BALLAST • Cartouches (76)

02 juin 2022


Une ferme col­lec­tive, la civi­li­sa­tion tech­no­cra­tique, les corps flin­gués au tra­vail, un éloge de la marche, une com­bat­tante en Espagne, une ana­lyse du Moyen-Orient, les soi-disant « péda­go­gies alter­na­tives », un « com­mu­nisme abso­lu », un vil­lage mexi­cain et une nou­velle his­toire de l’hu­ma­ni­té : nos chro­niques du mois de mai.


Edward Carpenter et l’autre nature, de Cy Lecerf Maulpoix

Au cours de sa vie, Edward Carpenter a ten­té d’u­nir deux pro­po­si­tions poli­tiques alter­na­tives : « une vie com­mu­nale et socia­liste d’une part, une quête roman­tique de vie plus pri­mi­tive d’autre part ». La pre­mière lui est ins­pi­rée par le socia­lisme anglais de la fin du XIXe siècle, cou­rant ani­mé par nombre de ligues et d’as­so­cia­tions autour des­quels Carpenter gra­vite sans jamais en choi­sir aucune. Le mar­xisme le marque, assu­ré­ment, mais moins, tou­te­fois, que les écrits de Henry David Thoreau, qu’il contri­bue à popu­la­ri­ser au Royaume-Uni. Son « lar­ger socia­lism » s’ins­pire autant de l’a­nar­chisme d’Élisée Reclus et de Piotr Kropotkine que de la poé­sie de Walt Whitman ou des essais de William Morris. Cet idéal de vie simple et col­lec­tive se concré­tise par l’ac­qui­si­tion de la ferme de Millthorpe qui, selon les mots de Carpenter, fut « un ren­dez-vous pour toutes les classes et condi­tions de la socié­té ». Avec quelques com­pa­gnons mais non sans dif­fi­cul­tés, Carpenter tra­vaille la terre, s’es­saie à l’ar­ti­sa­nat, vend une par­tie de la pro­duc­tion vivrière sur les mar­chés, médite, écrit, contri­bue au socia­lisme en for­ma­tion. Autour de lui on débat alors du des­tin de « terres gérées col­lec­ti­ve­ment et natio­na­li­sées », on se demande s’il vaut mieux appuyer une « cen­tra­li­sa­tion autour de fermes gérées par l’État » ou tabler sur une « décen­tra­li­sa­tion autour de petits espaces de pro­duc­tion indus­triels et agri­coles » — des dis­cus­sions qui rap­pellent celles du mou­ve­ment éco­lo­giste contem­po­rain. En choi­sis­sant de mobi­li­ser Carpenter, Cy Lecerf Maulpoix ajoute une figure à l’his­toire de ces « éco­lo­gies déviantes » qu’il s’est atta­ché à dépeindre dans un pré­cé­dent ouvrage. Naturisme, amour libre et homo­sexua­li­té sont en effet au cœur du quo­ti­dien et des écrits du socia­liste anglais. Et l’as­cèse n’a rien à voir avec l’aus­té­ri­té : c’est à vivre mieux et sim­ple­ment, ici et main­te­nant, ici et ailleurs, qu’as­pi­rait Carpenter, pour lui comme pour les autres. [E.M.]

