Journal Humain de la Mode : « Chuis pas folle »

Les Milanais trouvent qu’il fait plus frais, depuis quelques jours. Mais, par rapport à Paris, la ville est encore pleine de sève, verte partout, ça dégouline des immeubles. Renato, l’homme qui nous conduit ma collègue et moi de défilés en défilés, dit que cet été c’était 45 degrés et des pelletés de touristes. Ils sont revenus.

Diesel

Défilé Diesel, Fashion Week de Milan, septembre 2022 (COLLAGE DE SOPHIE FONTANEL)

Palais des Sports de la ville. À l’entrée principale du show Diesel, une foule d’étudiants et d’amoureux de la mode a réservé sa place en ligne, et passe les contrôles, aux anges. La présence de cette assistance change tout. L’entrée des invités habituels des shows, journalistes et acheteurs, se fait sur le côté, un peu plus loin. Comme un symbole. Je quitte à regret cette multitude enthousiaste et surlookée.

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Une fois à l’intérieur, on découvre le gigantisme de la salle. Les gradins se peuplent et j’apprendrai dans pas longtemps qu’il y a ici 4 800 personnes. Le décor du show pourrait d’ailleurs juste être cette foule, cela suffirait, mais une statue gonflable géante à forme surhumaine occupe aussi toute la scène, elle sera estampillée la plus grosse de sa catégorie par le Guinness des records dans quelques heures. Glenn Martens, directeur artistique de Diesel depuis la saison dernière, affectionne ces monstres si humains.

« Ben oui, disent les gens, c’est cool ».

Une femme avec un gros micro main, objet des plus vintages, interpelle influenceurs et célébrités, leur demandant, en gros, si c’est cool d’être là. « Ben oui, disent les gens, c’est cool ». Des personnes en Diesel, bien sûr.

Les filles en talons hauts restent plutôt immobiles. Les autres courent embrasser des connaissances. En bruit de fond, un sourd et fort battement de cœur.

Un beau garçon, une sorte de cyborg habillé en Diesel, tenue irisée et moulante, fait converger vers lui le feu des flashs.

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Une géante vient s’asseoir à côté de moi. Elle est perchée si haut sur ses talons que, assise, ses genoux remontent beaucoup. Ça va finir par l’empêcher de voir le show.

Le show, justement : certains looks sont franchement réussis, comme la saison précédente à base de jeans déchirés, de chemise XXXL, de tops étriqués, d’immenses capuches. Glenn Martens a créé une allure, y a pas à dire. Il apporte chez Diesel mieux que de la visibilité (la marque est de toute manière voyante), il apporte du « drama ». Même si Diesel a su imaginer par le passé des formes de jeans originales, Glenn va beaucoup plus loin. Il se balade dans le design du denim comme un souple skater, un Hugh Holland du denim, qu’il propose des pantalons baggy pleins d’extensions ou des jupes frangées. Il arrive à ce qu’un esprit Blade Runner flotte sur une tenue du soir. Il sait se révéler aérien, mousseliné (j’invente ce mot).

« la différence de traitement entre les femmes et les hommes dans ce show Diesel saute aux yeux »

Je ne vois qu’un aspect encore en suspens dans son travail : il fétichise vraiment beaucoup les femmes. Parfois, certes, c’est jouissif. Mais alors que s’ouvre à Milan une semaine de la mode féminine, la différence de traitement entre les femmes et les hommes dans ce show Diesel saute aux yeux. Aux hommes, les grands looks amples et la démarche aisée. Aux femmes, trop souvent les mini shorts, les minijupes, les brassières (notamment sur une jupe longue en denim noire, splendide), les talons hauts, si hauts qu’une fille trébuche tandis que les autres s’en sortent mais serrent les dents. La saison dernière, il y avait déjà eu une chute mémorable et bouleversante chez Diesel.

Est-ce que les talons donnent plus d’allure ? Si oui, pourquoi les hommes n’en portent-ils pas, eh ? Qu’on se marre un peu.

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À la sortie, une invitée m’explique que ces maudits talons vertigineux, elle les met juste une heure, pour le show et la photo. Dans la voiture, elle a des baskets. « Chuis pas folle », elle dit.

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Fendi

Défilé Fendi, Fashion Week de Milan, septembre 2022
Défilé Fendi, Fashion Week de Milan, septembre 2022 (COLLAGE DE SOPHIE FONTANEL )

Ambiance plus feutrée, je retrouve plus aisément mes sobres collègues dans la foule de gens lookés. Il y a ici, bien entendu, beaucoup de personnes habillées en Fendi, collection femme. Avalanche d’influenceuses. J’ai commencé à compter et puis j’ai vu que la tâche était trop vaste. À ce propos, j’ai appris qu’on ne dit plus « influenceur » mais « créateur digital ».

