Vous faites le siège de l’élue de votre cœur sans parvenir à l’amadouer, alors achetez un corbeau chez le aatar du coin, enterrez-en la tête avec de l’orge, laissez celle-ci germer à sa guise, ensuite frottez-vous en les mains. Vous n’aurez ensuite qu’à poser celles-ci sur votre dulcinée pour qu’elle vous tombe dans les bras. Deux êtres s’aiment d’amour et cette harmonie vous déplaît. Il suffira de profiter de leur sommeil pour glisser entre eux du fiel de lézard vert et la discorde est semée. Vous vous croyez frappé du mauvais œil. Les piquants du porc-épic, la mâchoire du hérisson ou les cauris (coquillage), portés en amulettes, vous en préserveront désormais.

Le mauvais sort vous pourchasse, vous aimeriez le conjurer : la fumée produite par la dent d’un chien jetée sur le feu, une dent de hérisson montée en pendentif ou les entrailles séchées d’une huppe feront l’affaire. Vous haïssez une personne au point de désirer lui faire perdre le sommeil, faites en sorte qu’il mange les yeux d’une chouette, et le (mauvais) tour est joué. Si cette vengeance ne vous suffit pas, vous pourriez carrément lui faire perdre la raison, grâce à un sortilège aux effets éprouvés : la cervelle d’hyène. Sauf qu’une tête d’hyène vaut plus de 5.000 DH et que nos zoos font bonne garde autour du «précieux» prédateur. A propos de cervelle, celle du mulet est très estimée pour ses pouvoirs maléfiques. Et, partant, recherchée, tellement recherchée que dans beaucoup de tribus, la tête des mulets morts est brûlée publiquement.

Rien de plus indiqué que la fréquentation des fqihs pour se faire rouler dans la farine de l’illusion. A grands frais. Les fqihs ne constituent pas une espèce en voie d’extinction. Bien au contraire, ils poussent comme primevères au printemps, tant leur «business» est florissant. Pénétrer dans l’officine d’un fqih procure une sensation de recueillement. Partout sont affichés les signes extérieurs de la dévotion : sourates accrochées aux murs, tapis de prières parsemant le sol, chapelets de toutes sortes attendant d’être égrenés. Car ces gens-là sont pieux, infiniment pieux. Bien qu’ils craignent Dieu, ils n’hésitent pas à signer un pacte avec le diable.

 

Ils vous font raconter votre vie puis vous la resservent sous forme de prédiction

Dès qu’ils se sont mis d’accord, le fqih demande au visiteur son prénom et celui de sa génitrice. Ce renseignement va lui servir à retracer son parcours; il additionne le nombre correspondant à chaque lettre qui compose les prénoms recueillis, puis obtient un total qu’il divise par 3 ou 7. Ensuite, s’étalent sur une tablette des signes hermétiques que le fqih déchiffre. Le voilà instruit de la qualité et de la quantité des mauvais génies qui paralysent l’accomplissement du visiteur. Toute l’opération coûtera à ce dernier de 20 à 50 DH. Mais ce n’est que le prélude – appelé ftouh – d’une farce dont le visiteur sera le dindon bien plumé. Car, pour se dépêtrer définitivement de ses démons, il faut allonger plus que de la roupie de sansonnet. A fonds perdus. Souvent faux-prophètes, les bonimenteurs se révèlent parfois de vrais escrocs. L. en sait quelque chose : «J’avais perdu mon emploi et je n’en retrouvais pas. Un ami m’a recommandé un fqih qui officiait dans les alentours de Taroudant. J’ai fait le voyage une première fois. Après s’être livré à des calculs ésotériques, le fqih en conclut que les astres m’étaient, à cette période-là, néfastes, et qu’il fallait revenir. Il a quand même fallu lui payer la somme de 1.000 DH. Quelque temps après, je suis retourné le voir. Même air, même chanson. Une troisième, puis une quatrième fois, rebelote. A la fin, je me suis fait une raison. Le fqih était un vulgaire escroc».

C., trente-trois ans, en fit également la triste expérience : «Pendant dix ans, j’ai été secrétaire dans une entreprise. Une situation qui ne me convenait pas, étant donné mes diplômes et mes dispositions. J’aspirais au poste d’assistante de direction mais, malgré mon zèle et mon dévouement, il me fuyait. Beaucoup d’assistantes de direction se sont succédé, pendant que j’étais confinée dans mon emploi insignifiant. Ma tante m’a dit que j’étais la proie d’un âks, et que je devais me confier à un fqih. On m’en recommanda un. Tout de suite, il a lu dans les signes qu’un membre influent de l’entreprise ne m’aimait pas et qu’il s’obstinait à bloquer ma promotion. Il fallait juguler le âks. Chose facile, m’assurait le fqih, moyennant 10.000 DH. J’ai réuni la somme et je la lui ai remise. Des mois ont passé, je continuais à faire du surplace. Je suis retournée chez le fdih, il m’a signifié que les 10.000 DH n’étaient pas suffisants pour accomplir une tâche aussi immense. Il me conseilla de rajouter une somme égale. Ce que je fis, après avoir vendu mes bijoux. Des mois et des mois se sont écoulés, et toujours rien. J’ai fini par comprendre que j’avais été arnaquée». C. a suivi des études supérieures en gestion.