Le Passager clan­des­tin, 2022

Nature, de Baptiste Lanaspeze

« Quelque chose qu’on avait pris pour un arte­fact s’est révé­lé vivant » : cette chose, c’est une clô­ture en osier faite avec des rameaux de saules. Plantés dans le sol, ils paraissent morts ; les voi­ci qui, pour­tant, renaissent, pro­duisent feuilles et bour­geons. En usant du récit, Baptiste Lanaspeze, fon­da­teur des édi­tions Wildproject, rap­pelle que la nature a pour sens pre­mier « ce qui naît, ce qui pousse, ce qui engendre ». À rebours de la nature morte et ins­tru­men­tale de la moder­ni­té, de l’i­dée de nature dis­sé­quée par l’an­thro­po­lo­gie contem­po­raine, l’au­teur s’at­tache à redon­ner vie à un concept et aux poten­tia­li­tés qu’il recèle. Avec les armes de l’é­thique envi­ron­ne­men­tale, de l’é­co­fé­mi­nisme et de l’é­co­lo­gie scien­ti­fique, Baptiste Lanaspeze revient sur le sens d’un mot déva­lué afin de le rendre de nou­veau appro­priable et opé­rant poli­ti­que­ment. S’appuyant notam­ment sur le pri­ma­to­logue japo­nais Imanishi Kinji, pour qui « la nature est une vaste socié­té de socié­tés », l’au­teur pro­pose d’en­vi­sa­ger la nature comme une « alliance des choses, des gens et des lieux » — ou une sym­biose, pour reprendre les termes de la micro­bio­lo­giste Lynn Margulis. Mais une sym­biose par­ti­cu­lière. « Si la nature est une ques­tion poli­tique, c’est aus­si parce qu’elle est une réa­li­té struc­tu­rel­le­ment sociale. » Toutefois, « on ne fait pas socié­té de la même façon dans un cos­mos vivant et dans un cos­mos mort ». Suivant les posi­tions de l’his­to­rien came­rou­nais Achille Mbembe, Lanaspeze décrit « la civi­li­sa­tion moderne comme une admi­nis­tra­tion de la mort », tech­no­cra­tique, bureau­cra­tique et colo­niale. Pour déjouer ce ter­reau mor­ti­fère, il convien­drait à la fois de réno­ver l’i­dée de nature, et de la défaire de son ancrage occi­den­tal — en somme, bâtir une éco­lo­gie pro­pre­ment vivante et déco­lo­niale. Et l’au­teur de conclure : « [L]utter contre le désastre éco­lo­gique, ce serait donc être à la fois un com­bat­tant et un soi­gnant. » [R.B.]

Anamosa, 2022

On n’est pas des robots !, sous la direc­tion de Cécile Cuny

svg%3E Alors qu’il est par­fois dif­fi­cile d’ap­pré­hen­der aujourd’­hui ce que recouvre la notion de classe ouvrière, une enquête socio­lo­gique menée sous la direc­tion de Cécile Cuny vient appor­ter de pré­cieux élé­ments de réponse. Trois pho­to­graphes-socio­logues et quatre socio­logues ont par­ti­ci­pé à cette recherche menée pen­dant trois ans auprès d’ouvrièr·es de la logis­tique. Les résul­tats ont été pré­sen­tés sous forme d’ex­po­si­tion puis publiés dans ce livre, qui regroupe articles d’a­na­lyse et séries pho­to­gra­phiques. La prin­ci­pale d’entre elles a été construite en uti­li­sant la métho­do­lo­gie de l’i­ti­né­raire. Les auteur·es ont ren­con­tré une cen­taine d’ouvrièr·es sur quatre sites, deux en Allemagne et deux en France. Parmi les per­sonnes inter­ro­gées, cer­taines ont accep­té de se plier à l’exer­cice consis­tant à emme­ner les chercheur·ses sur un par­cours qu’elles ont choi­si, réa­li­sé par­fois à pied, par­fois en véhi­cule. Les images, accom­pa­gnées des paroles des per­sonnes, per­mettent ain­si de don­ner des exemples des lieux et des condi­tions de vie de tra­vailleurs et tra­vailleuses sou­vent invi­sibles d’un sec­teur qui a explo­sé sur les der­nières décen­nies. Ses dirigeant·es aiment insis­ter sur son auto­ma­ti­sa­tion. Mais celle-ci « ne sup­prime pas les emplois ouvriers, elle sup­prime les postes inter­mé­diaires », affirment les socio­logues. Les récits donnent à voir la pré­ca­ri­sa­tion du tra­vail par le recours impor­tant à l’in­té­rim, et l’im­pact sur les vies. Le loge­ment est par exemple un sou­ci récur­rent. Les entre­pôts logis­tiques sont situés dans zones péri­phé­riques loin des zones où les loyers sont acces­sibles aux employé·es, mal des­ser­vies par les trans­ports en com­mun, ce qui oblige à uti­li­ser la voi­ture. Les corps sont dure­ment tou­chés, usés par la répé­ti­tion de gestes qui mettent muscles et arti­cu­la­tions à rude épreuve : « Moi quand je suis ren­tré j’é­tais en pleine forme, explique Olivier, et au bout de trois ans je me suis flin­gué les deux bras ». [L.]