Dans cette foule en Fendi, de temps en temps une silhouette vraiment inspirante, dont celle d’une femme portant un jean brut (qui fait des fesses inoubliables) avec un bustier de cuir qui aurait avalé à la fois la ceinture de cow-boy et une selle.

« Il y a celles qui ont conscience que tout leur va, alors elles mettent trop de tout »

Et de temps en temps, c’est un peu trop. Il y a celles qui ont conscience que tout leur va, alors elles mettent trop de tout. Je ricane et je ne devrais pas : plus tard dans la soirée, quand je regarderai des vidéos montrant ces personnes sur le compte du photographe Stephane Feugère (@stephanefeugerephotographie), je trouverai « tout » réussi. Car ici, on ne parle pas de la vraie vie. Ici, c’est un show.

Vraie vie : les shows sont une vitrine au miroir déformant.

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Vidéo : c’est cool, c’est OK.

Le show commence, et mon attention quitte le spectacle offert par les premiers rangs de la « création digitale » : joie de voir ce qui défile sous mes yeux. Kim Jones a eu du mal avec Fendi, au début. Peut-être que ça ne lui parlait pas tant que ça. Il s’est abrité derrière des célébrités et des models cultes, et cela a au moins eu le mérite de créer un buzz (en plus que, chez lui, cela renvoie à une fidélité envers ses amies célèbres). Son interprétation a eu du mal à approcher ce qu’est Fendi.

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Et puis, là, ça lui vient. Il a compris que Fendi habille bien plus qu’une femme sexy (même si elle l’est), Fendi parle d’une femme qui établit ses propres règles, sans jamais aller frontalement dans le sexy, tout en l’étant (casse-tête). Il reste obsédé par le satin mais, par des couleurs irrésistibles (ces bottes vert tendre et ces gris-bleus), par des assemblages inventifs (ces robes ouvertes derrière, comme des tabliers), par des jupes portées à l’envers, si intimes et pleines d’humour, par une rose qu’on retrouve en motif, et puis par un pas souple et décidé des models, par des cheveux libres mais subtilement domptés, on y est. On y est !

Max Mara

Défilé Max Mara, Fashion Week de Milan, septembre 2022
Défilé Max Mara, Fashion Week de Milan, septembre 2022 (COLLAGE DE SOPHIE FONTANEL )

Qui ignore encore que Max Mara est synonyme d’un luxe italien à base des manteaux calmes et parfaits, des vêtements qui permettent l’incarnation ?

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Ce défilé commence par une animation dans la salle, un parterre d’influenceuses super tassées et testant leur bras pour voir si au moins elles pourront le lever pour filmer. Elles pourront. Elles sont dans les tons camel, élégantes pour la plupart, bien qu’on retrouve ici ce côté « too much » (trop de maquillage, d’accessoirisation) qui semble le slogan de cette fashion week.

« Jamais la maison Max Mara n’a été si peu soucieuse de prouver sa modernité. »

Or, quand le show commence, que voit-on ? Eh bien, une grande sobriété. Jamais la maison Max Mara n’a été si peu soucieuse de prouver sa modernité. Elle se place au-dessus de ça, et elle deviendrait presque hype. C’est soudain très intéressant. La perfection pas seulement par un beau manteau (d’été) mais par un propos tenu de A à Z : l’histoire d’un chic. C’est même d’ailleurs presque un cours d’histoire tellement on n’est plus habitué à autant de noble autorité. Une collègue me dira que ça n’invente rien. Mais elle oublie que cela sauve quelque chose : une élégance. Et ce n’est pas rien, loin de là. De plus, les proportions des pantalons larges sont folles, une combi patte d’éph est folle, Une jupe droite à pont, miam. Des sandales plates, à plateformes, des sandales pour aller loin et une mode indémodable, encore plus intelligente que basique. Voilà.

Prada

Défilé Prada, Fashion Week de Milan, septembre 2022
Défilé Prada, Fashion Week de Milan, septembre 2022 (COLLAGE DE SOPHIE FONTANEL)

Je n’ose même plus dire que les gens hurlent à l’entrée. On se lasse de répéter ces choses. Il y a des jeunes filles, elles se sont habillées pour l’occasion, en Zara peut-être, elles longent les barrières et elles font semblant d’aller au show. Un pas décidé, elles ont. Mais, arrivées au contrôle, elles rebroussent chemin. Toute cette parade pourquoi ? Dans l’espoir d’être prises en photo par les photographes. Qu’au moins sur les réseaux sociaux on puisse penser qu’elles en sont. Si Laurel et Hardy étaient encore de ce monde, ils en feraient un sketch. Oui, je sais que ma référence date du Moyen-Âge. Mais ça me fait rire.

