Un conte pour Noël: La poupée russe

Chaque année, lors du dernier après-midi avant les congés de Noël, elle venait en promenade à la ferme avec sa classe de première primaire, et les bambins de maternelle emmenés par « Madame » Laure, une jeune enseignante enjouée. La pandémie de Covid avait empêché les éditions de 2020 et 21, au grand dam des enfants qui adoraient venir caresser les agneaux et nourrir les lapins.

La petite Ukrainienne s’était calmée et regardait autour d’elle, tandis que sa « Babouchka » la séchait et lui enfilait des habits chauds. Ses jambes et ses bras très minces, ainsi que son torse gracile, étaient constellés de traces d’hématomes, au saisissant dégradé de violet, bleu, mauve, rosâtre, jaune… ! Une vilaine cicatrice crevassée couvrait la paume de sa main droite. « Une brûlure et des traces de coups, des pinçons. On l’a martyrisée ? », s’interrogeait Madeleine épouvantée, en appliquant une pommade désinfectante sur la plaie. La fillette souriait d’un air prudent en baissant la tête, comme si elle s’attendait à ce qu’on la frappât ou la rabrouât, et se laissait habiller passivement. Vêtue de rouge et de vert, elle ressemblait maintenant à un petit lutin du Père Noël, coiffée d’un bonnet écarlate terminé par un pompon blanc. Elle promenait discrètement son regard brillant sur l’aménagement intérieur de la maison. Le sapin chargé de boules multicolores et les petits personnages de la crèche placée au coin de la cheminée, la fascinaient particulièrement. Elle avisa soudain un bibelot couché en retrait sur un bout d’étagère et s’exclama joyeusement
 :

« Matriochka ». Une logorrhée incompréhensible s’échappait de ses lèvres pour expliquer à Madeleine la raison de son ravissement. Elle tendait les mains vers le jouet avec un regard implorant.

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La poupée russe

« La poupée russe de Caroline ! Elle a beaucoup joué à la déboîter et à la remonter, tu vois. Celle du dessus est fendue à l’arrière ; elle a perdu ses couleurs vives, mais les autres poupées en-dessous sont restées fort belles ! Un peu comme toi ! Tu as l’air tout abîmée, mais je parie que tu es restée très jolie à l’intérieur ! Cela te rappelle ton pays, ma pauvre petite. Tu peux l’avoir, si tu veux. Je vais mettre un beau pansement à ta menotte, et puis, nous retournerons vite auprès des autres. »

La fillette ne se tenait plus de joie et serrait la poupée décolorée contre son cœur. Quand Madeleine s’avança pour sortir, elle s’échappa soudain et courut se dissimuler derrière le sapin de Noël. La vieille dame ne savait comment persuader sa protégée de la suivre. N’ayant d’autre choix, elle la prit à nouveau dans ses bras pour l’emmener. Des sanglots silencieux agitaient le petit corps, qui soudainement cessèrent, tandis qu’un sommeil miséricordieux s’emparait de l’enfant. Comment pouvait-elle passer aussi vite du rire aux larmes, puis s’endormir sans crier gare, comme si elle se déconnectait en un clic ?

Dans la bergerie des antenaises régnait une ambiance joyeuse. Lucien avait installé un cercle de petits ballots de foin, où s’étaient assis les bambins. Debout au centre, le mari de Madeleine essayait vainement d’expliquer comment il soignait les moutons, ce qu’ils mangeaient, mais les petits élèves étaient distraits par le border Collie, bien décidé à profiter de tous ces nouveaux compagnons de jeu. La vieille dame fit son entrée discrètement avec son lutin vert et rouge dans les bras. Pour l’accueillir, Laure se mit à chanter de sa voix flûtée : ’’Il était une bergère, et ron, ron, ron, petit patapon. Il était une bergère, qui gardait ses moutons.’’. « Et ron, ron, ron petit patapon », reprirent en chœur les petits visiteurs.

