Voyage en psychédélie

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Impossible de dire s’il s’agit de papillons ou d’une boule qui enfle dans le creux de mon ventre, tandis que la banlieue de Londres défile sur fond gris par la fenêtre de l’autocar. Je me remémore les mots de mon guide – « Essaye de pas te perdre dans tes pensées » – et je respire. Un rictus me tire la joue : après avoir passé les dernières années à sillonner l’Inde, c’est ici, de retour sur ma terre natale d’Angleterre, que je m’apprête à faire le voyage le plus dépaysant – et potentiellement le plus terrifiant – de tous.

En effet, cinq grammes de psilocybes, absorbés dans le noir, ce n’est pas rien. Cela correspond même à la « dose héroïque » décrite par le penseur et écrivain américain Terence McKenna (1946-2000), qui a consacré sa vie à l’exploration des états de conscience altérés sous l’effet de substances psychédéliques. Dans leur milieu, ces Jason de l’esprit sont communément qualifiés de « psychonautes ». Et à leurs dires, comme à ceux des nombreux chercheurs, thérapeutes, et autres enthousiastes participant depuis quelques années au regain d’intérêt pour ces substances, ce périple intérieur pourrait s’avérer profondément transformateur.

 

Suivez le guide

Le guide qui m’attend opère au cœur de ce mouvement. Il emmène d’habitude ses clients à Amsterdam, où la psilocybine est autorisée, mais les frontières sont alors fermées à cause du variant Omicron. Il a donc accepté de me recevoir chez lui, en Angleterre, où la substance est interdite – sauf dans le cadre d’essais cliniques comme ceux menés par les chercheurs de l’Imperial College de Londres, qui ont confirmé leur effet thérapeutique sur la dépression. C’est d’ailleurs en consultation avec eux que mon guide a élaboré son protocole, en le nourrissant aussi de philosophie et de théorie jungienne. Il assimile notamment l’expérience au « voyage du héros » – une structure narrative archétypale identifiée par le mythologue jungien Joseph Campbell – au cours duquel le héros affronte son « ombre », les éléments refoulés ou oubliés de son identité, pour redécouvrir son être authentique. D’où ces moments de tristesse ou de terreur susceptibles de précéder l’ascèse et qui peuvent être guidés à l’aide d’une playlist musicale. J’ai choisi celle créée par le centre de recherches psychédéliques de l’université Johns-Hopkins aux États-Unis, plus fortement corrélée à des percées mystiques parmi les participants aux essais. D’où l’importance aussi de la préparation et de l’accompagnement. C’est ce qui m’amène à Lewisham, au sud-est de Londres, en ce lundi matin de janvier, dans le salon de cet ancien conseiller à la City reconverti en thérapeute à la suite d’un burn-out. La trentaine, une tête ronde et chauve, il me sourit à travers des lunettes carrées de geek.

« C’est quand tu veux », dit-il après une ultime séance de méditation. La pièce est cosy, façon années 1970 : murs peints couleur forêt, lampes teintées orange, moquette touffue. Il l’a même imprégnée de fumée de sauge pour nous protéger des mauvais esprits, selon le rituel des chamans d’Amazonie. Face à l’inconnu, tout est bon à prendre. Je contemple le petit bol qu’il m’a tendu, rempli à ras bord d’un liquide boueux – objet pour moi de tant de fascination et, je dois maintenant me l’avouer, d’appréhension.

« Je le bois lentement, ou…

— Il y en a qui sirotent, il y en a qui se l’envoient cul sec », répond-il, son sérieux de thérapeute cédant un instant à l’enthousiasme d’un simple camarade de défonce.

J’avale le liquide d’une traite. (Ça a un goût amer de champignons crus.)