Creaphis édi­tions, 2020

Le Droit du sol, de Étienne Davodeau

svg%3E « C’est l’his­toire d’un voyage ». Étienne Davodeau nous invite à l’ac­com­pa­gner lors d’une marche d’un mois et 800 kilo­mètres, effec­tuée à l’é­té 2019. À tra­vers des che­mins de tra­verse qui le mènent de la grotte de Pech Merle dans le Lot, connue pour ses pein­tures rupestres, au vil­lage de Bure dans la Meuse où l’Agence natio­nale pour la ges­tions des déchets radio­ac­tifs pré­voit d’en­fouir des déchets nucléaires dont la durée de noci­vi­té est esti­mée à plus de 100 000 ans, qui menacent de conta­mi­ner les sols et celles et ceux qui y vivent. Deux héri­tages de l’ac­ti­vi­té humaine, entre les­quels l’au­teur tire une ligne. D’abord sur les cartes IGN avec les­quelles il pré­pare son iti­né­raire, puis au fil de cases où il déve­loppe le récit de sa marche. Il convoque pour l’ac­com­pa­gner spé­cia­listes de la ques­tion, et mili­tants de Bure qui racontent la folie du pro­jet de l’Andra, et les moyens mis en œuvre par l’État pour réduire au silence les opposant·es : mili­ta­ri­sa­tion des terres du vil­lage, cri­mi­na­li­sa­tion des militant.es, injec­tion de capi­taux dans une région éco­no­mi­que­ment sinis­trée dans le but d’a­che­ter le sou­tien de la popu­la­tion… À Bure, le droit s’est effa­cé devant la rai­son d’État. Outre ce fil direc­teur qui guide les pas de l’au­teur, la bande des­si­née est aus­si un éloge de la marche, une manière pour l’au­teur « de se recon­nec­ter au sol et donc à la pla­nète ». Le rythme de la nar­ra­tion, la part belle lais­sée aux pay­sages, entraîne dans l’in­tros­pec­tion propre à la marche à pieds. On croise d’autres mar­cheurs et mar­cheuses, étonné·es de l’i­ti­né­raire choi­si, des ani­maux, des habitant·es qui donnent de l’eau, des fruits. On se perd sur des sen­tiers dont la trace a dis­pa­ru. On devine la faim, la cha­leur, le corps fati­gué. On entend la pluie tom­ber sur la toile de la tente un soir d’o­rage. On tra­verse des pla­teaux nus et des forêts. On mange des abri­cots les pieds dans une rivière. Autant de rai­sons de prendre soin d’une nature mena­cée par les pro­jets de l’Andra. [L.]

Futuropolis, 2021

Ma guerre d’Espagne à moi — Une femme à la tête d’une colonne de com­bat, de Mika Etchebéhère