Réveillée par le concert des vocalises enfantines, la petite fille s’était accrochée au cou de Madeleine avec sa main bandée, tandis que l’autre serrait fermement la poupée en bois. La vieille dame s’installa sur un ballot de foin, et déposa son léger fardeau à son côté. Celle-ci avait prestement caché son trésor sous son sweat-shirt, mais son geste n’avait pas échappé à quelques regards, posés désormais sur elle avec insistance. Laure arrêta sa chanson juste à temps, avant que la bergère n’ait occis le chaton, et ron, ron, ron petit patapon !

Il était l’heure d’aller prendre une collation dans la grande cuisine. Catherine s’était éclipsée avec Lucien pour mettre à chauffer le lait chocolaté et préparer les cougnous. Dans la bergerie, les enfants s’étaient tous levés pour tenter de caresser une dernière fois les moutons peureux, et Madeleine abandonna un instant sa protégée pour calmer l’ardeur des plus entreprenants, prêts à grimper dans les loges. Un cri de désespoir la fit se retourner vivement ! La fillette ukrainienne était à quatre pattes et rassemblait frénétiquement en hurlant les parties éparses de la poupée russe. Deux enfants la narguaient en lançant en l’air les morceaux de bois coloré, assistés par Pilou qui sautait pour les attraper au vol.

Le sang de Madeleine ne fit qu’un tour ! Elle empoigna les deux garnements et les chassa au-dehors, choquée de constater qu’il s’agissait des deux autres Ukrainiens ! Les élèves de maternelle et leur institutrice se mirent à fouiller la paille à la recherche des petits morceaux de poupée, pour consoler la gamine en pleine crise de panique. La vieille dame s’agenouilla et la prit contre elle pour la calmer. Son visage sillonné de larmes était gris de poussière ; elle suffoquait et son joli bonnet rouge gisait tristement sur le sol. Ses collants et son sweat-shirt étaient piquetés de dizaines de fétus de foin ; elle en avait jusque dans le cou ! De vrais petits animaux, ces deux gosses-là ! Ils lui faisaient songer à des coquelets, toujours prêts à se jeter sur le plus faible pour le becquer et lui arracher des plumes.

La parabole du berger

Un par un, les éléments de la matriochka furent retrouvés, mais il manquait la plus petite poupée, la plus belle ; de plus, la partie supérieure de la plus grande avait été brisée en plusieurs morceaux. Pilou s’était couché au pied de sa maîtresse, la tête entre les pattes et le regard penaud. Madame Catherine rentra en coup de vent, impatiente d’emmener les enfants goûter. « Quoi ! Cette chipie fait encore son intéressante ? Venez tous manger, le taxi social de la Commune arrive dans une demi-heure pour récupérer vos amis ukrainiens. »
. La grande institutrice prit Madeleine en aparté : « Tu t’es uniquement occupée de cette petite garce ! Et les autres alors ? ». Peinée par cette remarque désobligeante, la fermière lui rappela : « Tu ne connais pas la parabole du bon berger ? Si un homme a cent brebis et que l’une d’elles s’égare, ne laisse-t-il pas les nonante-neuf autres pour aller chercher celle qui est perdue ? On fonctionne comme ça, nous-autres agriculteurs ! On s’occupe en priorité des plus faibles ! »

Catherine haussa les épaules et s’efforça de rassembler le reste de son troupeau pour le diriger vers la cuisine. Le lait chocolaté dessinait déjà des moustaches sur les visages réjouis des premiers servis, et les enfants firent rapidement un sort aux cougnous, quitte à renverser quelques tasses dans une espiègle effervescence. Assise tristement dans son coin, la « chipie », la « garce » selon Catherine, essayait maladroitement de réparer sa poupée en bois, et refusait de manger quoi que ce soit. Madeleine en avait le cœur brisé, se disant que c’était un peu sa faute, qu’elle aurait peut-être dû garder ses distances, rester spectatrice comme sa sœur Catherine. Mais c’était impossible pour elle ! Un coup de klaxon vint balayer ses pensées : le taxi social était déjà là, pour reconduire les Ukrainiens à Beauval ! Les deux grands empoignèrent sans ménagement la petite, malgré ses récriminations, et eurent tôt fait de la fourrer avec eux sur la banquette arrière de la fourgonnette. Voilà d’où venaient les hématomes sur son corps ! Dans la précipitation, elle avait laissé tomber sa poupée sur le carrelage de la cuisine, où elle s’était cassée à nouveau en plusieurs morceaux. Madeleine en aurait pleuré de dépit, mais qu’y faire ?