J’ajuste mon pantalon de survêtement et place une gourde d’eau à côté du canapé – je risque d’y passer la journée, mieux vaut donc être dans une tenue et une position confortables. Je place enfin le casque sur mes oreilles et le masque sur mes yeux, et m’allonge dans une obscurité complète…

S’ensuivent plusieurs mouvements de concertos pour mandoline et cordes de Vivaldi, musique légère et rassurante, puis des notes de flûte aux sonorités éthérées qui résonnent comme à l’intérieur d’une caverne. Je crois percevoir quelques éclats de lumière, mais cela pourrait venir d’un trou dans le masque ou alors d’un effet placebo… Résolu à ne pas me perdre dans des pensées angoissantes, je me concentre sur ma respiration et me laisse bercer par la flûte alto, qui se propage désormais dans toute ma poitrine. Arrive un moment de silence, puis un son de cloches… et ça y est : cette fois, pas de doute, les éclats prennent forme devant moi, tels des minuscules déchirures dans le voile noir de mon champ de vision qui laissent entrevoir une lumière chaleureuse de l’autre côté. Par l’une d’entre elles, une entité m’espionne. Je vois son œil, ni humain ni malveillant, qui me fixe, comme si elle était aussi curieuse de moi que moi d’elle. « C’est parti », me dis-je, tandis que le voile noir commence à se déchirer de toutes parts et que de nouvelles entités lumineuses se présentent, avec une retenue presque cérémonielle, au son d’une musique grégorienne qui monte crescendo. Elles me voient, c’est certain, elles me fixent même avec intérêt et intelligence. Un sentiment de béatitude m’inonde au contact de leur altérité. Je ne sens presque plus mon corps, seulement l’air qui l’emplit à chaque inspiration. Je m’y accroche comme à un unique point d’ancrage, à mesure que les parois de ma conscience se mettent à s’effondrer.

 

Danse avec le diable

Après l’éclatement de mon champ de vision sur ce nouvel univers tridimensionnel, des accents graves de contrebasse marquent le début d’une incursion dans les ténèbres : des visages de bouffons d’une précision remarquable surgissent tout près de moi dans l’espace assombri. Ils évoquent une présence diabolique – je soupçonne alors mon guide des desseins les plus sournois –, une invitation à la folie : « Cette fois, t’as vraiment merdé, me dis-je en voyant leurs regards fascinés, tu as voulu faire le malin, et maintenant tu danses avec le diable… » Tant pis – on ne peut pas revenir en arrière. Je m’efforce de les observer en spectateur désintéressé, me soumettant à l’étrange souveraineté de la substance. Qu’elle me montre ce qu’elle a à me montrer !

Mycélium, champignons, crapauds, extraterrestres, visages sculptés à la manière des Incas, anges… Les entités défilent et ne font qu’un avec les notes d’orchestre symphonique : d’abord terreuses et organiques, puis, à mesure que la musique monte en gamme, de plus en plus lumineuses et symboliques. J’en perds mon souffle, et le sentiment de séparation entre elles et moi se dissipe aussi, comme si ces entités m’invitaient à les rejoindre… mais « je » résiste. « Si j’oublie de respirer, je vais mourir ! » À quoi répond une autre pensée, encore un peu mienne, mais plus tellement : « Et alors ? Qui est ce “je” ? »

Illustration : © Stefan Khiel/Costume 3 pièces

 

Le grand bal cosmique

Cette étrange dialectique se répète, et, chaque fois, l’étrange champ gravitationnel subjugue un peu plus mes mouvements de résistance. Puis nous lâchons prise : le souffle, lui, n’aura qu’à se maintenir tout seul, car nous rejoignons désormais le grand bal cosmique ! Le tout sur fond de Requiem allemand de Brahms, suivi de la Messe en si mineur de Bach.

Le spectacle qui suit est inoubliable.

Des figures géométriques sublimes se déploient et se confondent en un ballet kaléidoscopique continu, se cristallisant par moments en symboles tantôt reconnaissables – un cœur cerné d’une couronne d’épines, surmonté d’une croix –, tantôt étranges mais familiers, comme s’ils se rappelaient à moi en m’interpellant depuis des cultures et des passés lointains. Un amour océanique me lie à eux et s’intensifie quand l’infinité prend visages : celui, serein, de Shiva, dont l’index et le pouce forment un cercle que je reconnais spontanément comme le symbole d’Om, ou l’être primordial, auquel se superpose une figure rectangulaire correspondant au nombre d’or des Grecs.