Au début du XXe siècle, Mika Etchebéhère et son com­pa­gnon Hippolyte auraient pu choi­sir les vastes terres de la Patagonie. Mais ils sont par­tis. Ils auraient pu aus­si res­ter en France, où la pro­pa­gande anar­chiste des années 1930 appelle leur éner­gie. Mais des grèves alle­mandes les conduisent ailleurs. La décep­tion devant l’é­chec de ces der­nières aurait pu les faire tout aban­don­ner. Mais c’est à la révo­lu­tion que les deux amis ont dévoué leur vie et c’est en Espagne que celle-ci ce déroule. Entre 1936 et 1939, Mika Etchebéhère par­ti­cipe à la guerre civile au sein d’une colonne du POUM anti­sta­li­nien dont elle fini­ra par prendre la tête. Durant les pre­miers jours de com­bat contre les régi­ments fas­cistes, Hippolyte est tué. Si Mika Etchebéhère perd alors un com­pa­gnon de vie, un cama­rade de lutte, en toutes choses un ami, son désir de conti­nuer la révo­lu­tion n’est pas atteint. Cette guerre, la mili­tante s’est déci­dée à l’é­crire des années après. Mika Etchebéhère raconte, témoigne, com­mente les évé­ne­ments aux­quels elle a pris part. Elle dit les pre­miers jours où « tout Madrid se pré­ci­pite dans la rue à la recherche d’un fusil », où le bleu de tra­vail fait office d’u­ni­forme et où, aux points de pas­sage, « la carte du syn­di­cat ou d’un par­ti de gauche tient lieu de carte d’i­den­ti­té. » Elle décrit « ce métier de femme au milieu des com­bat­tants, cette cor­vée de mère de famille veillant sur la pro­pre­té des dor­toirs et la san­té des mili­ciens » et cet état de « ména­gère-sol­dat » qu’elle refuse. Elle relate la défense de Sigüenza, sur le front nord, une défense qui devien­dra « légende » dans de nom­breux bataillons : pen­dant quelques semaines, alors, « le monde est deve­nu bois, pierres, arbres, pieds lourds enfon­cés dans trois paires de chaus­settes trem­pées, dos flé­chi sous le gros paquet de la cape et du fusil, main gauche tra­ver­sée de mille poi­gnards gla­cés. » En somme, voi­ci le compte-ren­du intime de « cet enfer qu’au­cune lit­té­ra­ture n’a su encore inven­ter ». [R.B.]

Libertalia, 2021

Le Temps des monstres, de Hamit Bozarslan

Dix ans après le début de ce qui a été appe­lé « les prin­temps arabes », tirer le bilan des sou­lè­ve­ments popu­laires et des guerres, sou­vent civiles, qui ont secoué le Moyen-Orient, « espace indé­ter­mi­né et com­plexe s’il en est », n’est pas un exer­cice simple tant cette période s’est pla­cée « sous le signe de l’im­pré­vi­si­bi­li­té abso­lue ». Plutôt que d’en pro­po­ser une syn­thèse, Hamit Bozarslan, direc­teur d’é­tudes s’in­té­res­sant notam­ment à l’his­toire et la socio­lo­gie de la vio­lence au Moyen-Orient, a réuni un ensemble de chro­niques et d’in­ter­views publiées entre 2011 et 2021 afin de « pen­ser cette région désor­mais élar­gie vers l’Asie et l’Afrique sub­sa­ha­rienne à par­tir des élé­ments que nous appor­tait le temps immé­diat ». Avec pour fil conduc­teur la volon­té d’in­ter­ro­ger la manière dont le « Léviathan auto­ri­taire » des régimes au pou­voir a cédé la place « à un Béhémoth dont l’ul­time des­sein consis­tait à détruire la socié­té ». L’auteur assume la mise à l’é­preuve du temps de ses articles, y com­pris là où l’Histoire aurait pu lui don­ner tort. Bien qu’an­crées dans la décen­nie 2010, les ana­lyses embrassent un cadre spa­tial et tem­po­rel plus vaste, insis­tant notam­ment sur les quatre grandes rup­tures de 1979. Cette approche per­met de pro­po­ser des clés d’in­ter­pré­ta­tion des dyna­miques impré­vi­sibles du temps pré­sent et de pen­ser la vio­lence et le rôle de l’is­lam poli­tique dans le temps long. Introduction et conclu­sion four­nissent à l’au­teur l’oc­ca­sion de déployer dans cet essai une pen­sée plus glo­bale, pro­po­sant à qui s’in­té­resse à la région une ana­lyse ori­gi­nale de la dif­fi­cul­té d’y construire « une socié­té poli­tique », où « recon­nais­sance, arbi­trage, ou ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion des conflits par des luttes paci­fiées » pour­raient s’ex­pri­mer. Finalement, plu­tôt que de ten­ter quelque vain exer­cice de divi­na­tion en pro­po­sant un « regard pros­pec­tif vers l’a­ve­nir », Bozarslan invite « à suivre atten­ti­ve­ment sept dos­siers », depuis les stra­té­gies amé­ri­caines et russes dans la région jus­qu’à la ques­tion kurde. [L.]