Avant de quitter leurs hôtes et pour les remercier, les petits élèves, sous la direction de Madame Laure, entonnèrent une nouvelle comptine : « Trois petits moutons qui couraient dans la neige. Tout blancs, tout blancs, le joli manège ! Y’en a un qui fond : ça fait deux petits moutons…

 »
. Puis les rangs se reformèrent dans l’allée de charmes, et la chenille reprit son court chemin vers l’école. Lucien poussa un profond soupir de satisfaction : «
 Quand les enfants viennent, on est content deux fois : au moment où ils arrivent et quand ils repartent ! ».
De son côté, Madeleine gardait un poids sur le cœur, un sentiment d’inachevé, comme si elle avait mal agi envers la petite réfugiée. Cette gamine représentait pour elle un vrai mystère : quelque chose allait fort mal chez elle, de toute évidence, mais personne ne semblait s’y intéresser. La vieille fermière avait ce don : repérer d’un coup d’œil les animaux malades et leur venir en aide. Un agneau délaissé par sa mère trop occupée par les autres jeunes de la portée ; une brebis qui se tient à l’écart sans manger et baisse les oreilles ; une autre qui respire vite en tendant le cou…

Comment l’aider ? Son visage rond aux hautes pommettes, ses grands yeux écartés, mouillés de larmes, ne quittaient plus ses pensées. Elle lui manquait déjà pour déverser sur elle ce trop-plein d’amour qui lui gonflait le cœur à le faire éclater. Elle ne savait même pas comment cette petite s’appelait ! En rentrant dans la cuisine dévastée par « l’orgie » de cougnous, elle avisa la poupée russe, aux éléments disposés en vrac sur la table, parmi les tasses et les miettes du goûter. Elle était toute collante de chocolat au lait et méritait un bon nettoyage.

Mais bien sûr ! Elle était là, la solution ! Il suffisait à Madeleine de laver la petite poupée en bois et de lessiver les habits de la gamine, oubliés par tout le monde. Elle irait demain jusqu’au Centre d’Accueil à Beauval, pour lui rapporter tout cela, la prendre dans ses bras et faire sa petite enquête… Il lui tardait déjà de la revoir !

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Svetlana, lumière éteinte

Le Centre d’Accueil était situé à l’emplacement d’un très ancien moulin à eau, reconverti en hôtel-restaurant dans les années 1970. D’innombrables banquets de mariages et de communions solennelles y avaient été organisés depuis lors, sans compter les réveillons de Noël et Nouvel An, les anniversaires, les commémorations, etc. Madeleine s’y était « mariée », ainsi que ses sœurs et toutes ses cousines. Tant de bons souvenirs étaient attachés à ces murs ! Les propriétaires, sans repreneur, avaient proposé leurs infrastructures à la Province du Luxembourg, afin d’y héberger quelque cinquante réfugiés ukrainiens.

Elle était partie de chez elle dès que possible, le lendemain matin, ne sachant se départir d’un sentiment d’urgence. La gamine courait un danger, mais lequel ? Elle avait emporté dans un grand cabas la doudoune et les vêtements de sa protégée, soigneusement lessivés et repassés, ainsi qu’un sachet de friandises, et bien entendu la poupée russe que Lucien s’était évertué à nettoyer et à réparer. Il avait placé plusieurs points de colle forte, pour consolider le jouet fort abîmé, et le résultat était tout à fait honorable ! Madeleine connaissait bien les lieux : elle se dirigea tout droit vers la grande salle des mariages toute illuminée, d’où parvenait en sourdine la jolie ballade SNAP, de Rosa Linn. Elle s’étonna de ne pas entendre des chants de Noël, puis se rappela que les Ukrainiens orthodoxes fêtent plus tard la Nativité, le 7 janvier. En s’avançant, elle reconnut Marie, la fille des propriétaires de Beauval, et s’empressa d’aller la saluer. Celle-ci encadrait le groupe des réfugiés, aidée d’un fonctionnaire de la Province et d’une assistante sociale de la Commune.