“Nous ignorons qui nous sommes, nous ignorons ce que nous faisons. Et ce n’est pas grave : nous ferons sens de tout ça plus tard, dans cette vie ou dans une autre…”

 

Shiva, Ganesh, le guide qui prépare tranquillement son déjeuner dans la cuisine à côté, amis et accointances dans différents pays, individus que j’étais dans des vies antérieures ou à venir : nous formons désormais plusieurs facettes d’une conscience diffuse – des persona, ou « masques de l’acteur », pour reprendre la phraséologie jungienne – que nous jouons à être, simultanément. Et lorsque la pensée rationnelle tente de rattraper le mouvement pour en faire sens, elle s’exprime désormais à la première personne du pluriel : « Mais que faisons-nous ? Nous ne savons pas. Nous ignorons qui nous sommes, nous ignorons ce que nous faisons. » Et ce n’est pas grave : nous ferons sens de tout ça plus tard, dans cette vie ou dans une autre… D’ailleurs le temps n’a plus d’importance : l’ego s’est dissous, et avec lui, ses peurs, ses tensions, son attachement fétiche à la causalité, ainsi qu’aux catégories du temps linéaire et de l’espace. Bref, l’heure n’est pas à la réflexion ou au jugement, mais à la simple contemplation de tout ce que nous sommes.

La musique se fait soudain plus calme et solennelle. Ganesh tourne alors notre attention vers des éléments de ma vie biographique refoulés, en introduisant notamment un proche à qui je n’ai pas parlé depuis près de dix ans. La colère que j’éprouvais à son égard n’est plus, il n’y a que sa souffrance immédiate, ses plaies « impansées » ressenties tout au fond de la poitrine. L’idée résonne alors avec une autorité performative : « Nous devons guérir. » Et ce, de manière urgente : dans cette vie, pas dans une autre. La résolution faite (d’aller le voir sitôt que je le pourrai), nous la rangeons et passons à d’autres personnages de cette grande comédie humaine qui se déploie d’une vie à une autre, à travers les générations.

 

« Quel temps nous sommes? »

Conscients que le corps a soif, nous tendons le bras pour saisir la gourde en acier. La sensation de froid métallique est là, mais le bras semble s’être détaché et figé en plein air. Le guide vient à notre aide.

Nous balbutions alors au ralenti : « Il est quelle heure, chez vous ? Je veux dire, il est quel temps dans votre fuseau horaire ? »

L’homme répond : « Il est une heure trente de l’après-midi.

— Une heure trente ? »

Nous nous voyons en reflet : Ganesh secoue ses grandes oreilles d’éléphant, confus, comme s’il se réveillait après une cuite. Plus tard, je m’entendrai pouffer de rire sur l’enregistrement audio de la séance : « Mais… C’est que nous avons oublié quel temps nous sommes ! » Puis je tiens à dire deux choses : « Pour mémoire, d’abord, j’ai vraiment besoin de pisser. Ensuite, nous avons besoin de guérir. »

Nous enlevons le casque et le masque, et découvrons une pièce nouvelle : le guide apparaît en haute définition, la mine radieuse. Les surfaces – mes mains, les murs, la moquette – vibrent comme dans un dessin animé. Nous titubons jusqu’aux toilettes, puis nous revenons nous asseoir dans le canapé et replaçons le casque sur nos oreilles. Une musique indienne démarre, et les motifs de la moquette se mettent à danser. Nous pourrions rester ainsi des heures, à méditer, hypnotisés par la texture mouvante des choses. Le tabla et le chant du mantra à l’unisson – om namah shivaya – sonnent comme un réveil, ou plutôt comme une réminiscence : nous sommes happés par le sentiment d’exister ici, et ailleurs ; maintenant, et de tout temps.