La Découverte, 2022

☰ Sociologie des péda­go­gies alter­na­tives, de Ghislain Leroy

Le quin­quen­nat macro­niste aura mar­qué une accé­lé­ra­tion bru­tale de la casse de l’é­du­ca­tion publique au pro­fit des entre­prises dites de l’« EdTech ». Ce tra­vail de sape a été mené par un ministre dont la sco­la­ri­té s’est effec­tuée dans l’en­sei­gne­ment pri­vé, et qui s’est illus­tré par un dis­cours dénon­çant de manière obses­sion­nelle le « péda­go­gisme ». Mais l’é­ti­quette « péda­go­gie alter­na­tive » ne signi­fie pas for­cé­ment qu’elles soient sub­ver­sives. Soulignant le conflit qui peut exis­ter entre l’a­na­lyse péda­go­gique et l’a­na­lyse socio­lo­gique de ces der­nières, Ghislain Leroy tente d’é­ta­blir un dia­logue entre les deux approches. Il se demande « en quoi telle ou telle péda­go­gie est-elle, ou fut-elle, au ser­vice de tel ou tel groupe social », et quels usages relèvent véri­ta­ble­ment d’une « péda­go­gie sub­ver­sive » qui remet en cause les sys­tèmes de domi­na­tion. L’approche his­to­rique per­met de rendre compte de l’é­vo­lu­tion des per­cep­tions face à ce qui s’ap­pe­lait « édu­ca­tion nou­velle » jus­qu’aux années 1970, et dont les pra­tiques pou­vaient être défen­dues jus­qu’au sein du minis­tère. Les années 1980, sous l’au­to­ri­té du ministre Chevènement, mar­que­ront un virage réac­tion­naire dont l’é­cole n’est pas encore sor­tie. Alors que le néo­li­bé­ra­lisme s’im­pose mon­dia­le­ment, on voit com­ment celui-ci se réap­pro­prie cer­taines pra­tiques « alter­na­tives », les vidant de leur conte­nu sub­ver­sif, pour en faire des outils per­met­tant de créer des tra­vailleurs « auto­nomes », « créa­tifs ». Un tour d’ho­ri­zon actuel des péda­go­gies « alter­na­tives » per­met de cla­ri­fier bon nombre d’i­dées, et notam­ment de remettre à leur place d’a­gents utiles du néo­li­bé­ra­lisme les écoles pri­vées Montessori et Steiner — dont le nombre a explo­sé en dix ans. La réflexion se ter­mine sur la péda­go­gie cri­tique, encore trop mécon­nue en France, et sur ce que pour­rait être une hybri­da­tion de dif­fé­rentes approches afin de pen­ser un ensei­gne­ment à des­ti­na­tion des élèves des quar­tiers popu­laires, là où se concentrent les dif­fi­cul­tés sco­laires. [L.]