« Bonjour, je suis venue rapporter les habits d’une petite réfugiée, venue hier chez moi à la ferme. Est-ce que je pourrais la voir pour les lui rendre ? Mais je ne connais pas son prénom. »

Marie hocha la tête en souriant, et dégaina son iPhone plus vite que son ombre, avant d’appeler une jeune dame d’une trentaine d’années environ. Une conversation surréaliste s’installa entre les trois femmes, avec traductions en essais-erreurs répétés, à l’aide du logiciel de traduction orale. Madeleine apprit que la petite fille se prénommait Svetlana (éclat de soleil en slave), l’équivalent de Lucie (lumière) en français, mais que tout le monde l’appelait « Lana ». Une lumière quasi éteinte
, songea-t-elle. Une maman russe, un papa ukrainien, lequel avait rejoint le régiment Azov dès le 25 février. Lors de la libération de Kherson, l’enfant avait été évacuée vers Kiev, après avoir passé des mois terrée dans une cave avec des dizaines d’autres gosses. Juste avant l’arrivée de l’armée ukrainienne, les Russes avaient raflé sa maman et son petit frère pour les déporter vers la Russie ; nul ne savait ce qu’ils étaient devenus. À Kiev, une de ses tantes s’était vue confier la petite, contre son gré, alors qu’elle partait en car vers la Belgique avec ses deux garçons. Lana ne parlait que le russe de sa maman, comprenait mal l’ukrainien, et personne ne l’aimait vraiment, même pas cette tante, une sœur de son père disparu dans les combats de Marioupol.

Atterrée, Madeleine comprenait mieux le comportement des petits Ukrainiens, hier après-midi à la ferme. Mon Dieu, quelle aventure désespérante que la guerre ! Elle demanda à voir la gamine, sa petite protégée qu’elle désirait plus que tout consoler de ses misères. Elle suivit Marie, son poisson-pilote, dans le dédale des cuisines et des chambres à coucher. La petite Lana dormait encore, leur apprit-on. Quelque chose clochait, la vieille dame en était sûre, car toutes les personnes interrogées adoptaient une attitude fuyante, exaspérée, quand on les questionnait sur la gamine, comme s’ils ne voulaient pas en entendre parler. Ce n’était pas uniquement dû à la barrière des langues, elle en était sûre !

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Xanax et codéine

Madeleine et Marie retrouvèrent enfin l’enfant, après de nombreux tours et détours. Elle et ses cousins se trouvaient dans une salle de jeu exiguë, aménagée pour les enfants dans les combles de l’hôtel. Sagement installés de part et d’autre d’une table, les deux garçonnets venus la veille à la ferme jouaient aux échecs, sous l’œil attentif d’une dame à l’air triste, chevelure sombre en berne et teint cireux. Ahurie, la vieille dame remarqua tout de suite que la reine blanche du jeu d’échecs n’était autre que le plus petit élément de la poupée russe, la figurine en une seule pièce, celle qui manquait hier à l’appel ! La petite Lana était assise sur un divan, roulée en boule et prostrée. C’est à peine si elle reconnut Madeleine ! Celle-ci, épouvantée, remarqua aussitôt son regard vitreux, inexpressif, les pupilles dilatées, et détecta à nouveau cette légère odeur d’urine, caractéristique des enfants délaissés. Elle portait toujours ses habits de la veille, ceux que la brave fermière lui avait enfilés : le sweat vert, la jupe et les épais collants rouges en laine.