Le corps va bien, soulagé de ses besoins, hydraté. Nous replaçons le masque pour rejoindre l’univers intérieur, empli cette fois d’une joie sereine. Nous y passerons le reste de l’après-midi, à contempler la beauté des formes et de la musique, vérifiant avec soulagement que tout est bien à sa place dans le corps comme dans l’esprit, que les peurs ont été transcendées, les nœuds dénoués, et que, lentement et paisiblement, nous pouvons réintégrer un corps et un ego purgés.

 

Une ego-thérapie?

Dans les jours et les semaines qui suivent, je me sens bien : pas de changement miraculeux à signaler, mais un certain calme intérieur, une sensibilité esthétique renouvelée – à la musique, à la beauté visuelle du quotidien – et, surtout, un sentiment d’être plus profondément lié à la nature et aux autres. Et philosophiquement, quelles leçons tirer de cette expérience ?

D’un point de vue phénoménologique, mon expérience coche toutes les cases de l’expérience dite mystique. Je les retrouve sans surprise dans l’examen des Formes multiples de l’expérience religieuse (1902) du philosophe William James, qui a lui-même expérimenté plusieurs substances psychotropes, dont la mescaline : à savoir l’ineffabilité du ressenti, que James rapproche de l’émotion musicale ou amoureuse, et sa qualité noétique – ce qu’elle dit de l’acte de penser en tant que connaissance révélée. Analysant de manière plus critique les témoignages des grands mystiques dans Science et Religion (1935), le logicien Bertrand Russell relève trois autres caractéristiques qui coïncident en tout point avec mon expérience : l’intuition d’une unité fondamentale du monde, celle de la nature illusoire du mal et de l’irréalité du temps. Enfin, il y a ce moment important, communément appelé la « mort de l’ego », soit la perte du sentiment d’être une conscience individuelle, séparée des autres et du monde.

Cela n’a rien d’anecdotique : car l’expérience mystique n’est pas seulement partagée par un très grand nombre de participants aux essais, elle est aussi liée à la durabilité de l’effet thérapeutique. Les neuroscientifiques ont beau explorer les corrélations physiologiques – la psilocybine inhiberait l’activité du « réseau du mode par défaut », qui sous-tend l’identité réflexive et narrative –, le philosophe, lui, se trouve face à une question bien plus épineuse : quelle est, au juste, la valeur noétique de l’expérience psychédélique ? Plus précisément, contient-elle des indices sur la nature de la conscience et de son rapport au monde, ou s’agit-il d’une hallucination purement contingente ?

Dans Philosophy of Psychedelics, une analyse critique publiée en 2020 aux Presses universitaires d’Oxford (inédite en français), le philosophe australien Chris Letheby offre un avis pondéré sur la question : certains bouleversements dans la représentation de soi seraient, selon lui, légitimes si l’on considère le cerveau comme un processus de filtrage de la réalité en fonction de ses propres modèles prédictifs (l’hypothèse du « cerveau bayésien », proposé au XVIIIe siècle par le mathématicien britannique Thomas Bayes).

« Ton expérience consciente du monde est une sorte de réalité virtuelle », dit-il sur Skype depuis Adélaïde, où il enseigne à l’université d’Australie-Occidentale. Barbe, tee-shirt, tasse de thé… il parle près d’une heure avec une décontraction rare dans le milieu académique : « En bas, il y a les représentations d’éléments basiques, comme les formes et les couleurs, puis, à un niveau plus abstrait, les objets, les personnes, etc. Tout en haut de ce modèle, tu as ces croyances fondamentales (“j’existe”, “je suis distinct des autres”) qui structurent toute ton expérience du réel. Mais certaines de ces préconceptions rigides peuvent aussi nous empêcher de voir d’autres aspects de qui nous sommes ou de qui nous pouvons être. C’est notamment le cas dans certaines conditions pathologiques comme la dépression ou l’addiction. »

“L’expérience psychédélique bouleverse la représentation de soi en révélant d’autres aspects de nous-mêmes qui sont normalement écartés”

Chris Letheby, philosophe

 