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Ici aussi, ici encore, partout des femmes habillées de pied en cap en Prada. En fait, on dirait que les gens sont plutôt déguisés en Prada, portant ces vêtements par ailleurs sublimes. La jeune créatrice digitale (j’apprends vite, hein ? !), Emmanuelle Koffi (@emmanuellek_) et quelques autres se distinguent par la sobriété de leur tenue. C’est leur choix. J’espère qu’elles sont l’avenir.

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Le décor du show Prada est en carton. Quelqu’un me dit : en papier. Nous entamons une guerre des termes. Nous sommes en train de parlementer quand le show commence. Le premier look qui passe est si simple : un legging gris, un manteau d’été gris, une chemise grise, des escarpins-babies à talons, gris, pointus. Il y a du bleu dans ce gris. Quelqu’un pourrait dire : « Pas de quoi casser trois pattes à un canard ». Mais ce serait quelqu’un qui ne verrait pas la justesse de ce look, la pertinence de le faire passer en premier.

C’est une tenue pour aller au bureau qu’on voit là. Une tenue presque banale mais totalement alternative parce qu’elle est radicale. Quand on voit ce premier look, on comprend tout de suite pourquoi Miuccia Prada a eu le désir un jour d’annoncer (par le plus grand des hasards le premier jour du confinement en Italie, en 2020), qu’elle allait désormais travailler main dans la main avec le designer – génial – Raf Simons.

« C’est galvanisant parce que ça fait évoluer le regard, c’est féminin sans fétichisme »

Même si elle avait déjà tout un studio, par cette décision elle est sortie de l’isolement au moment où le monde y entrait. Et ce look gris radical, il est la progéniture de ces deux-là. Mais ce n’est pas tout : passé une salve de look gris, arrivent des robes-combinaison de soie, avec des trompe-l’œil (en lieu et place de la dentelle), arrivent des jupes de laine fendues et leurs doublures satinées qui sortent du cadre et deviennent partie prenante du vêtement. Arrivent des tailleurs à perdre la tête… je sais que je devrais décrire mais je déteste décrire. Allez voir. Et, soyez précis, regardez aussi les faux cils, ils sont à perdre la tête.

C’est galvanisant parce que ça fait évoluer le regard, c’est féminin sans fétichisme. Quel dommage que ce soit si cher. Elle est naïve, ma réflexion, n’est-ce pas ? Mais cela fait trop bizarre de voir Prada tant se rapprocher de ce que l’on peut être tout en restant à ce point – et de plus en plus – hors d’atteinte.

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Emporio Armani

Défilé Emporio Armani, Fashion Week de Milan, septembre 2022
Défilé Emporio Armani, Fashion Week de Milan, septembre 2022 (COLLAGE DE SOPHIE FONTANEL )

Dans la ville de Milan, les publicités Emporio Armani ont quelque chose de rétro. Elles reprennent les codes des années 2000, et on les croirait sorties de l’expo que l’Armani/Silos a consacré l’année dernière au travail notamment du photographe Peter Lindbergh pour la marque. C’est qu’il se passe quelque chose, cette esthétique redevient l’air du temps. Même si cela « marche » sans discontinuer, dans les écoles de mode les nouveaux venus dans la mode redécouvrent les carrot pants, les vestes seconde peau, les beiges. Mixte.

Et bien sûr, on regarde le show différemment. Tout ce petit bois prend. Le lin froissé, les vestes sans col, un voile blanc accroché à un pantalon, l’obsession de la légèreté. Presque toutes les filles portent des babouches faites d’une large résille perlée. C’est doux et délicat. Cette façon de marcher des models, lentement.

« L’histoire que ça raconte saute aux yeux : c’est celle d’une fidélité. »

Ce calme imposé par Giorgio Armani dans tous ses shows coïncide soudain avec un besoin de l’époque. Ce n’est pas que c’est rassurant, c’est plutôt que c’est respectueux des habits, des models, des yeux. Ça doit le faire sourire, lui, Giorgio, qui n’a pas bougé d’un iota. Certaines filles qui défilent ont l’air de sortir du film L’Amant. C’est du moins ce qui vient à l’esprit de ma collègue, Clémence. Il est significatif qu’elle pense d’emblée au cinéma. L’histoire que ça raconte saute aux yeux : c’est celle d’une fidélité. La chose la plus précieuse, à notre époque.

À la fin du show, Giorgio Armani vient saluer. Il se met là au bout de son podium, sur lequel, au fait, depuis le début ruissellent des vagues. L’onde qu’elles font, ces vagues, le traverse. Il est si applaudi qu’il ouvre les bras, ce doit être un tel contact, de vivre ça. Je trouve qu’il est heureux.

Allez, j’y retourne. À très vite !



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Journal Humain de la Mode : « Chuis pas folle »

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