« Coucou Lana ! Comment vas-tu ? Je t’ai rapporté ta poupée en bois ! »

La petite fille réagit à peine, mais ses yeux s’étaient embués de tristesse ; elle vagissait comme un bébé. Sa tête échevelée, trop grosse pour le reste de son corps menu, dodelinait bizarrement comme si elle se parlait à elle-même. Elle tenait en l’air sa main blessée, couverte d’un sparadrap brunâtre. Les deux autres femmes avaient entamé une discussion laborieuse en anglais, tandis que Madeleine essayait de stimuler la petite en lui offrant une guimauve de Saint-Nicolas –
La petite souris est passée pour toi, en échange de tes dents de lait !-. Un peu de sang striait sa salive, et deux dents de plus manquaient en effet à sa mâchoire inférieure. « Elle est sous influence, shootée à quelque chose, ce n’est pas possible ! », se dit la fermière. Après un long dialogue avec l’Ukrainienne, Marie soupira un grand coup et se lança dans des explications chaotiques.

« Écoute, Madeleine, je vois bien que tu es fâchée et cherches à comprendre. Mais vois-tu, avec la guerre, plus rien ne s’explique facilement. Les gens perdent leurs points de repère et adoptent des comportements invraisemblables ; en situation de survie, ils font n’importe quoi pour sauver leur peau. »

« La tante de Svetlana, ici avec ses deux gamins, s’occupe de sa nièce depuis un mois. La mère de la gosse est russe : ceci explique cela, sans doute. Lana est hyperactive, caractérielle, bipolaire, incontrôlable, une vraie peste, dit-elle, et pique des crises de colère pour un oui, pour un non. Elle réveille tout le monde en pleine nuit en hurlant ; il faut lui administrer un calmant pour la faire taire. À Kherson, les soldats de Poutine exigeaient le silence, sous peine d’éliminer les enfants, et les parents donnaient du sirop à la codéine aux plus agités, ou des pilules, des somnifères, des antidépresseurs, qu’ils allaient piller dans les pharmacies abandonnées… Cela a duré durant des semaines et des mois, pour cette gamine ! Les Russes eux-mêmes boivent de la vodka comme des trous, prennent de l’ecstasy, des amphétamines… La guerre, c’est le supermarché de la drogue ; c’est « Au Bonheur des Stups ». »

« Hier soir, Lana s’est jetée sur son cousin comme une furie, pour lui prendre une petite figurine en bois. Alors, sa tante a dû la maîtriser, et lui a donné un de ses propres calmants, un Xanax 0,50 mg. Ceux pour enfants ne lui font aucun effet. Si tu veux mon avis, la petite est devenue une vraie junkie. Elle perd les pédales quand elle est en manque. »

Opération « sauvetage » !

Abasourdie par ce qu’elle venait d’apprendre, Madeleine ne put s’empêcher de verser quelques larmes.

« Tu te rends compte de ce que tu dis ? Du Xanax ! Sa tante va la tuer ! Il faut prévenir les Services de l’Enfance, la confier à des gens responsables ! » Comme frappée d’une évidence, elle s’exclama : « Je vais la reprendre ! Je vais la sevrer, la guérir ! Je sais m’y prendre avec les agneaux malades, condamnés par le vétérinaire. Tout ce dont elle a besoin, c’est qu’on l’aime ! La bonté humaine est une bien meilleure drogue que la codéine ou le Xanax ! »

Catastrophée, la jeune Marie n’en croyait pas ses oreilles !


« Tu n’y songes pas sérieusement, Madeleine ! Cette gosse n’est pas un mouton qu’on reprend à sa mère pour le biberonner ! Il faut l’aval du Commissariat aux Réfugiés, l’avis d’un pédopsychiatre accrédité ; sa tutrice doit te la confier officiellement ; il y a des tas de paperasses à remplir, des millions de coups de fil à donner. Tu n’imagines pas ! Nous sommes le 24 décembre ! On ne trouvera personne dans les bureaux des administrations, la veille de Noël. De plus, cette petite est malade dans ses nerfs, traumatisée par ce qu’elle a vécu. Elle est droguée aux calmants, Madeleine ! Il faut avoir suivi des formations, pour s’occuper d’une junkie ravagée comme elle ! Laisse tomber et passe la main, tu en as déjà trop fait. Je vais la surveiller personnellement, je te le promets. »