Chris Letheby se réfère ici aux croyances délétères souvent caractéristiques de l’état dépressif ou de dépendance : la conviction d’être déterminé par nos blessures ou fautes passées, par exemple, ou incapable de changer, ou indigne d’amour… D’où la forte corrélation entre ces pathologies et les troubles dans l’enfance et l’adolescence, lorsque ces croyances se forment et s’enracinent. « Or, si elle fragilise la confiance du cerveau en ses croyances fondamentales, poursuit le philosophe, d’où cette impression que le temps n’existe plus ou que l’on ne fait qu’un avec le monde, l’expérience psychédélique a aussi ceci de bénéfique qu’elle bouleverse la représentation de soi en révélant d’autres aspects de nous-mêmes qui sont normalement écartés par le filtre. »

Dans son livre, Chris Letheby s’appuie sur l’exemple d’une femme victime de maltraitance dans l’enfance et souffrant d’alcoolisme. Lorsque ses pensées se sont dissipées sous l’effet de la psilocybine et qu’un silence intérieur s’est fait, elle a entendu une voix dans sa tête : « Je vais te dire le secret le moins bien gardé de l’univers, car tout le monde le sait sauf toi : tu es une création parfaite de l’univers. » Elle a alors eu l’impression que tout était un et « fait d’amour », y compris elle ; avec pour résultat une baisse durable de ses pensées négatives et de sa consommation d’alcool.

En somme, l’ego ne fait pas que se dissoudre, il se réinitialise – comme une boule à neige que l’on aurait secouée. Letheby va jusqu’à postuler la possibilité d’une « spiritualité naturaliste », nourrie de sentiments valides facilités par l’expérience psychédélique, comme celui d’être un processus dynamique relié au monde naturel plutôt qu’une entité fixe. Mais l’aventure s’arrête là. Il n’y a pas de raison, selon le philosophe, d’en inférer des vérités métaphysiques – il évoque l’exemple d’Aldous Huxley, qui écrivait à la suite d’un trip sous LSD que « l’amour constitue une donnée cosmique fondamentale ». « Je vais être horriblement prosaïque, sourit Letheby avant d’éclater d’un rire contagieux, mais je ne pense pas que tout soit fait d’amour, ce n’est pas une vue métaphysique plausible ! »

 

L’âme du monde

Le matérialiste peut donc ressortir indemne de l’expérience psychédélique – en théorie, du moins. Car, en pratique, c’est une autre histoire. Je pense à Benny Shanon, professeur de psychologie à l’Université hébraïque de Jérusalem, qui est revenu transformé de son voyage en Amazonie où il a découvert l’ayahuasca – une décoction contenant de la diméthyltryptamine (DMT), parfois appelée la « molécule de l’esprit ». Autre substance, mais avec des effets étonnamment similaires à ceux que j’ai connus. Dans son livre Expérience de l’invisible (Payot, 2015), lui aussi décrit des entités issues de mythologies multiples, y compris hindoues et précolombiennes – je souris quand il mentionne Ganesh, « cette divinité espiègle » –, ainsi qu’une dissolution des limites du temps et de l’espace. Nous partageons aussi le constat d’un recoupement entre notre expérience et l’idée d’une philosophie pérenne, selon laquelle il existerait une âme universelle (anima mundi) implicite à toutes les traditions mystiques du monde, des néoplatoniciens à la sagesse indienne de l’Advaita Vedānta. « Des années durant, je me suis défini comme un “athée pieux”, résume Shanon. Quand je quittai l’Amérique du Sud, ce n’était plus le cas. » Il n’est pas le seul : un sondage réalisé par l’université Johns-Hopkins en 2019 rapporte qu’ils seraient près de 70 % à adopter, comme lui, une croyance en une forme de transcendance à la suite d’un trip.