Preuve que ce ne sont pas seulement les ignorants et les analphabètes qui sont attirés par les croyances paranormales. Pire : aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’y a aucun rapport direct entre le niveau culturel et la croyance en un monde obscur, qui laisse des victimes sur le carreau de l’illusion. Manifestement, ce sont les lettrés, les entrepreneurs et les cadres supérieurs qui consultent le plus les charlatans de l’âme. Manifestement, avons-nous précisé, vu qu’il est aussi difficile de mesurer le poids statistique du monde de la mystification que d’évaluer l’influence de Vénus sur Jupiter par jours de grand vent. N., elle, a connu une mésaventure avec une voyante : «Des amies me disaient que M. était réellement douée. Dans une phase de déprime, je suis allée la consulter. Elle prenait cher : 400 DH les 20 minutes. Elle a commencé par me demander de lui raconter ma vie. Comme une sotte, je me suis exécutée. Cela a pris exactement 20 minutes. Elle m’a dit alors que si je voulais qu’elle prédise mon avenir, il fallait que j’allonge une nouvelle fois 400 DH. Ce que j’ai fait. Pour des prunes. En fait, la voyante a exploité le récit de mes malheurs pour me le resservir, en ponctuant chacun de mes déboires par un bref : ça va s’arranger. J’avais perdu 800 DH et mon temps».

C’est impensable, mais c’est comme ça : la divination, la voyance, la magie et toutes les formes de croyances parallèles sont en plein boom. Comble de l’ironie, ces pratiques qui requièrent, pour l’essentiel, le don de double vue, constituent une économe occulte. Inutile de chercher à recueillir des informations sur leur métier auprès des intéressés, vous n’aurez rien qui vaille à vous mettre sous la dent. Chez la gent extralucide, on veut bien parler business, mais à condition qu’on oublie le leur. Aïcha, quarante-trois ans, cartomancienne, se défend de gagner des mille et des cents : «Je ne suis pas de celles qui se sont improvisées voyantes du jour au lendemain. Je possède réellement un don divinatoire. Par l’entremise de ma nourrice, qui était une voyante réputée. C’est elle qui m’a fait porter une pierre déposée sous la langue d’une hyène, pour renforcer ma vocation. La preuve que je suis bonne, c’est que mes clients reviennent toujours. Mais je fais ça pour les rendre heureux, pas pour l’argent. J’en gagne peu. C’est pourquoi j’habite toujours dans ce quartier pauvre, dans un appartement minable».

Dans l’escalier qui conduit à son appartement, ils sont une quinzaine à attendre qu’elle les reçoive. Sachant que la consultation coûte 20 DH et que les clients pratiquent cette forme de confession deux à cinq fois par an, Aïcha n’a pas à se plaindre. Le tarif varie de 20 DH à 700 DH, en fonction de l’implantation du local, du look de la pythie et de la facture de la mise en scène. Mais celles qui prennent le moins ne sont pas forcément lésées (voir encadré). Au Maroc, la machine à satisfaire l’irrationnel fonctionne à plein régime. Entre les diseurs de bonne aventure, les numérologues, les exorciseurs, les désenvoûteurs ou les guérisseurs de tout poil, l’industrie de la mystification prospère et se ramifie constamment. La recette est toujours la même : abuser du désarroi des solitaires, des faillis de la vie, des paumés et des laissés-pourcompte. Mais, il n’y a pas que ceux-là. Même ceux qui n’ont pas de souci particulier, recourent à l’irrationnel. Histoire de «savoir»… ou simplement de se divertir. Et tant qu’il existe des gogos, les charlatans de l’âme couleront des jours juteux.

 

Success story : Chez Hassana, «On revient toujours»

Les pythonisses ne sont pas toutes atteintes de cécité, il y en a même qui sont extralucides, telle Hassana – c’est le nom de scène de cette voyante -, dont la réputation a depuis longtemps franchi les frontières de son Zmamra natal (région d’El Jadida). On s’y précipite de toutes parts. Il est vrai que ses prétentions ne dépassent pas 50 DH mais, pour être reçu, il faut souvent poireauter pendant des jours et des jours pour recevoir l’oracle, compte tenu de l’affluence.

 

* «Le Maroc au présent : d’une époque à l’autre, une société en mutation», de Baudouin Dupret, Zakaria Rhani et Assia Boutaleb, sous la direction de Jean-Noël Ferrié.

 

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