La Découverte, 2022

La Commune des lumières — Portugal, 1918, une uto­pie liber­taire, de Jean Lemaître

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Que sait-on du Portugal révo­lu­tion­naire ? Un sou­lè­ve­ment qui prit le nom d’une fleur rouge, un œillet, por­té en bou­ton­nière et à la gueule des fusils. C’était en 1974 et la dic­ta­ture qui sur­vi­vait depuis quatre ans à la mort de son ins­ti­ga­teur, Salazar, était enfin défaite. Mais avant ? Alors que par­tout en Europe, depuis le XIXe siècle, le mou­ve­ment ouvrier s’or­ga­nise, qu’en a‑t-il été à son point le plus à l’Ouest ? Jean Lemaître consigne dans ce livre une page oubliée de l’his­toire popu­laire du Portugal en même temps qu’un por­trait enthou­siaste de l’un de ses pro­ta­go­nistes, António Gonçalves Correia. Ce der­nier, « pro­lé­taire de com­merce » selon ses mots, a mar­qué l’Alentejo, cette région rurale du sud du pays. Son métier lui a fait par­cou­rir cha­cune des routes du ter­ri­toire, connaître bon nombre de ses habi­tants et habi­tantes. Quelques ren­contres urbaines, aus­si, ont ali­men­té un anar­chisme en germe depuis son ado­les­cence. Si l’an­née 1910 a vu la répu­blique pro­cla­mée, celle-ci s’est vite trou­vé dévoyée. Le cou­rant répu­bli­cain, modé­ré, gor­gé de notables, s’a­vère être aus­si celui de l’ordre. Dans les feuilles liber­taires qui fleu­rissent comme dans les réunions syn­di­cales, António Gonçalves prend sa part dans la contes­ta­tion. Mais c’est une autre expé­rience que retient sur­tout Jean Lemaître. En 1916, un appel paraît dans la presse alter­na­tive : la « Commune des Lumières » est sur le point de voir le jour. Une ancienne ferme accueille ain­si deux années durant une tren­taine d’associé·es, acquis·es à la néces­si­té d’une révo­lu­tion sociale dans le but de mettre en œuvre un « com­mu­nisme abso­lu » en Alentejo. La pre­mière colo­nie liber­taire du pays est créée. Son suc­cès ne sera inter­rom­pu que par les fusils de la troupe répu­bli­caine et des milices patro­nales. Pour autant, António Gonçalves n’ar­rê­te­ra jamais sa pro­pa­gande, même si celle-ci le conduit à l’en­fer­me­ment. Des décen­nies plus tard, le sou­ve­nir du liber­taire à longue barbe est encore vivace en Alentejo, et ce livre est plus que bien­ve­nu pour l’in­sé­rer dans l’his­toire sociale euro­péenne. [E.M.]

Éditions Otium, 2019

Noche de fue­go — de Tatiana Huezo

svg%3E Un trou creu­sé de la taille d’un enfant, à même la terre. C’est une cachette der­rière la mai­son d’Ana, huit ans, et celle-ci apprend à s’y glis­ser afin de se pro­té­ger des voleurs de filles. Elle regarde sa mère et la camé­ra : ain­si s’ouvre Noche de fue­go de la réa­li­sa­trice Tatiana Huezo, née au Salvador. Nous sommes dans un vil­lage de mon­tagne, au Mexique. La beau­té de l’i­mage est sai­sis­sante. Dès les pre­mières minutes du film, la force du lieu nous enve­loppe : la forêt bleue à la chute de la nuit, ses bruits comme nais­sant de l’in­té­rieur d’un corps, la lumière des foyers dis­sé­mi­nés dans la mon­tagne où gran­dissent des jeunes sans pères — tous à la ville. Une tran­chée de mères et d’en­fants cou­pés du monde, enca­drés par la loi des car­tels et de la police cor­rom­pue, dont la pro­tec­tion ne dépend que de leur coopé­ra­tion dans les récoltes. Un sujet social explo­ré, ici, de l’in­té­rieur : par les per­cep­tions par­tielles d’un trio de petites filles aux che­veux courts — les aînées pensent les pro­té­ger en leur don­nant l’air de gar­çons. La camé­ra fait de leurs visages le monde entier. La réa­li­sa­trice de Tempestad a for­gé son regard par la pra­tique docu­men­taire — la glaise du réel, micro ten­du vers les voix inau­dibles, les yeux cher­chant à cap­ter la mémoire silen­cieuse des lieux, la quête des dis­pa­rus, la reprise de la vie après la guerre civile. Dans sa bas­cule vers la fic­tion, nous assis­tons à une mue d’une grande déli­ca­tesse, un entre-deux par­ti­cu­lier. La dis­tance s’as­sume à tâtons par rap­port aux sujets qu’elle bras­sait jus­qu’a­lors — la place des femmes dans des espaces de vio­lences radi­cales, la sur­vie en état de guerre sociale per­ma­nente, la vie forte même au milieu des pires réa­li­tés —, grâce aux outils magiques du ciné­ma : le son, les cou­leurs, les tex­tures, les plans soi­gnés, pen­sés comme des tableaux. Et des per­son­nages incar­nés par des actrices non pro­fes­sion­nelles, sans fausse note. La can­deur. L’entrée dans l’a­do­les­cence et dans le monde écrit par les adultes. Nuit de feu est la tra­duc­tion du titre mexi­cain. Le titre anglo­phone, lui, perd en force une fois dans notre langue. Laissons-le tel quel : Prayers for the sto­len. [M.M.]