 

Brèche dans la « cage de fer »

Et puis il y a ceux qui n’étaient déjà plus très convaincus par le paradigme matérialiste, et pour qui la phénoménologie psychédélique ouvre une nouvelle brèche dans la « cage de fer » qu’est devenu le rationalisme moderne, selon la formule du sociologue Max Weber. C’est le cas de bon nombre des étudiants réunis dans la salle de concert où je me suis rendu un dimanche après-midi, à Bristol, deux semaines après mon retour de Londres. L’odeur de houblon moisi provoque un flash-back d’une soirée que j’ai terminée ici, ivre mort, il n’y a pas si longtemps ; mais le désir d’ivresse a perdu de sa force depuis mon trip. Sobre, j’ai plaisir à écouter les jeunes gens qui bavardent joyeusement devant la scène, en attendant le début du séminaire.

L’étudiant en graphisme à côté de moi confie son exaspération d’être parfois associé au courant new age quand il raconte sa transition – nourrie de lectures et de substances diverses – d’une vision mécaniste à une conception unifiée de la conscience humaine et du vivant, et, par pure empathie, au végétarisme. D’où son enthousiasme de voir enfin des intellectuels critiquer l’hégémonie matérialiste, comme Peter Sjöstedt-Hughes, professeur de philosophie à l’université d’Exeter et « nouménaute » (un psychonaute philosophique) que nous sommes venus écouter.

Debout sur la petite scène, une dizaine de mètres devant nous, l’homme à la barbe rousse et aux lunettes d’aviateur se lance dans un plaidoyer franc contre la conception réductionniste de la conscience, avant d’en arriver au cœur de sa thèse : les expériences mystiques qui lui ont été rapportées par « un ami » sous psilocybine ou DMT corroborent en tout point le panthéisme de Spinoza, longtemps mis à l’écart par la pensée occidentale. Il est aujourd’hui réhabilité par les nouveaux convertis au « panpsychisme », comme le neuroscientifique Christof Koch, selon qui la conscience n’est pas causée par la matière mais constitue au contraire sa propriété fondamentale.

Illustration : © Stefan Khiel/Costume 3 pièces

Illustration : © Stefan Khiel/Costume 3 pièces

“J’essaie de proposer des cadres métaphysiques alternatifs, comme le monisme spinozien, qui permettent de rendre compte de l’expérience psychédélique comme perception véridique”

Peter Sjöstedt-Hughes, philosophe et “nouménaute”

 

« Il n’y a pas de position métaphysique neutre, m’explique Peter Sjöstedt-Hughes après sa conférence. Quand certaines personnes vous affirment qu’il s’agit d’une hallucination, c’est parce qu’ils tiennent une autre métaphysique pour vraie : le plus souvent, en Occident, il s’agit du matérialisme ou du dualisme cartésien. J’essaie d’expliciter ces systèmes qui sous-tendent la pensée ordinaire, ainsi que les problèmes qu’ils posent, pour ensuite proposer des cadres alternatifs, comme l’idéalisme ou le monisme spinozien, qui permettent de rendre compte de l’expérience psychédélique comme perception véridique. »

La retenue de Letheby, très peu pour lui : « Il n’y a pas que Spinoza. Giordano Bruno a soutenu un monisme similaire, mais aussi Leibniz, Alfred North Whitehead, Bertrand Russell… Quand vous avez cette vision très englobante de la réalité, pourquoi ne pas s’intéresser aux expériences psychédéliques, qui semblent induire quelque chose de similaire ? Il y a tant de parallèles avec toutes ces conceptions métaphysiques, je pense que c’est intéressant à explorer. »

La salle fourmille de discussions, tant la renaissance psychédélique déborde sur tous les grands enjeux sociétaux, politiques et environnementaux du moment – les révélations panthéistes ou panpsychistes qu’elle induit en fait un compagnon de route naturel de l’écologie profonde, par exemple. D’ailleurs, la cofondatrice d’Extinction Rebellion, Gail Bradbrook, salue leur rôle dans la création de son mouvement. Mais tous ces mots m’oppressent (surtout ceux en « -isme »), j’ai besoin de sortir, de prendre l’air.