La voix étranglée par l’émotion, la vieille dame bredouilla :

« Des murs de papiers ! Ces gens se réfugient derrière des murailles de papiers, de formulaires couverts de tampons et de signatures. Il faut des diplômes, avoir suivi des formations. Et puis quoi encore ? C’est une vraie plaie. On a connu ça en agriculture, durant toute notre vie. Nous sommes dirigés par des drogués de bureaucratie ! »


« Moi, je crois ce que je vois ! Elle te raconte peut-être des mensonges, cette Ukrainienne. Je t’explique sa crise de « furie » d’hier soir : Lana a voulu reprendre la plus petite des figurines de la poupée gigogne que voici ; je la lui avais donnée hier, et ses cousins le lui ont volée et démantibulée. Ça, je le sais ; je les ai vus. Ils ont gardé celle que tu vois là, sur le jeu d’échecs. La tante exagère, j’en suis sûre ! Comme une brebis, elle défend ses deux jeunes et déteste l’agnelle orpheline qu’on a voulu lui faire adopter. Du Xanax, tu imagines ! Tout le monde la repousse, mais moi, je vais la sauver… C’est trop facile de pratiquer la « sagesse » des trois Singes : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ».

La mort dans l’âme, Madeleine se résigna à suivre une Marie fort contrariée, qui l’implorait de l’accompagner pour sortir, et laissa la petite Lana endormie sur le sofa, sa vilaine poupée cabossée dans les bras. Elle se jura mordicus de revenir la délivrer au plus tôt. Au-dehors, la température avait chuté et de gros nuages gris envahissaient le ciel, poussés par un vent du nord qui ne présageait rien de bon. La fermière désespérée releva le col de son manteau et démarra rageusement sa Corsa. Vite chez Charles, le bourgmestre !

Celui-ci était occupé aux fourneaux, où il se bagarrait avec une énorme dinde qui ne voulait pas rentrer dans le four électrique, –

tout neuf et


« à chaleur tournante »

–, comme il l’expliqua à Madeleine. En un tour de main, celle-ci résolut le problème domestique du maïeur, puis lui exposa le sien propre. Le brave homme l’écouta jusqu’au bout, mais répéta quasi-mot pour mot les arguments de Marie : impossible de faire quoi que ce soit en ce 24 décembre. Il lui promit d’aller faire un tour au centre d’accueil, histoire de voir comment allait la gamine, et de mettre un peu la pression sur la tante et le personnel d’encadrement.


« S’il lui arrive quelque chose, je vois d’ici le scandale qui retombera sur la Commune, les commentaires dans les journaux, à la télé. Tu n’as pas pris la mesure de la réaction en chaîne que tu risques de déclencher ! Doux Jésus, fallait-il que cette embrouille me tombe dessus au réveillon de Noël ? Tu ne crois pas que tu en fais des tonnes ? ».

« Innocence » volée, « Amour » abîmée

Madeleine quitta le bourgmestre, encore plus furieuse.

« Tu parles et tu râles, Charles ! C’est tout ce que tu sais faire. »


.

De retour à la ferme, elle se mit à tourner en rond, de la bergerie à la cuisine puis de la cuisine au salon, durant le reste de la journée. Elle grimpa au grenier pour retrouver la boîte d’emballage de la poupée russe, offerte lors du dernier Noël à sa petite-fille Caroline. La notice à l’intérieur l’intéressait particulièrement. Il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour mettre la main sur le carton coloré. Le feuillet qu’il contenait encore –

Dieu merci !

–, expliquait l’origine japonaise des poupées russes « Matriochka ». Chacun des sept éléments de la poupée gigogne symbolise une condition à remplir pour être heureux, un état du bonheur auquel accéder. De la plus petite à la plus grande, les poupées se nomment : Innocence – la mini-poupée –, Santé, Estime de Soi, Chance, Bienveillance, Sagesse et Amour – laquelle enveloppe toutes les autres et les protège.