Pimienta Films, 2021

Au com­men­ce­ment était… Une nou­velle his­toire de l’hu­ma­ni­té, de David Graeber et David Wengrow

L’anthropologue David Graeber et l’ar­chéo­logue David Wengrow ne se sont pas atte­lés à une mince affaire. Dans leur ouvrage, fruit de dix ans de réflexion, ils tentent d’exa­mi­ner d’un œil neuf l’é­vo­lu­tion des socié­tés humaines au cours des 30 000 der­nières années, reje­tant les visions de Hobbes et de Rousseau qui, selon eux, ont eu, « de ter­ribles consé­quences poli­tiques ». L’objectif « n’est pas seule­ment de pré­sen­ter une ver­sion revi­si­tée de l’histoire de notre espèce. Nous vou­lons intro­duire le lec­teur à une nou­velle science his­to­rique qui res­ti­tue­rait à nos ancêtres leur pleine huma­ni­té. [E]t si, au lieu de racon­ter com­ment notre espèce aurait chu­té du haut d’un pré­ten­du para­dis éga­li­taire, nous nous deman­dions plu­tôt com­ment nous nous sommes retrou­vés pri­son­niers d’un car­can concep­tuel si étroit que nous ne par­ve­nons plus à conce­voir la pos­si­bi­li­té même de nous réin­ven­ter ? » Les inéga­li­tés prennent-elles leurs sources dans la nais­sance de l’a­gri­cul­ture ? Les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs étaient-elles plus éga­li­taires ? L’hégémonie des États était-elle iné­luc­table ? En réa­li­té, les deux auteurs sug­gèrent que les pre­mières socié­tés humaines ont eu des modes d’or­ga­ni­sa­tion extrê­me­ment variés. Que des sys­tèmes de gou­ver­nance éga­li­taires, démo­cra­tiques, ont pu exis­ter pen­dant des siècles, et qu’ils ne sont pas à regar­der comme des ano­ma­lies. Leur argu­men­ta­tion s’ap­puie sur une somme d’exemples tirés des der­nières décou­vertes archéo­lo­giques. Ils rejettent la vision linéaire de l’é­vo­lu­tion basée sur un clas­se­ment « en fonc­tion de stades de déve­lop­pe­ment défi­nis par des tech­no­lo­gies et des modes d’organisation spé­ci­fiques », issue des réac­tions conser­va­trices face aux cri­tiques des socié­tés occi­den­tales du XVIIe siècle. Et notam­ment celles que for­mule Kandiaronk, le chef poli­tique wen­dat, ce peuple autoch­tone d’Amérique du Nord. Elles servent de fil direc­teur à l’ou­vrage. On découvre ain­si com­bien ce der­nier pu influen­cer les phi­lo­sophes « des Lumières ». [L.]

Les Liens qui libèrent, 2021


Photographie de ban­nière : George A. Tice, États-Unis, 1938


REBONDS

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