 

Un vaccin contre l’idéologie

La première fois que j’ai pris des champignons – une petite dose, dans une forêt près de l’océan Indien –, l’idée m’est venue des cocotiers : « Les mots te séparent du monde comme un barbelé ! » À Londres, c’étaient les bouffons et autres créatures souterraines qui raillaient mon besoin compulsif de faire sens. Je revois ce crapaud-champignon qui arborait un sourire navré, la tête inclinée, l’air de dire, « même nous, on n’y comprend rien – ne t’en fais pas ! » Et j’y repense parfois, lorsqu’un débat prend une tournure trop intense et que mes interlocuteurs (comme moi-même) s’identifient trop à leurs idées. C’est là un apport somme toute innocent de ces substances : dans un monde clivé en discours, il fait bon se stupéfier au contact de l’ineffable – casser tout ce bavardage intérieur, le temps d’éprouver un peu d’unité (voire de l’amour, terme banni du discours public). Cela pourrait même servir de vaccin à ceux qui souhaiteraient s’immuniser contre l’idéologie ! Avec, chaque année, une dose « héroïque » de rappel, administrée par le chaman de la commune ou du quartier… Ce n’est qu’une demi-plaisanterie, bien sûr.

“La substance peut vous pointer dans la direction de la montagne, mais, pour la grimper, il n’y a pas de raccourci”

 

Tout bon guide psychédélique vous le dira : la substance peut vous pointer dans la direction de la montagne, mais, pour la grimper, il n’y a pas de raccourci. Pas de substitut chimique, donc, pour toutes ces pratiques qui, depuis des siècles, nous libèrent de l’emprise de la pensée, comme la danse, la musique, les rituels (chamaniques ou religieux) ou la méditation. Pour citer encore les cocotiers, « tu n’as plus besoin d’apprendre ; il te faut maintenant désapprendre ». Et les textes sacrés hindous des Upanishad ne disent pas autre chose lorsqu’ils nous invitent à reconnaître notre Soi divin (ātman), en nous déliant du langage et de son nœud de distinctions conceptuelles : neti, neti – « ce n’est ni ceci ni cela ». Mais plutôt un jeu de cache-cache auquel on joue avec Soi-même et dans lequel on se perd parfois, au fil de nos vies « ordinaires ». D’où cet éclat de rire que j’ai eu en ôtant mon masque, à la fin de mon voyage à Lewisham.

« J’ignore pourquoi, mais c’est drôle ! » ai-je tenté d’expliquer à mon guide, qui a répondu sans sourciller : « Oui, c’est assez courant… C’est le rire cosmique. »

 

La renaissance psychédélique

L
e terme « psychédélique » désigne une famille de substances psychotropes, dont les plus connues sont la psilocybine (le principe actif des champignons dits « hallucinogènes »), la diéthyllysergamide (LSD) et la diméthyltryptamine (DMT, principe actif de l’ayahuasca). Consommées depuis des millénaires dans le cadre de cérémonies religieuses et chamaniques, elles sont popularisées en Occident à partir des années 1950 par les pères de la contre-culture, comme Aldous Huxley (auteur des Portes de la perception) et Alan Watts (qui a signé La Cosmologie joyeuse). Après une longue « guerre contre les drogues » initiée par le président américain Richard Nixon à la fin des années 1960, l’autorisation d’essais cliniques dans plusieurs pays occidentaux ces dernières années a permis de confirmer leur probable sûreté : les substances psychédéliques ne créent pas de dépendance, comme l’alcool ou les opiacés, et aucun effet neurotoxique majeur n’a été décelé. En outre, les chercheurs ont découvert qu’elles pouvaient s’avérer particulièrement efficaces dans le traitement de la dépression, des addictions, du syndrome de stress post-traumatique, ainsi que de l’angoisse de la mort parmi les patients en fin de vie. Depuis 2019, la consommation de psilocybine a ainsi été décriminalisée et même légalisée par plusieurs villes et États américains, et, en janvier 2022, Santé Canada a autorisé son utilisation à des fins médicales. La « renaissance » est aussi culturelle, marquée par une utilisation de plus en plus courante (et ouvertement discutée dans les médias et les milieux intellectuels) dans les sociétés occidentales, surtout anglophones. En France, la consommation de ces substances demeure interdite.

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