Amour avait perdu ses couleurs brillantes ; elle était cassée en plusieurs morceaux, et Lucien l’avait recollée du mieux qu’il pouvait. Innocence avait été volée à Lana et servait de reine guerrière aux échecs. Le diable devait bien rire de cette blague du Destin, dans son Enfer ! L’esprit de Madeleine tourbillonnait à plein régime et cherchait des solutions, tandis qu’elle préparait distraitement un petit repas de Noël. Ses réflexions se heurtaient sans cesse au même plafond de verre.

« Cette gosse n’est pas un mouton qu’on reprend à sa mère pour le biberonner ! »,

avait asséné Marie.

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Imparable !

Au-dehors, la neige tombait à gros flocons et recouvrait la campagne d’un pesant linceul blanc. Le soleil s’en était allé de l’autre côté de l’horizon, et le temps s’étirait pour Madeleine comme un tunnel sans fin. Lucien s’était installé devant la télé, et regardait les plus beaux buts de la Coupe du Monde au Qatar, une bière de Noël à portée de main.

« Au moins, en voilà un qui est heureux ! »

, se dit-elle. Quelques aboiements, suivis de jappements joyeux, éclatèrent du côté de la bergerie.

« Ce Pilou ! Il ne songe qu’à jouer Il n’y a que moi qui suis triste, dans cette maison. »

La sonnerie de son smartphone lança soudain les premières notes de « Bella Ciao ». La brave bergère décrocha vivement :

« C’est toi, Sébastien ? J’ai raté ton coup de fil tantôt, et j’ai oublié de te rappeler. Figure-toi bien que… »

Une voix éraillée lui coupa la parole. Le bourgmestre !

« Désolé, Madeleine, c’est Charles ici, pas ton fils. Il y a du grabuge au centre d’accueil des réfugiés. J’y suis allé, comme promis. Seulement voilà, je n’ai pas trouvé la petite dont tu m’as parlé. Elle a disparu ! On la cherche partout, dans et autour de l’hôtel, depuis une bonne heure. Elle est introuvable. Tu as fichu là-bas un fameux bazar ! Avant de prévenir la police, je me suis dit que tu… »

À son tour, Madeleine interrompit sèchement son interlocuteur :

« OK, j’ai tout compris. Je te passe Lucien ! J’ai un agneau à sauver ! »

Pilou ! Les jappements ! La fillette ! Madeleine se jeta au-dehors en pantoufles, sans prendre le temps d’enfiler un anorak. Le chien tournait en rond à côté d’une forme indistincte, recroquevillée dans l’encoignure de la porte de la bergerie. Ce n’était Dieu pas possible ! Elle avait fait deux kilomètres à pied dans la neige, toute seule, en se cachant ! Névrosée ? Bipolaire ? «


 Une junkie ravagée »



 ? Non, sûrement pas!! Plutôt une survivante, une combattante ! Elle était cent fois plus courageuse et davantage lucide que quiconque ! Avec mille précautions, la vieille dame prit la petite Lana sur son cœur et la porta à l’intérieur. Son costume de lutin du Père Noël était couvert de givre, raidi par le gel. Sans chaussure, elle grelottait convulsivement en serrant de son bras valide la matriochka décolorée, méconnaissable.


« Babouchka ! »,

gémit-elle faiblement. Au creux de sa main blessée, elle tenait dissimulée Innocence, la mini-poupée russe de tous les dangers, maculée de sang et collée à la plaie. Madeleine se carra dans son fauteuil, Lana sur ses genoux. Apaisée, elle souriait aux anges de sa bouche édentée, lovée dans le giron de sa protectrice pour se réchauffer. La cuisinière à bois ronronnait comme un gros chat repu, et les enveloppait dans sa douce chaleur, seules au monde contre tous.

« Babouchka est là, petite Lana ! Je vais te soigner, te réparer, ma poupée russe venue d’Ukraine ! Et plus personne ne te fera jamais du mal » !

Marc Assin

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Un conte pour Noël: La poupée russe

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